Les hausses de prix étranglent toute la chaîne du papier
L’industrie migrait de la fabrication de papiers graphiques vers celle de cartons, quand la crise du Covid-19 a bousculé la demande des consommateurs. Impossible de faire demi-tour, surtout quand les factures d’énergie sont multipliées par 15!
Deux petites lettres arrivées les 14 février et 7 mars ont appris à Benoît Willems, patron d’Excelle Print (Stavelot), les nouvelles conditions d’approvisionnement en papiers de son imprimerie: deux hausses successives de 15%, en moyenne, avec des bonds jusqu’à 30% pour certains grammages de papier. “Et c’est comme cela depuis septembre, précise Benoît Willems. Avant, on bloquait nos commandes, et les prix, pour toute l’année. Maintenant, notre vision se limite au mieux à 15 jours. Le prix effectif du papier, on ne le connaît qu’à la livraison, comme pour le mazout.”
Toutes les hausses ne peuvent cependant pas être répercutées dans les prix de vente, à tel point qu’Excelle Print a perdu 150.000 euros rien que sur le dernier mois de décembre. “Sur un chiffre d’affaires annuel de 10 millions d’euros, c’est un impact très conséquent“, ajoute notre interlocuteur. L’étalement de certains crédits et un recours “massif” au chômage temporaire, en fonctionnant avec une seule équipe au lieu de trois (l’imprimerie emploie 45 personnes), a permis de ne pas mettre en péril la viabilité de l’entreprise en attendant des jours meilleurs.
Des usines en grève…
Qui pouvait penser qu’en cette année 2022, le premier défi pour notre groupe ne serait pas la digitalisation mais le papier?”
Xavier Bouckaert (Roularta)
Les plus grosses structures disposent souvent de contrats à plus long terme, qui sécurisent les prix. Mais ces contrats ont une fin… “Nous n’avons pas eu vraiment d’impact en 2021 mais, depuis le début de cette année, de nouveaux contrats entrent en vigueur avec des hausses de prix de 60 à 100%, selon les catégories de papier, dit Xavier Bouckaert, CEO du groupe Roularta (Trends-Tendances, Le Vif, Femmes d’aujourd’hui, etc.). Il est impossible de répercuter des augmentations aussi soudaines et aussi fortes dans nos prix de vente. Cela aura donc un impact sur nos résultats de 2022. Qui pouvait penser qu’en cette année 2022, le premier défi pour un groupe comme le nôtre ne serait pas la digitalisation mais le papier?” Un défi d’autant plus grand que le principal fournisseur de Roularta – le groupe finlandais UPM, leader mondial de la production de papier graphique – est en grève depuis le 1er janvier.
Tout cela ne nous dit pas d’où vient cette explosion brutale du coût du papier. Elle provient de la rencontre entre des forces structurelles et conjoncturelles frappant le secteur dans des sens contraires. Structurellement, l’industrie papetière adaptait ses outils de production à la lente érosion de la demande de papier. Cela a généré une forte concentration de la production des papiers les plus courants, dans des entreprises scandinaves et canadiennes essentiellement, avec à côté des petites unités indépendantes pour la fabrication de papiers spécifiques, voire luxueux. La baisse de la demande concernait surtout le papier graphique. Il y avait au contraire une hausse de la demande pour le carton et le papier d’emballage, liée notamment au développement de l’e-commerce et à l’interdiction dans nos pays de l’utilisation des sacs plastiques. L’industrie a dès lors remplacé une partie de ses machines de fabrication de papiers graphiques par des machines pour le papier d’emballage et/ou le carton. Sur les cinq dernières années, les capacités de production de papiers graphiques en Europe ont diminué de 25%, assure la fédération européenne Intergraf.
Jusque-là, nous avons une évolution économique classique, avec ces heurts ça et là, mais parfaitement gérable. Le Covid-19 a bousculé la donne. Pendant les périodes de confinement, les ventes de livres ont fortement augmenté, en particulier chez nous pour les mangas, les bandes dessinées et la littérature jeunesse. Il fallait donc d’urgence se remettre à produire plus de papiers graphiques et cela d’autant plus que le marché reprenait avec une vigueur toute particulière en Chine, pays qui n’est absolument pas producteur de papier. Problème: les machines nécessaires venaient d’être remplacées par d’autres, dédiées à la production de cartons et de papiers d’emballages. Impossible techniquement de convertir les équipements d’une affectation à l’autre et, de toute façon, on parle là de gigantesques infrastructures qui coûtent de l’ordre de 400 millions d’euros et qui, de toute façon, ne se construisent pas en six mois. Intergraf a récemment plaidé pour l’arrêt des exportations européennes de papiers et de pâte à papier, ainsi que pour la consolidation d’une capacité de production autonome dans l’Union.
… et d’autres en arrêt forcé
Cela suffirait déjà à perturber tout le marché. Mais un second choc conjoncturel a accentué la problématique: en quelques mois, la facture énergétique moyenne des entreprises du secteur est passée de 18 à… 250 euros/MWh, selon la fédération inDUfed. “Certains cessent de produire car avec une énergie à ce prix-là, ils perdraient plus d’argent en mettant leur outil en route qu’en payant leurs coûts fixes avec des machines à l’arrêt, explique Thomas Davreux, secrétaire général d’inDUfed. Nos usines ont déjà beaucoup investi pour réduire leur consommation d’énergie de 30%, grâce notamment à la cogénération. Aujourd’hui, 85% de l’énergie consommée vient déjà de déchets de papeteries. Mais nous restons une activité énergivore. Malgré tous nos efforts, l’énergie représentait 20% du coût de fabrication du papier.” Et il s’agissait là d’un calcul avec un kWh à 18 euros…
Aujourd’hui, le prix effectif du papier, on ne le connaît qu’à la livraison, comme pour le mazout.
Benoît Willems (Excelle Print)
A court terme, personne ne voit de solution. Les producteurs tentent de raboter leurs coûts et d’améliorer encore l’efficacité énergétique de leurs usines. “J’ai toute une équipe dédiée au développement de l’économie circulaire et aux économies d’énergie”, confie Thomas Davreux, qui rappelle que l’industrie papetière fut la première à signer un accord de branche avec les autorités wallonnes en vue de réduire ses émissions de gaz à effet de serre.
Les éditeurs peuvent, eux, rogner sur la pagination ou le nombre d’exemplaires pour rester dans leurs budgets. “Certains de nos clients optent pour du papier plus léger ou réduisent le nombre de pages, constate Xavier Bouckaert. Pour l’heure, nous n’avons pas encore connu de problème d’approvisionnement en papiers, c’est la bonne nouvelle dans toute cette histoire. Mais c’est du travail au jour le jour, nous n’avons plus aucune visibilité à long terme. Heureusement, nous sortons d’une très bonne année 2021 et notre trésorerie nous permet de faire face. Nous poursuivrons nos investissements dans le futur, notamment dans la digitalisation. C’est essentiel pour rester une entreprise robuste à long terme.”
“Nous essayons d’anticiper au maximum nos commandes, renchérit l’imprimeur Benoît Willems. Cela veut dire bien préciser le nombre, déterminer le mois de production et commander le papier au moins trois mois à l’avance. Jusqu’à présent, nous parvenons toujours à nous débrouiller, quitte parfois à opter pour d’autres variétés de papier, avec l’accord du client bien entendu.” Il avance une difficulté spécifique: les appels d’offre pour l’impression de bulletins communaux et autres publications officielles et qui portent sur plusieurs années. Pas évident d’y répondre et de les assumer ensuite, avec des prix aussi soudainement volatils. Comme si cela ne suffisait pas, cet imprimeur s’inquiète aussi de la possible raréfaction des plaques offset, produites à partir d’aluminium provenant souvent d’Ukraine… Benoît Willems parvient néanmoins à rester relativement optimiste. “Il n’y a pas de raison stratégique pour que cette situation perdure, conclut-il. A un moment donné, peut-être au dernier trimestre de cette année, les choses vont se stabiliser et les prix reviendront à un niveau raisonnable, plus élevé sans doute qu’en janvier 2021 mais plus bas qu’aujourd’hui.”
Benoît Dubois: “Je n’exclus pas un envol du prix du livre”
En 2020, la production de livres physiques (par opposition aux e-books) des éditeurs belges a augmenté de 3% (202 millions d’euros) et cela s’est confirmé en 2021 avec une hausse des ventes de 17% en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les chiffres de la production, destinée pour 40% à l’export, ne sont pas encore connus pour 2021 mais a priori, ils vont dans le même sens. Cette tendance très positive peut-elle être mise à mal par la hausse du prix du papier? Elle n’est évidemment pas sans impact. Déjà, on constate des retards de plusieurs mois dans la sortie de nombreux ouvrages en raison de ce que le directeur de l’association des éditeurs belges (Adeb), Benoît Dubois, préfère appeler “un ralentissement de la mise à disposition” plutôt qu’une pénurie de papier.
“Une collection tient aussi à la qualité de papier et à la finition du livre, explique-t-il. Un éditeur ne va donc pas changer facilement de grammage ou de type de papier, en fonction des disponibilités et des prix.” L’adaptation se fera plutôt au niveau du nombre d’exemplaires imprimés lors de la première mise en place. Et cela aura une double incidence commerciale. La première concerne les prix: plus le tirage est faible, plus le coût de production moyen augmentera, et tôt ou tard il faudra le répercuter dans les prix de vente. “Le livre a un rythme économique très lent par rapport au phénomène inflatoire, dit Benoît Dubois. Son prix n’a pas suivi la courbe de l’inflation ces 10-15 dernières années, le secteur a continuellement rogné sur ses marges. Ce que l’on risque d’avoir, avec la hausse des prix de l’énergie et du papier, c’est un rattrapage brutal du prix du livre. Je n’exclus pas un envol dans la deuxième partie de l’année.”
La seconde incidence est plus spécifique au marché du livre: si l’éditeur réduit le tirage initial d’un livre, il aura peut-être tendance à privilégier certains canaux plutôt que de prévoir une mise en place dans tous les points de vente. “A un certain moment, il y aura des arbitrages à faire, poursuit le directeur de l’Adeb. Faut-il mettre deux exemplaires dans 100 librairies ou 200 exemplaires en tête de gondole dans une grande surface? Les éditeurs ont beaucoup de respect pour les librairies indépendantes, qui ont d’ailleurs globalement bien résisté durant la crise du Covid-19, mais ils sont aujourd’hui face à une totale imprévisibilité de l’avenir avec des hausses de coût, des délais d’impression qui s’allongent, etc.”
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