“Les interim managers ne sont pas des managers d’occasion !”
Fort d’une longue expérience dans l’ “interim management” (ou management de transition) d’abord au sein du groupe EIM et ensuite de B-Management devenu Sadis & Co, Joseph Sadis est un observateur patenté du monde des ressources humaines belges. Entretien avec celui qui fut directeur académique des programmes MBA au sein de l’école de commerce Solvay de l’ULB.
Rien ne prédisposait Joseph Sadis à faire une bonne partie de sa carrière dans les ressources humaines. Diplômé de l’école de commerce Solvay et de Harvard en agribusiness, il a d’abord travaillé pour des groupes agro-alimentaires mondiaux, notamment dans le commerce des matières premières agricoles. Un jour, son job est parti au Brésil mais lui est resté ici. Il y a près de 25 ans, il a alors démarré le concept d’interim management (IM) au sein du groupe EIM. L’idée était, au contraire des fameux big four de la consultance, d’être plus dans le faire que dans le dire. Un quart de siècle plus tard, ce concept d’intérim management est plus que jamais d’actualité. En 2004, celui qui fut aussi le président de Federgon, la fédération des prestataires de services RH, a lancé B-Management, un bureau belge spécialisé. Il s’appelle désormais Sadis & Co puisque Joseph Sadis a racheté les parts de ses associés. Entretien avec un véritable spécialiste du secteur, qui est aussi professeur de stratégie dans la maîtrise de management des institutions de soins de santé à Solvay.
TRENDS-TENDANCES. Il faut bien l’avouer, l’ “interim management” n’a pas toujours eu bonne presse…
JOSEPH SADIS. C’est exact. L’image qui reste est celle des coupeurs de tête ou des managers de crise. Il est vrai que le marché s’est d’abord développé dans les grandes entreprises, généralement internationales. Ce furent les premiers gros utilisateurs. Mais il faut sortir de cette image. De nos jours, la mission ne se limite pas à un remplacement temporaire ou à une restructuration. Il s’agit aussi d’une activité positive axée sur le développement. Et pas uniquement dans les grandes boîtes.
Est-ce à dire que l’ “interim management” est aussi un bon outil pour les PME ?
On a souvent dit que l’IM était trop cher ou pas adapté aux PME. Oui mais regardez la Belgique. Septante-cinq pour cent des emplois s’y trouvent. Alors oui, quand un grand groupe ferme une usine, cela fait du bruit et des gros dégâts mais les trois-quarts de nos emplois ne se trouvent pas dans ces grands groupes. Il faut donc les soutenir. Pour deux raisons : elles délocalisent beaucoup moins et elles ont souvent, à un certain niveau de développement, des faiblesses de management. Les racines en sont bien connues. Soit la start-up se développe tellement bien que cela leur échappe. Soit l’entreprise est familiale et connaît des soucis de transmission. Soit, enfin, la PME a bien vécu sur un produit mais est mise en danger par une disruption de son marché. J’ajouterais que le contexte actuel joue beaucoup. Nous sommes dans un environnement de marché qui ne croît plus, la digitalisation change tout et il est de plus en plus dur d’aller chercher de l’argent pour des projets sans passer par des solutions alternatives.
Le secteur public fait de plus en plus appel à des intérim managers, notamment pour leur expertise en management ou pour des missions plus techniques.
Peut-on considérer qu’il y a deux types de management de transition? Celui lié à des projets particuliers et celui, plus stratégique, qui vient résoudre des problèmes ou donner une nouvelle impulsion ?
Les entreprises, et c’est une tendance lourde, travaillent de plus en plus dans la transversalité et par projets. Elles constituent des équipes pour ces projets et quand il est fini, les équipes sont dissoutes. Dans ce cadre-là, elles font appel à des experts extérieurs souvent très spécialisés mais dont elles n’ont pas l’usage en temps normal. Le deuxième volet de l’IM est effectivement l’arrivée d’un manager/consultant qui va apporter un oeil neuf et extérieur à la gestion de l’entreprise. Dans ce cas-là, nous sommes à la croisée de plusieurs métiers. Le conseil, l’intérim et les RH. Le bon fit est évidemment crucial. Surtout chez nous où nous accompagnons le patron. Il faut que ces deux personnes s’aiment pour qu’ils puissent se faire confiance. Un expert qui a fait toute sa carrière dans un grand groupe international ne réussira pas dans une PME familiale flamande. Un profil bancaire ne conviendra au monde de l’industrie.
Quelle est votre philosophie de l'”interim management” ?
Aujourd’hui, le patron de PME fait face à des problèmes avec le nez dans le guidon. Soit nous l’accompagnons pour mettre le nez dans le guidon à sa place pour qu’il puisse lever la tête. Soit encore nous levons la tête pour lui. Soit nous mélangeons les deux dans une approche personnalisée. Et cela devient acceptable pour les PME, contrairement à l’approche des bureaux de consultance classiques.
En quoi cette approche est-elle inacceptable ?
Les méthodes des big four ne conviennent pas aux PME car elles sont trop rigides et trop formatées. Elles ont fait leurs preuves, c’est indéniable, mais l’aspect militaire fait que cela passe, à mon avis, à côté de la plaque dans les PME.
Vous parliez d’approche personnalisée. En quoi consiste-t-elle ?
J’aime bien parler d’Uber bespoken. Une proposition vraiment sur mesure en fonction des besoins réels. Le client veut une voiture tout de suite mais les jantes doivent être en alu et les sièges en alcantara. Nous devons leur fournir cela. Nous mettons deux tracks parallèles en place. Un accompagnement du dirigeant dans la longueur, un vrai travail de consultance pas forcément permanent mais dans les moments importants. Je me charge de cela. Ensuite, nous mettons une expertise particulière à disposition, l’intérim manager. Avec un horaire flexible et à la carte suivant les besoins. Ce manager peut parfois travailler trois mois full time, puis juste une semaine sur deux ou quelques jours par semaine. Tout est possible. Pourquoi cette mission doit-elle être souple ? Parce que l’idée est de rendre les solutions pérennes et donc les injections de talent demandées doivent être ponctuelles. Il faut que l’entreprise apprenne ce qu’il faut faire. J’ai conseillé récemment une entreprise familiale spécialisée dans l’agroalimentaire. Un beau développement mais une crise majeure car un de leurs business s’est planté. Les membres de la famille ont toujours tout fait à leur manière avec plein d’idées à la minute, de l’argent pour les réaliser mais pas vraiment de suivi. Le premier impact que j’ai eu est que pour la première fois, le patron a fait un ordre de jour de la réunion du conseil d’administration ! J’entends souvent aussi la réflexion suivante : ‘C’est mon argent, pourquoi devrais-je prendre l’avis de quelqu’un d’autre ? ‘. C’est justement parce que c’est leur argent qu’ils doivent prendre conseil ! N’importe quel intérimaire ne peut évidemment pas dire ou faire cela.
Y a-t-il des missions que vous refusez ?
Il n’y a pas de secteur où je n’ai pas envie d’aller. Mais il peut arriver que je me retrouve face à des gens qui ne veulent pas écouter. Des stakeholders dans l’entreprise peuvent avoir exigé, contre le gré des patrons, de me voir. Alors, il m’arrive de me retrouver face à un mur. Mais j’essaie. Je dois quand même sentir qu’il y a une volonté d’écoute par rapport à ce que je propose.
L'”interim management” convient-il aussi aux services publics ?
Le secteur public fait de plus en plus appel à des intérim managers, notamment pour leur expertise en management ou pour des missions plus techniques. Nous avons d’ailleurs beaucoup travaillé pour les grandes entreprises à capital public, notamment dans des missions de transformation. Je pense à Proximus, à bpost, à la Sonaca, aux Tec. Ou à des sociétés d’entreprise comme la SRIB ou la Sogepa qui n’acceptent d’injecter des fonds que si nous faisons une mission de consultance. Nous n’avons jamais gagné d’appels d’offre dans les administrations publiques. Et pour cause, la personnalisation s’accommode mal de l’appel d’offres.
Les IM, pour caricaturer, ce sont donc des managers d’occasion ?
Mais pas du tout ! (rire). Ce ne sont sûrement pas des managers d’occasion. Ce sont des gens expérimentés qui ont fait le choix de vie de l’intérim. Ils ont une grande valeur : leur indépendance. Pour réussir dans un grand groupe, il faut assurément être un bon politicien. Certaines personnes, au bout d’un moment, en ont marre de cela et vont chercher leur indépendance ailleurs. C’est une valeur cruciale pour le client. Car, dans une mission d’interim management, il n’y a pas d’agenda caché ou de plan de carrière. Ils doivent pouvoir tout dire au client. Cela ne lui plaît pas ? Tant pis, la mission s’arrête. Ceci dit, en 25 ans d’expérience, je compte les arrêts de mission sur les doigts d’une seule main.
Les profils techniques autour de la production ou de l’amélioration de la performance sont des gens rares. Ils ne sont pas compliqués à trouver mais ils ne sont juste pas disponibles.
Tout le monde n’est donc prédisposé à être un manager intérimaire ?
Non, c’est une certitude. Je dis toujours qu’il va avoir un petit bureau dont personne ne veut. De toute façon, ce n’est pas grave puisqu’il faut en sortir et aller sur le terrain. Et attention, vous aurez une feuille de papier blanc et un téléphone qui ne sonne pas. Il faut quelqu’un capable de se prendre en main tout seul et d’évoluer dans un tel milieu. Tout le monde n’est pas apte à faire cela. C’est la première chose que nous testons avant de savoir ce qu’il sait faire. Est-ce qu’il peut rapidement dans une situation imprécise faire avancer sa mission ? Il doit pouvoir partir de rien avec un niveau d’incertitude certain. Ensuite, il faut bien comprendre qu’il n’y a plus de hochets dans l’interim management. Pas de bureau dont on peut choisir le nombre de fenêtres, plus de grosse voiture de société, etc. Ces hochets créent aussi une forme de dépendance. Beaucoup me disent après coup qu’ils sont contents d’avoir été sevrés de cela aussi.
D’où viennent les profils que vous placez dans les entreprises ? Ont-ils évolué en 25 ans ?
Je ne chasse pas la tête. Donc, au bout de 25 ans, j’ai un réseau et un solide carnet d’adresses. Un réservoir de personnes qui ont décidé de faire cela de leur vie. Il faut plus d’agilité qu’avant, c’est certain. Toutes les tranches d’âge sont représentées. A partir du moment où nos missions sont réalisées sur mesure pour le client et qu’elles n’impliquent pas forcément un temps plein sur une durée plus ou moins longue, nous devons faire preuve de dextérité. Parfois, nous combinons plusieurs missions en même temps. C’est singulièrement le cas pour les plus jeunes qui ont plus besoin d’une continuité de travail. C’est plus facile avec des gens plus âgés qui ont touché un gros chèque ou deux au cours de leur carrière. Je précise aussi que c’est nous qui les payons. C’est le triangle classique de l’intérim.
Quels sont les profils les plus compliqués à trouver ?
Les profils techniques autour de la production ou de l’amélioration de la performance sont des gens rares. Ils ne sont pas compliqués à trouver mais ils ne sont juste pas disponibles. Les bons commerciaux aussi car les entreprises ne confient pas facilement cet aspect-là de leur business à des intérimaires. Et c’est dommage car ils permettent souvent de booster les performances. Des profils techniques très pointus sont aussi compliqués à trouver mais nous ne touchons pas à ce domaine.
Ces managers d’intérim sont-ils tentés de rester à la fin de leur mission ?
Dans un cas sur trois, l’entreprise nous le demande. Ils acceptent une fois sur deux. Donc, je dirais qu’un manager sur six reste. Mais il revient souvent à l’interim management après. Parce que ce qui avait de la valeur lors de la mission n’en a plus forcément après. J’ai en tête un exemple précis où j’ai dit au manager : ‘si tu parviens à te taire, cela ira’. Au bout de deux ans, il n’a plus su se taire ! (rire). Dans le cadre d’une mission, c’est son rôle de dire les choses qui ne vont pas. Dans le cadre d’une structure, cela ne marche pas forcément.
Propos recueillis par Xavier Beghin.
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