Les Saverys, discrète fortune anversoise… mais géants des mers

Le duel belgo-norvégien pour l'acquisition de l'entreprise maritime Euronav a ramené la famille Saverys dans l'actualité. © belga

“Combat naval à Anvers”, “Les Vikings débarquent”, “Ne pas brader au profit des Vikings”: voici quelques-unes des petites phrases qui émaillent la bataille pour la reprise d’Euronav. Les Saverys et le magnat norvégien John Fredriksen lorgnent tous un des plus grands acteurs mondiaux du transport de pétrole par mer. L’occasion de s’intéresser d’un peu plus près à cette discrète famille d’armateurs anversois.

La situation a un petit air de Stratego entre ego. Le milliardaire norvégien John Fredriksen, le plus grand actionnaire particulier de la compagnie norvégienne de pétroliers Frontline, et la famille Saverys détiennent chacun près d’un quart des actions d’Euronav, soit chacun une minorité de blocage. Euronav est le “bébé” des Saverys, alors qu’il est tout au plus le “bâtard” de John Fredriksen.

Euronav, le spécialiste du transport de brut par voie maritime, s’était séparé d’un autre armateur, la Cie Maritime Belge/Belgische Scheepvaartmaatschappij, en 2004. Plus connue sous l’abréviation CMB, cette S.A. est aux mains de la famille Saverys depuis le début des années 1990. La scission avait été suivie de l’entrée d’Euronav en Bourse.

De Boel à Saverys

A l’époque déjà, la famille Saverys était très connue du monde des armateurs. C’est par mariage que la cinquième génération (voir l’arbre généalogique) avait intégré les chantiers navals de la famille Boel, situés à Temse, en Flandre-Orientale. Les générations suivantes ont progressivement délaissé la construction navale pour se concentrer de plus en plus sur l’acheminement de marchandises par bateau.

CMB est aujourd’hui encore la principale entreprise de la famille. Le siège du transporteur mondial de fret sec, principalement composé de minerai de fer, de charbon, de produits chimiques et de matières premières agricoles, se trouve quai De Gerlache, à Anvers. Les activités scindées y sont toujours basées, elles aussi: malgré la lutte titanesque entamée il y a un an, Euronav occupe les mêmes bureaux. Idem pour Exmar, qui fait l’objet d’une cotation séparée depuis 2003 et dont les navires transportent du gaz naturel. L’actionnaire majoritaire d’Exmar est la famille de Nicolas Saverys, l’oncle des actuels dirigeants de CMB. Les trois entreprises ont beau se trouver à des étages différents, les chances que leurs capitaines se croisent à la machine à café sont bien réelles.

Sources: Moniteur belge, Google, tribunaux de commerce, Banque nationale, Trends Business Information
Sources: Moniteur belge, Google, tribunaux de commerce, Banque nationale, Trends Business Information

Bien que sept générations se soient succédé depuis la naissance des activités, l’actionnariat est toujours aux mains d’une seule branche. Dans la bataille au sujet d’Euronav, les projecteurs sont surtout braqués sur Marc Saverys et trois de ses fils, Alexander, Ludovic et Michaël, propriétaires de CMB par le biais du holding patrimonial Saverco SA.

“Projecteurs” est pourtant un terme qui convient peu au quatuor, très réservé par nature. “C’est une famille très discrète, confirme un proche. De vrais entrepreneurs. Il en faudrait plus, des gens comme eux, en Flandre. Ils prennent avec énormément de passion des risques calculés. Mais voilà qu’ils se retrouvent sur le devant de la scène à cause d’Euronav, ce qui est pour le moins singulier. Alexander n’y va pas par quatre chemins: ‘Brader Euronav au profit des Vikings n’est pas une bonne idée’, a-t-il déclaré. Sans doute Marc, son père, ne se serait-il jamais montré aussi cassant.”

D’autant que le monde des armateurs est particulièrement petit. Bien qu’opérant à l’échelon mondial, ce microcosme fonctionne à la confiance et aux relations personnelles. Les gens nés en son sein partent avec un avantage certain. Alexander, Ludovic et Michaël ont hérité de la direction opérationnelle de CMB à l’automne 2014. C’est à l’occasion de cette passation de pouvoir que Marc a déclaré en souriant que ‘le transport maritime coulait dans les veines de ses fils’. “Ils sont tous trois très différents, poursuit l’intime de la famille. Bien qu’ils soient frères, ils n’ont clairement pas été fabriqués dans le même moule. Alexander est un passionné, un visionnaire. En véritable stratège, Ludovic est chargé de concrétiser les grands projets nés de l’imagination de son frère. Michaël est l’opérationnel, le commercial parfait”. D’après l’organigramme publié sur internet, Alexander est CEO de CMB, Ludovic, directeur financier et Michaël, directeur des opérations fret.

Sous le feu des projecteurs malgré eux

Armateurs anversois, mais résidents gantois

L’épicentre des activités se situe donc à Anvers. Ce n’est toutefois pas de cette ville que la famille est originaire mais bien d’un milieu gantois francophone. Ce qui ne les empêche pas de parler plusieurs langues, dont un néerlandais impeccable. Marc et deux de ses fils vivent dans une propriété arborée proche de Gand. Un coup d’oeil sur les chiffres du bilan du holding faîtier Saverco (voir tableau) montre toutefois qu’il n’y a guère de place pour des dépenses extravagantes.

La famille a montré au cours du dernier quart de siècle sa capacité à se maintenir à flot dans le secteur éminemment fluctuant de la navigation. “Dans cette branche, les choses vont soit très bien, soit très mal. Les années moyennes sont des exceptions”, commentait Alexander Saverys à l’occasion d’une interview accordée à nos collègues de Trends en 2017. “Si vous n’avez pas ça dans le sang, évitez d’investir dans une compagnie maritime, prévient un expert. Pour quelqu’un qui n’est pas du sérail, c’est la dernière chose dans laquelle il faut mettre son argent.”

Même Alexander n’a pas fait l’économie d’un apprentissage douloureux. En 2004, le jeune homme créait Delphis (un terme qui signifie “dauphin” en grec ancien, choisi en hommage à son grand-père Philippe, passionné de Grèce antique). Spécialiste de la navigation côtière, Delphis a connu une croissance fulgurante. Mais à partir de 2007, elle a accumulé les déboires, jusqu’à clore l’exercice 2014 sur une perte reportée de 200 millions d’euros. Ce n’est que grâce aux 145 millions mis sur la table par Saverco que le dauphin a pu être sauvé. Alexander a promis qu’il n’oublierait jamais cette leçon.

Pour bien vivre, travaillez dur!

Il en faut bien plus, toutefois, pour abattre ce géant, dont la taille (deux mètres) ne manque jamais d’impressionner. Etudiant, Alexander a navigué à bord des bâtiments de l’entreprise familiale, où il pelletait du charbon dans les cales. C’est en 2014, à l’âge de 36 ans, qu’il a pris la tête de CMB, la principale société de fret maritime de la famille. Presque simultanément, nos collègues de Trends le classait parmi les 60 managers aux plus belles perspectives d’avenir. Parlant des jeunes générations, l’homme avait alors commenté: “Au lieu de se plaindre et de dire que tout va mal, qu’elles retroussent leurs manches. Je leur souhaite une belle vie, et c’est en travaillant dur qu’elles l’auront”. Alexander a lui-même montré l’exemple en fabriquant, à l’époque où il dirigeait Delphis, tables et chaises de bureau, seul, pendant ses week-ends.

ALEXANDER ET MARC SAVERYS
ALEXANDER ET MARC SAVERYS “De vrais entrepreneurs. Ils prennent avec énormément de passion des risques calculés.”

Pour CMB et pour Saverco, les dernières années ont été plutôt sombres. Le ciel ne s’est vraiment éclairci qu’en 2021, grâce au redressement des marchés du transport de fret sec. Très volatile, ce marché est de surcroît tributaire des nouveaux navires. Ceux-ci sont un des principaux actifs du groupe (voir le bilan). Marc Saverys aurait un don inné pour l’achat et la vente de bateaux. La cession en 2021 de six porte-conteneurs contribue à expliquer le rebond des bénéfices cette année-là. Les résultats de 2022 sont satisfaisants eux aussi: la guerre ayant fait chuter les exportations vers l’Europe de céréales et de charbon depuis l’Ukraine et la Russie, les routes maritimes se sont allongées, alors que les prix de location s’envolaient.

Onassis ou Saverys?

Revenons-en aux hostilités autour d’Euronav. Les belligérants défendent des stratégies diamétralement opposées. John Fredriksen entend continuer à principalement transporter du brut alors qu’Alexander Saverys veut utiliser la flotte d’Euronav pour acheminer de l’hydrogène et utiliser cette source d’énergie comme carburant, au lieu du diesel. Euronav fusionnerait alors plus étroitement avec la société CMB.Tech, qui réunit les nouvelles technologies. En Namibie, CMB.Tech a en effet conclu avec Ohlthaver & List, le plus grand conglomérat privé du pays, une joint-venture qui devrait produire de l’hydrogène dès la fin de cette année.

Les autres actionnaires d’Euronav ne cachent pas leur scepticisme: ces plans sont-ils vraiment réalistes? Ils tiennent en tout cas à préserver leurs dividendes. Un observateur trouve la critique justifiée: “Pourquoi acheter une compagnie de transport pétrolier si c’est pour passer à l’hydrogène? Tout bien considéré, un compromis entre John Fredriksen et les Saverys me semble être la solution la plus raisonnable. John Fredriksen est l’Onassis de notre époque, l’armateur qui frappe le plus l’imagination. Il ne s’est jamais laissé dominer par son ego. La famille Saverys non plus. Tôt ou tard, ils se retrouveront. Ils n’ont aucun intérêt à se battre”.

Les fortunes discrètes de flandre

Plusieurs familles flamandes se sont constitué d’importants portefeuilles d’investissement au fil des ans. Elles font ainsi prospérer et croître notre économie. Trends-Tendances présente chaque mois une de ces familles souvent méconnues.

Le frère Péruvien

Sebastiaan est le quatrième fils de Marc Saverys. Installé à Lima (Pérou), cet ingénieur se consacre depuis des années à la promotion du secteur agroalimentaire durable dans les pays émergents, par le biais du holding Inspiratus. Pour combiner esprit d’entreprise et développement durable, celui-ci a notamment investi dans Barajii Group, un producteur de boissons fraîches, de jus de fruits et d’eau minérale qui possède des usines d’embouteillage au Burkina Faso, en Ethiopie, au Mali et au Togo. Les boissons, dont le site du groupe annonce qu’elles sont “de qualité à des prix abordables”, sont fabriquées à base de produits locaux. Les emballages sont biodégradables. Sebastiaan est aussi actif dans l’entreprise Fair-Fruit qui vend au marché professionnel des produits agricoles cultivés de manière durable au Guatemala, au Pérou et en Ethiopie. Produits sur 2.000 hectares par quelque 1.325 producteurs, ces aliments sont ensuite livrés en Europe et aux Etats-Unis.

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