Les secrets des super-patrons

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Qu’est-ce que Ralph Lauren, Julian Robertson, George Lucas, Bob Noyce et Mary Kay Ash ont en commun ?

Certes, ils sont tous connus pour leur talent et leur réussite, et sont devenus des légendes dans leur domaine respectif. Ils ont tous innové par leur modèle commercial, leurs produits ou leurs services, générant dans la foulée plusieurs milliards de dollars. Mais une chose distingue ces illustres patrons de leurs homologues tout aussi célèbres : la capacité à façonner le talent. Ils n’ont pas seulement créé des entreprises ; ils ont également repéré, formé et aidé une nouvelle génération de leaders à aller de l’avant. Bien plus que des superstars, ce sont des super-patrons.

J’ai entamé mes recherches sur ce groupe de dirigeants il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai constaté un étrange schéma récurrent : si l’on observe les meilleurs éléments d’un secteur donné, on constate souvent que la moitié d’entre eux se sont formés chez un même patron célèbre. Dans le monde du football américain, 20 parmi les 32 entraîneurs de la NFL ont fait leurs classes chez Bill Walsh des San Francisco 49ers, ou chez l’un de ses assistants. Dans le secteur des fonds spéculatifs, nombre de disciples de Julian Robertson, fondateur de la société d’investissement Tiger Management, sont devenus des gestionnaires réputés. Entre 1994 et 2004, neuf dirigeants sur 11 ayant travaillé en étroite collaboration avec Larry Ellison chez Oracle ont quitté l’entreprise pour devenir PDG, directeur ou COO d’autres entreprises.

Avide de découvrir les secrets de ces magiciens, j’ai passé en revue des milliers d’articles et d’ouvrages. J’ai organisé plus de 200 entretiens afin d’isoler 18 sujets principaux pour mon étude (les vrais super-patrons) et plusieurs dizaines de candidats (les super-patrons potentiels). J’ai ensuite recherché des modèles récurrents : les goûts, les inclinations, les comportements communs. Bref, tout ce qui pourrait expliquer pourquoi ces stars ont su propulser leur entreprise et leurs protégés au sommet.

C’est ainsi que j’ai pu constater que les super-patrons partageaient plusieurs traits de personnalité essentiels. Ils ont tendance à avoir une grande confiance en eux, à avoir l’esprit de compétition et une imagination débordante. Ils font preuve d’intégrité dans leur démarche et ne craignent pas de dévoiler leur véritable personnalité.

Mais ce sont sans doute les similitudes recensées dans le cadre de leur ” stratégie personnelle” qui revêtent le plus grand intérêt (notamment sur le plan pédagogique). Leur remarquable capacité à stimuler le talent n’est pas une science innée. Ces dirigeants adoptent des méthodes spécifiques lors du recrutement et du développement du talent, des pratiques que le commun des mortels peut étudier et adopter.

Un recrutement non conventionnel

Les super-patrons commencent par rechercher des personnes qui jouissent d’un talent rare : des personnes capables non seulement de diriger une entreprise, mais aussi de redéfinir l’essence même de la réussite. Comme l’a déclaré Lorne Michaels, le créateur de Saturday Night Live, “si vous regardez autour de vous et si vous vous dites : “Mon dieu ! Ces gens sont exceptionnels”, c’est que vous vous trouvez probablement au bon endroit”. Voici tous leurs secrets.

1. Visez avant tout l’intelligence, la créativité et la polyvalence

Les super-patrons accordent énormément d’importance à ces trois aspects. C’est ainsi que le magnat de l’immobilier Bill Sanders disait à qui voulait l’entendre qu’il engageait des gens “quatre fois plus malins qu’il ne l’était lui-même”. Selon lui, pour engager quelqu’un, il fallait que cette personne soit exceptionnelle. Sinon, ça n’en valait pas la peine.

Les super-patrons veulent des personnes capables d’analyser les problèmes sous différents angles, de faire face aux imprévus, d’apprendre rapidement et d’exceller à n’importe quel poste. Norman Brinker, le fondateur de Steak and Ale, en est le parfait exemple. Rick Berman, qui a travaillé à son service avant de lancer sa société à succès, se souvient : “Norman Brinker cherchait juste à engager un bon joueur de base-ball, et pas forcément quelqu’un capable de jouer en première base.” Cet intérêt pour la polyvalence a contribué à l’essor d’une génération de leaders dans la restauration, dont les PDG de l’Outback Steakhouse, P.F. Chang’s et de Burger King.

2. Repérer les heureux perdants

Les super-patrons tiennent évidemment compte des références, mais ils sont parfois prêts à donner leur chance à des candidats qui manquent parfois d’expérience professionnelle, voire à de jeunes diplômés. Selon Marty Staff, qui a travaillé pour Ralph Lauren avant de devenir PDG de Hugo Boss USA, Ralph Lauren a un jour demandé à un mannequin de prendre la tête de l’équipe de création de la collection femme… Simplement par ce qu’elle semblait avoir compris le truc. Elle avait compris les vêtements.” Chez le géant des soins de santé HCA, Tommy Frist a même déjà proposé à des kinésithérapeutes un poste de cadre, simplement parce qu’il avait décelé quelque chose d’intéressant en eux.

Puisqu’ils rejettent les idées préconçues, les super-patrons sont souvent plus ouverts aux femmes et aux minorités. Mary Kay Ash a ainsi spécialement pensé son entreprise pour mettre la gent féminine à l’honneur, avec des salles de conférence affichant le message If she can do it, so can I (Si elle peut le faire, moi aussi). De son côté, l’entraîneur Bill Walsh a lancé un programme de soutien aux entraîneurs de la NFL appartenant aux minorités, permettant ainsi aux participants de se faire plus rapidement une place au sein de la ligue de football américain, et de se réserver par la même occasion un accès privilégié à un grand nombre de candidats.

Les super-patrons sortent souvent des sentiers battus lors de leurs entretiens. Ils préfèrent poser des questions originales, voire privilégier l’observation. Lorsque Ralph Lauren rencontrait les candidats par exemple, il leur demandait d’expliquer la tenue qu’ils portaient et la raison de leur choix. Sanders invitait ses candidats à le suivre dans une ascension à plus de 2000 m d’altitude pour rejoindre son ranch au Nouveau-Mexique, en compagnie d’autres managers. “Nous avons appris beaucoup de choses sur ces jeunes lors de ces randonnées, se souvient Constance Moore, qui a travaillé pour Sanders chez Security Capital, avant de devenir PDG de BRE Properties. Ensuite, on s’asseyait et on discutait de chacun d’eux pour sélectionner celui qui viendrait rejoindre l’équipe.”

3. Adapter le poste ou l’entreprise au candidat

Les super-patrons n’hésitent pas à adapter les fonctions, voire leur entreprise, aux nouvelles recrues afin d’en tirer le meilleur. Lorsqu’il était coach assistant chez les Cincinnati Bengals, Bill Walsh a dû inventer une nouvelle attaque pour permettre à un quarterback d’obtenir de meilleurs résultats, à la suite de la blessure qui avait terrassé le titulaire. Puisque son remplaçant lançait avec plus de précision que de force, Bill Walsh mit au point une stratégie inhabituelle privilégiant les passes courtes, qui allait bientôt devenir la célèbre West coast offense (attaque de la Côte ouest) lorsque Bill Walsh est passé chez les 49ers. Lorne Michaels laisse, quant à lui, les idées et les compétences de son équipe façonner le Saturday Night Live. Les auteurs deviennent ainsi des acteurs, alors que les acteurs ou les assistants-metteurs en scène prennent la plume. Chez Industrial Light & Magic, les employés de George Lucas n’ont même pas de description précise de leur poste. On leur affecte des tâches sur différents projets, selon les besoins et la disponibilité de chacun. Tous ces exemples sont aux antipodes des pratiques RH traditionnelles. Elles traduisent également un état d’esprit novateur qui transcende chacune des actions des super-patrons.

4. Accepter les départs

Les talents intelligents, créatifs et flexibles ont souvent une carrière mouvementée. Certains souhaitent, par exemple, rapidement changer d’horizon. Les super-patrons en ont fait leur deuil. Ils savent que la qualité de leur équipe prime sur sa stabilité. Ils considèrent la rotation du personnel comme une occasion de dénicher la perle rare. Quelle ne fut pas la réaction du fondateur de Discovery Communications John Hendricks, lorsqu’en 1997, son second Richard Allen a été invité à diriger le service commercial de National Geographic. John Hendricks aurait adoré garder Richard Allen, mais il n’a jamais tenté de l’en dissuader : il savait qu’il valait mieux avoir un ami à la tête de son plus farouche concurrent. Selon les termes de Richard Allen, “c’était l’illustration même de sa générosité”.

Ce type de comportement présente un avantage supplémentaire : lorsque l’on prend conscience que les personnes qui ont travaillé pour vous réussissent aussi ailleurs, les candidats ne tardent pas à se bousculer au portillon. Les super-patrons ne doivent pas chercher bien loin, puisque leur réputation leur amène un flot continu de candidats compétents.

Un leadership pratique

Les super-patrons ont leur propre méthode lorsqu’il s’agit de faire évoluer leurs employés. Prenons l’exemple de Larry Ellison. Sa plus grande force, selon les termes de l’un de ses protégés, réside dans sa capacité “à amener des personnes d’exception à accomplir l’impossible”. J’ai entendu des anecdotes similaires sur d’autres super-patrons. On peut donc en déduire les principes suivants :

1. Placer la barre très haut

Les super-patrons sont particulièrement exigeants quant aux performances de leurs équipes. Ils attendent d’eux des résultats exceptionnels : la perfection ne suffit pas. Ainsi, le célèbre Bob Noyce “pouvait être très, très exigeant”, avouait Gordon Moore, qui a fondé Intel à ses côtés. “Si vous pouviez relever le défi, votre succès était garanti.” Mais pour obtenir des résultats, les super-patrons ne se contentent pas de sabouler leurs subordonnés, ils les aident à prendre confiance en eux et à sublimer leurs atouts. Michael Rubin, jeune membre de l’équipe graphique de Lucasfilm dans les années 1980, se souvient de la transformation qu’a fait naître en lui George Lucas, lorsqu’il a présenté sa vision du film numérique et leur rôle dans cette aventure. ” Je l’ai écouté parler de l’avenir et ça m’a marqué au plus profond de moi. J’avais alors 22 ans. J’y ai cru. Et ça a changé ma vie.” Tom Carroll, aujourd’hui président de TBWA Group, évoque les mêmes souvenirs avec son ancien patron Jay Chiat : “Jay marquait les gens de son empreinte. Après lui, impossible de redevenir quelqu’un d’ordinaire. Une fois que c’est en nous, on ne peut rien y changer.”

2. Devenir maître-artisan

Les super-patrons délèguent très efficacement. Ils sont confiants : leur équipe pourra exécuter les tâches qu’ils leur confient puisqu’après tout, ce sont ces mêmes patrons qui ont sélectionné ces partenaires intelligents, ambitieux et flexibles et qui leur ont montré le chemin. ” Norman Brinker nous a donné carte blanche” explique Richard Frank, ex-cadre supérieur chez Steak and Ale avant de diriger Chuck E. Cheese. ” Nous aurions très bien pu échouer.” Et pourtant, les super-patrons suivent de près leurs entreprises et le travail de leurs employés. Chez HCA, Tommy Frist, qui avait sa licence de pilote, emmenait ses subordonnés à bord de son avion aux événements d’entreprise. Il profitait du temps de vol pour un échange qui ressemblait davantage à une présentation sur l’un ou l’autre point sur lequel les passagers travaillaient. Je vois ça comme le lien qui unit un maître-artisan à son apprenti. A l’instar des meilleurs artisans, les super-patrons transmettent à leurs protégés une expérience pratique exceptionnelle. Ils suivent leur évolution, les forment et offrent une critique constructive. Ils n’hésitent pas non plus à mettre la main à la pâte, si nécessaire.

L’enseignement des super-patrons s’étend même au leadership et aux leçons de vie. Tommy Frist conseillait ses cadres sur tous les sujets, des objectifs quotidiens à l’importance de faire du sport pour garder l’esprit vif. Luc Vandevelde, ex-directeur de Marks and Spencer et de Carrefour, a suivi les leçons de l’ancien PDG de Kraft, Michael Miles, qui préconisait de tracer une ligne ténue entre le partenariat avec ses subordonnés et la micro-gestion de ces derniers. Michael Miles a conseillé à Luc Vandevelde de rester suffisamment proche de ses équipes pour “sublimer leurs compétences”, sans toutefois aller trop loin au risque de “limiter leurs capacités”. “Je n’oublierai jamais ces mots”, explique Luc Vandevelde. “Ils ont profondément modifié mon approche du management afin de créer un environnement où chacun peut donner le meilleur de lui-même.”

3. Encourager la promotion

Tous les super-patrons que j’ai étudiés proposaient des promotions bien au-delà de celles des entreprises traditionnelles. Au-delà des seuls ” modèles de compétences” à l’origine des décisions d’avancement et de promotion, ils ont adapté le tracé pour ces disciples qui avaient fait leurs preuves, afin de développer au maximum leur apprentissage et leur évolution. D’après Chase Coleman, élève de Julian Robertson, son ancien patron “parvenait à faire évoluer extrêmement rapidement les gens qui excellaient dans leur première mission”. Ainsi, trois ans seulement après que Chase Coleman a rejoint Tiger Management au poste d’analyste technologique, Julian Robertson l’a libéré avec une enveloppe de 25 millions de dollars pour lancer sa propre entreprise. Larry Ellison a suivi cette voie lui aussi, explique Gary Bloom, ex-vice-président d’Oracle, devenu ensuite PDG de Veritas. “Oracle excellait lorsqu’il s’agissait de donner en permanence de nouvelles responsabilités aux collaborateurs”, explique Gary Bloom. Ainsi, Safra Catz a assumé les tâches de PDG pendant 10 ans, sans en avoir le titre. Ce n’est qu’en 2014 qu’il a été officialisé au poste de co-PDG (aux côtés de Mark Hurd).

4. Rester en contact

Pour les super-patrons, le suivi de leurs disciples est un engagement à long terme. Même si l’un d’entre eux quitte l’entreprise, les super-patrons continuent de prodiguer leurs conseils, de leur présenter des gens et d’élargir leurs réseaux. L’ex-directeur de création Ken Segall a ainsi déclaré que même s’il n’avait travaillé pour Jay Chiat que pendant trois ans, vers le milieu des années 1990, il a pris pour habitude d’appeler son ancien patron à chaque fois qu’il changeait de poste. “Il me rappelait dans les deux ou trois heures, ajoute Ken Segall. On discutait et il me conseillait. Jay était ce genre de personne.”

Entretenir des rapports avec d’anciens employés constitue un atout pour les super-patrons, notamment lorsqu’il s’agit de nouer de nouveaux partenariats. Tommy Frist a aidé la plupart des managers qui ont travaillé pour lui chez HCA à lancer leur propre société dans le secteur médical, en investissant ou en devenant client. Lorne Michaels faisait des merveilles dans ce domaine en produisant notamment des films et des séries télévisées avec d’anciennes stars de SNL, telles que Jimmy Fallon, Seth Meyers, Fred Armisen ou encore Tina Fey.

Les super-patrons utilisent des techniques qui leur permettent de rivaliser avec les patrons traditionnels. Ils ont une méthode de recrutement bien à eux. Ils placent la barre très haut et mettent tout en oeuvre pour former ces recrues, à l’instar du maître-artisan et de son apprenti. Et ils acceptent le fait que leur protégé quitte l’entreprise pour voler de ses propres ailes, tout en gardant le contact.

Vous aussi, vous pouvez vous rapprocher de cet idéal. Il n’est pas forcément nécessaire d’essayer, en une fois, toutes les méthodes citées dans cet article. Tentez l’une ou l’autre. Envisagez des candidats qui sortent des sentiers battus pour les postes à pourvoir et ciblez les personnes qui possèdent des capacités inhabituelles. Rappelez-vous : les gens sont plus efficaces lorsqu’ils se sentent en confiance. Faites en sorte de les aider à évoluer. Montez au créneau avec vos subordonnés afin de mieux appréhender leurs talents, les défis auxquels ils doivent faire face et prodiguer des conseils qui les aideront à évoluer. Cherchez des occasions de déléguer, même aux plus jeunes.

En suivant cette méthode, vous parviendrez à mieux développer les talents, à composer des équipes plus performantes et, au bout du compte, à bâtir des entreprises et des secteurs plus dynamiques et plus durables.

SYDNEY FINKELSTEIN

LES TROIS TYPES DE SUPER-PATRONS

1. LES MÉCHAMMENT CÉLÈBRES

Ces super-patrons n’ont qu’une priorité : gagner à tout prix. Ils poussent leurs équipes à travailler d’arrache-pied, mais ils sont conscients que, pour obtenir les meilleurs résultats, ils doivent amener leurs équipes et leur personnel à s’imposer. Et c’est ce qu’ils font.

Exemples : Larry Ellison, Michael Milken, Bonnie Fuller, Julian Robertson, Jay Chiat

2. LES MENTORS

Ces coaches et formateurs sont ce qui ressemble le plus à des guides traditionnels. Ils se targuent d’accompagner les autres et privilégient la réussite de leur protégé. Ils aident leurs collaborateurs à aller au-delà de leurs capacités.

Exemples : Bill Walsh, Mary Kay Ash, Michael Miles, Norman Brinker, Tommy Frist

3. LES ICONOCLASTES

Ces dirigeants s’expriment généralement dans des domaines créatifs, où la passion inconditionnelle pour leur travail inspire leurs disciples.

Exemples : Ralph Lauren, Alice Waters, George Lucas, Jon Stewart, Lorne Michaels, Robert Noyce

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