Les grandes entreprises se projettent dans l’après-nucléaire
Une sortie chahutée du nucléaire en 2025 aurait des incidences sur les prix, la continuité de l’approvisionnement et les émissions de CO2, préviennent les grands secteurs industriels.
“Si le gouvernement fédéral ne nous donne pas un signal clair avant la fin de l’année, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous conformer à la loi en vigueur et de préparer la fermeture de tous nos réacteurs.” Le président d’Engie Jean-Pierre Clamadieu a confirmé dans une interview aux Echos que les calendriers de l’énergéticien français et du gouvernement belge ne coïncidaient décidément pas et que son groupe s’apprêtait à en tirer les conclusions. L’accord de la Vivaldi prévoit en effet d’attendre novembre 2021 et une évaluation de la sécurité d’approvisionnement pour décider, le cas échéant, de la prolongation des deux réacteurs nucléaires les plus récents. Selon Engie, il sera à ce moment-là trop tard, en raison des contraintes techniques et administratives, pour mener une prolongation dans les règles en 2025.
Pour nous, l’option à privilégier est clairement la prolongation du nucléaire via les deux réacteurs les plus récents. Il s’agirait de la solution la moins polluante et la moins coûteuse.”
Luc Sterckx, président de Febeliec
Ce discours, l’exploitant des deux centrales nucléaires belges le serine depuis de longs mois, sans obtenir un début de commencement de réponse claire. Et cela l’agace de plus en plus ouvertement. On oublie peut-être un peu trop vite à Bruxelles qu’Engie est un groupe français d’envergure planétaire, qu’il ne s’occupe pas de nucléaire en dehors de la Belgique et qu’il a reprofilé sa stratégie vers les énergies renouvelables et les grandes infrastructures de transport ou de réseau énergétique. Dans ce contexte, la priorité n’est peut-être pas de consacrer au nucléaire belge un milliard sur les huit prévus à travers le monde.
Le même agacement est palpable à propos des centrales au gaz que la Belgique entend voir construire pour compenser l’intermittence de la production renouvelable mais pour lesquelles les modalités financières tardent à être validées. Bref, Engie et ses actionnaires ont de quoi hésiter avant de se lancer dans d’ambitieux investissements dans notre pays.
Coincés dans leur accord de majorité, les sept partis de la Vivaldi font mine de croire à un coup de bluff et maintiennent l’échéance de 2021. Les entreprises, et singulièrement les plus grosses consommatrices d’électricité, ne voient cependant pas les choses aussi calmement.
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“Le pire scénario possible”
Lors de la formation du nouveau gouvernement, la Febeliec, la fédération sectorielle regroupant les industries consommatrices d’électricité, qualifiait le report de la décision finale sur la sortie du nucléaire à novembre 2021 de “pire scénario possible”. “L’incertitude sur la prolongation des centrales nucléaires effraiera les investisseurs et risque de pousser les prix du marché à la hausse pour les consommateurs belges”, avertissait-elle dans un communiqué.
“En 2008, alors que je présidais la Febeg (la fédération des électriciens et gaziers, Ndlr) et que cela faisait donc cinq ans que la décision de sortir du nucléaire avait été prise, je m’étais adressé au gouvernement pour connaître sa vision en termes de technologies destinées à remplacer l’atome, se remémore Luc Sterckx, qui préside aujourd’hui la Febeliec. J’attends encore la réponse… Douze ans plus tard, une énorme incertitude pèse toujours sur cette question.”
Celui qui fut le patron de Luminus jusqu’en 2011 en connaît un morceau en matière d’énergie. Et pour lui, il n’est rien de pire que de ne pas savoir dans quelle direction on va. “Je sais le temps qu’il faut pour construire une centrale au gaz, argumente-t-il. Ce n’est pas parce qu’on dit aujourd’hui qu’on ferme le nucléaire que nous aurons demain les trois, six ou neuf centrales au gaz nécessaires pour compenser. Comment vont-elles être financées? Il faudra par ailleurs du temps pour obtenir les permis, etc. Nous demandons au gouvernement de considérer à la fois le temps que prendrait la construction des nouvelles centrales au gaz, mais également les facteurs économiques et climatiques. Pour nous, l’option à privilégier est clairement la prolongation du nucléaire via les deux réacteurs les plus récents. Il s’agirait de la solution la moins polluante et la moins coûteuse, mais des éléments politiques et idéologiques interviennent dans ce dossier.”
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La crainte d’une hausse des prix
Sur le terrain, l’incertitude entourant la sortie du nucléaire n’a clairement pas de quoi réjouir. Dans l’industrie du verre, du papier et du carton, par exemple, le prix de l’énergie représente de 10 à 40% des coûts de production. Toute hausse du prix de l’électricité aurait donc un impact négatif sur la compétitivité des quelque 320 entreprises du secteur. “L’électricité est déjà plus chère que chez nos voisins, rappelle Thomas Davreux, directeur général de la plateforme sectorielle InDUfed. C’est dire que la perspective de voir une source d’énergie fiable et pas trop chère disparaître du marché à brève échéance ne nous réjouit pas.” Et cela même si les secteurs ont investi dans l’efficacité énergétique, avec une amélioration annuelle de l’ordre de 1% ces 15 dernières années. “Nous avons été parmi les pionniers des accords de branche en Wallonie, ajoute Thomas Davreux. Nos secteurs furent les premiers à organiser du recyclage, dès les années 1990, bien avant que ce ne soit pas dans les moeurs. Nous sommes impliqués depuis longtemps dans la durabilité et la décarbonisation de l’économie.”
Dans la sidérurgie aussi (un secteur qui représente chez nous 10.500 emplois directs et 15.000 emplois indirects), la question de la sécurité d’approvisionnement se pose de manière centrale. “Nos usines ont besoin d’une garantie d’approvisionnement car nous travaillons en continuité, souligne Philippe Coigné, directeur général de la GSV, la fédération professionnelle des entreprises sidérurgiques. On n’arrête pas comme ça une ligne de galvanisation ou un laminoir.”
Les sites sidérurgiques wallons utilisent uniquement des fours électriques pour produire de l’acier brut. Ce sont donc de très gros consommateurs, pouvant aller jusqu’à 500 GW sur l’année. “Avec de tels volumes, chaque centime en plus ou en moins sur le prix de l’électricité représente des sommes considérables, appuie le responsable. Le prix de l’énergie est déjà un handicap pour les sites belges. Toutes les entreprises sidérurgiques installées dans notre pays font partie de groupes européens ou mondiaux. Ils exploitent tous des sites ailleurs en Europe et font bien entendu des comparaisons. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir une hausse des coûts énergétiques.”
L’enjeu est de ne surtout pas tomber dans le piège que certains brandissent, à savoir remplacer un GW nucléaire par un GW de gaz.”
Fawaz Al Bitar, directeur général d’Edora
Le secteur dit toutefois partager l’ambition d’atteindre une production totalement verte ou neutre en carbone d’ici 2050. “L’essentiel, pour nous, se trouve dans les relations au sein de ce triangle entre le prix, la sécurité d’approvisionnement et les énergies renouvelables”, résume notre interlocuteur.
Le renouvelable dans l’incertitude
Les énergies renouvelables, justement, Fawaz Al Bitar estime qu’elles pourraient constituer 50% du mix énergétique belge en 2025, à condition que les choix politiques suivent. Dès maintenant. Le directeur général d’Edora, la fédération des entreprises actives dans la transition énergétique, dénonce finalement lui aussi l’incertitude qui domine aujourd’hui. “C’est très mauvais pour notre secteur, lance-t-il. Cela place les investisseurs dans un contexte d’insécurité et décourage les autorités locales d’autoriser, par exemple, des projets éoliens. Etant donné que l’échéance est sans cesse revue, cela donne l’impression que nous pourrons continuer le nuclé-aire ad vitam æternam. Or, il faut évoluer vers un système énergétique flexible et décentralisé.”
Si nous sortons du nucléaire en 2025, il faudra évidemment construire de nouvelles centrales au gaz, admet le responsable. “Mais l’enjeu, pour nous, est d’en construire le moins possible, précise-t-il. Et de ne surtout pas tomber dans le piège que certains brandissent, à savoir remplacer un GW nucléaire par un GW de gaz. Les études d’adéquation d’Elia montrent que certaines tranches de gaz prévues pour remplacer le nucléaire ne seraient amenées à fonctionner que quelques heures par an, ce qui est complètement absurde. Il vaut beaucoup mieux utiliser d’autres moyens comme la flexibilité de la demande. Afin de booster l’éolien et le photovoltaïque, il faut cependant lever toute une série de contraintes et se doter enfin d’une vraie stratégie énergétique de remplacement du nucléaire avec renforcement du réseau. Il n’y en a eu aucune depuis 2003.”
Finalement, tout le monde semble aujourd’hui soudain pris de court par une décision prise en 1999 et votée en 2003. On ne peut clairement pas dire que le monde économico-politique ait fait preuve d’un grand sens de l’anticipation…
Tom Claerbout (Total Belgique): “Une opportunité plus qu’un problème”
A la fois producteur d’énergie et gros consommateur (raffinerie d’Anvers, usines de production de polymères d’Anvers et Feluy, etc.), le groupe Total se retrouve des deux côtés de l’équation énergétique belge. Il serait dès lors lourdement impacté par une sortie chaotique du nucléaire si sa stratégie internationale ne lui permettait pas d’atténuer les effets de cette transition. “D’ici 2025, tous les sites européens de notre groupe seront alimentés par de l’électricité verte que nous produirons nous-mêmes, assure Tom Claerbout, directeur des Affaires publiques chez Total en Belgique. Notre stratégie s’inscrit pleinement dans la logique des orientations politiques qui prônent le renouvelable. Pour nous, cette transition, c’est donc vraiment une opportunité plus qu’un problème.”
Total ambitionne par ailleurs d’atteindre la neutralité carbone de ses activités à travers le monde “au plus tard en 2050”. D’où l’importance accordée au renouvelable (le groupe a acquis Lampiris en 2016), à l’efficacité énergétique, à l’intégration de composants bios dans les carburants liquides, aux nouvelles énergies pour la mobilité et même à la captation et au stockage du CO2. “Nous ne sommes plus un pétrolier mais un acteur multi-énergies, résume Tom Claerbout. D’ici 2025, nous aurons 35 GW de capacité de production renouvelable installée à travers le monde.”
Une fin chahutée du nucléaire belge pourrait entraîner une hausse des prix de l’électricité en Belgique et perturber le marché. Cela crée de l’incertitude pour Total comme pour les autres acteurs. “L’incertitude telle que nous la connaissons aujourd’hui crée de la tension, un risque sur le marché, conclut Tom Claerbout. Un cadre plus clair nous apporterait, je pense, beaucoup plus d’opportunités sur le marché belge de l’énergie.”
Geoffrey Close (Prayon): “Travailler sur l’efficience énergétique ne suffira pas”
La transition énergétique, Prayon l’a bien anticipée, produisant de plus en plus lui-même l’énergie dont il a besoin. Cela passe classiquement par la pose de panneaux photovoltaïques – “mais cela reste marginal par rapport à nos besoins”, précise le CEO Geoffrey Close – mais surtout par des procédés industriels élaborés. Explication rapide: pour produire l’acide phosphorique qui fait la réputation mondiale de Prayon, il faut attaquer la roche avec de l’acide sulfurique. L’entreprise produit elle-même cet acide sulfurique en brûlant du souffre, et elle récupère l’énergie de la combustion pour couvrir une partie de ses besoins en électricité. L’unité de cogénération d’Engis a permis de réduire de 47% les émissions de CO2 du site. “Nous sommes aussi en réflexion sur la filière hydrogène et la captation du carbone, ajoute Geoffrey Close. Les entreprises chimiques ont accompli d’énormes avancées en matière de réduction des émissions. Mais pour atteindre les ambitions européennes en matière de décarbonation, travailler sur l’efficience ne suffira pas. Il faudra changer de paradigme.”
Les frais énergétiques ne constituent pas l’essentiel des coûts de production de Prayon. Mais quelques pour cent, pour un groupe de cette taille, cela fait vite plusieurs dizaines de millions d’euros. “Tant que nous avons la garantie d’un approvisionnement régulier en électricité à un prix compétitif, la sortie du nucléaire ne suscite pas d’inquiétude particulière au sein de l’entreprise, conclut le patron de Prayon. Plus largement, je pense que la question du nucléaire doit être intégrée dans la réflexion globale sur la transition de notre économie vers la neutralité carbone.”
Ben De Vos (NLMK International): “L’industrie a besoin d’une disponibilité continue d’électricité”
“Pour produire de l’acier, nous avons besoin d’une disponibilité continue d’électricité à un prix compétitif.” Ce besoin pourra-t-il toujours être satisfait si le parc nucléaire belge s’arrête définitivement en 2025? La question inquiète Ben De Vos, le CEO de NLMK International, car non seulement l’offre risque de baisser avec la fermeture du parc nucléaire mais la demande en électricité devrait, elle, augmenter en raison des objectifs climatiques. “Si l’on veut réduire l’utilisation des hydrocarbures pour baisser l’empreinte carbone (NLMK, par exemple, utilise du gaz pour chauffer ses produits), cela va entraîner une hausse de la consommation d’électricité, malgré les efforts d’efficience de tout le monde, dit-il. En 2018, nous avions déjà connu une hausse des prix de l’électricité par rapport à nos voisins allemands et néerlandais à cause, justement, de l’incertitude sur la disponibilité à l’époque.”
NLMK a lancé récemment un plan d’investissement de 150 millions sur le site de La Louvière. Cela permettra notamment d’optimiser le processus de production et de réduire les besoins en électricité pendant les périodes creuses. “Mais si nos volumes de production augmentent, ce qui est bien entendu notre objectif, notre consommation d’électricité augmentera aussi, ajoute Ben De Vos. La garantie de la disponibilité sera vraiment cruciale pour nous comme pour tous les industriels de Belgique.”
NLMK s’est bien positionné dans la transition énergétique. Le groupe est très actif dans la fabrication des différents composants en acier pour les éoliennes on et offshore.
Raphaël Tilot (John Cockerill Group): “Nos clients veulent des solutions propres, autonomes et résilientes”
“Nous nous positionnons pour ce qui est peut-être le plus grand défi de notre époque: la décarbonation, déclare Raphaël Tilot, qui dirige le pôle Energies renouvelables chez John Cockerill. Pour un groupe comme le nôtre, ce défi, c’est aussi une oppor- tunité.” Le groupe John Cockerill possède un bel atout dans sa manche: il s’est positionné sur le marché de l’hydrogène bien avant que cette solution soit “à la mode” et est aujourd’hui le premier fabricant mondial d’électrolyseurs, avec une présence tant en Europe qu’en Chine. “Nous avons été visionnaires, cela nous a donné une longueur d’avance, confie Raphaël Tilot. A nous maintenant de conserver cette avance.” Pour ce faire, des investissements pour 100 millions d’euros sont prévus à court terme, tant dans les installations de fabrication que dans la recherche.
John Cockerill est également présent dans le solaire avec les centrales thermo-solaires, avec des projets de très grande taille en Chine, à Dubaï et au Chili. Ces centrales fonctionnent avec la technologie des sels fondus qui permet de produire de l’électricité en continu et d’apporter ainsi une solution à l’intermittence des énergies renouvelables. “Grâce à ce savoir-faire, nous développons des techniques de stockage thermiques que nous pouvons utiliser dans d’autres projets”, précise Raphaël Tilot. Cela nous amène au troisième grand axe de John Cockerill en matière de renouvelable: l’IRS (Integrated Renewables Solutions). Il vise à apporter des solutions sur mesure aux entreprises soucieuses de réduire au maximum leur empreinte carbone ou environnementale. John Cockerill joue alors un rôle d’architecte ou d’ensemblier, combinant tous les leviers possibles (batteries, panneaux photovoltaïques, réseau de chaleur, hydrogène, mobilité électrique, etc.). “Nos clients veulent des solutions propres, autonomes et, de plus en plus, résilientes, conclut Raphaël Tilot. La crise actuelle accentue l’aspiration à un plus grand contrôle de son approvisionnement, à miser sur la production de panneaux que l’on voit sur son propre toit plutôt que de dépendre d’un fournisseur lointain qu’on ne connaît pas vraiment.”
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