Pieter Timmermans
Les entreprises méritent plus de respect
Fin de l’année dernière, le message a été propagé que les entreprises auraient surtout utilisé le saut d’index et le tax shift pour augmenter leurs bénéfices. Cette information a été extrapolée au départ d’un passage malheureux d’un article par ailleurs très intéressant de la Revue économique de la Banque nationale. Une analyse détaillée des chiffres concrets et des graphiques a toutefois révélé qu’il n’en est rien.
Ainsi, on peut voir que les entreprises exportatrices belges ont revu leurs prix relatifs à l’exportation à la baisse d’environ 3% à la suite de ces mesures de compétitivité, un pourcentage supérieur à celui de la baisse des coûts de la main-d’oeuvre par unité produite (-2%) sur toute la période 2015-2018. Les entreprises exportatrices ont donc amélioré leurs prestations via une baisse des prix à l’exportation.
En ce qui concerne les exportations de biens, cette stratégie a fonctionné. Ainsi, l’article de la BNB révèle que la croissance de nos exportations de marchandises était de seulement 1,5% entre 2010 et 2015, soit nettement moins qu’en Allemagne (4%) ou en France (3%). Après le saut d’index, le taxshift et la baisse des prix à l’exportation, la situation s’est inversée en 2016-2018, avec une croissance des exportations de biens de 3,7% en Belgique, contre 3,2% en Allemagne et 3,4% en France.
Pour ce qui est des exportations de services (30% du total), en revanche, l’impact positif des mesures en faveur de la compétitivité a été éclipsé par notre secteur d’e-commerce peu développé et les conséquences des attentats de 2016 sur le tourisme dans notre pays. Cela a également freiné quelque peu la croissance économique, qui atteignait seulement 1,8% par an au cours de la période 2015-2018, contre une moyenne de 1,9% chez nos trois voisins (1,6% en France, 1,9% en Allemagne et 2,4% aux Pays-Bas).
Des emplois, des emplois, des emplois
Grâce à l’évolution modérée des coûts salariaux, les entreprises ont pu créer de nombreux emplois malgré cette croissance plus timide. Ainsi, le nombre de postes de travail dans le secteur privé a crû de 224.000 unités entre le troisième trimestre de 2014 et le troisième trimestre de 2019. Cela représente une croissance de 1,4% par an, ce qui signifie que chaque pour-cent de croissance économique a généré près de 0,8% de croissance de l’emploi dans le secteur privé, soit une intensité de travail deux fois plus élevée que la normale. Une étude réalisée par Konings et Bijnens (KUL) en mars 2019 le confirme et conclut que parmi ces emplois, 81.000 (soit 55% de la croissance de l’emploi dans le secteur privé des services) trouvent leur origine dans les mesures en faveur de la compétitivité.
Grâce à l’évolution modérée des coûts salariaux, les entreprises ont pu créer de nombreux emplois malgré cette croissance plus timide.
Les entreprises ont donc clairement opté pour une croissance plus importante des exportations et ont créé beaucoup d’emplois. Mais qu’en est-il de leur rentabilité ? A-t-elle connu une augmentation anormalement élevée ? Non. La part de l’excédent brut d’exploitation des entreprises dans la valeur ajoutée qu’elles créent a certes augmenté en 2015-2016, mais la Banque nationale insiste, dans ses publications, sur le fait que ce critère n’est pas un indicateur de la rentabilité des entreprises.Pour obtenir une image correcte de la rentabilité, il faut en effet encore en déduire les coûts d’investissements et l’impôt des sociétés payé.
Taux d’investissement accru
Si l’on tient compte de ce facteur, on obtient un tableau très différent. En effet, depuis quelques années, les entreprises belges investissent nettement plus qu’avant, dans la perspective des révolutions numériques et écologiques à venir. Le taux d’investissement des entreprises est passé de 23-24% en 2002-2004 à 26-27% en 2016-2018, grâce surtout aux investissements conséquents réalisés ces cinq dernières années. Par ailleurs, l’impôt des sociétés a systématiquement augmenté ces neuf dernières années, passant de 5% de la valeur ajoutée des entreprises en 2010-2011 à 7% en 2017-2018.
La conjugaison de tous ces facteurs fait que la rentabilité macroéconomique des entreprises est en effet passée à 8,8% de la valeur ajoutée en 2015-2017, soit bien au-dessus de la moyenne à long terme (8,4%), mais en étant toujours nettement inférieure aux 10% environ enregistrés en 2004-2007. En 2018, la forte croissance de l’emploi et les efforts d’investissements historiquement élevés ont même conduit à un léger recul de cette rentabilité jusque 7,8%, juste sous la moyenne à long terme.
Cela démontre une fois de plus que les entreprises n’ont pas utilisé les mesures gouvernementales en faveur de la compétitivité pour propulser leurs bénéfices à des niveaux anormalement élevés, mais qu’elles en ont profité pour réduire leurs prix à l’exportation et renforcer ainsi leur croissance des exportations, créer plus d’emplois et investir davantage dans l’innovation numérique et verte.
Je vais tout de suite rassurer ceux qui pensent que les entreprises paient trop peu d’impôts. La Belgique est le champion incontesté en matière d’impôts et de cotisations sociales. Pour chaque tranche de 100 EUR de coût salarial payée par l’employeur, 53% vont à l’État. Dans aucun autre pays européen, on ne travaille pour l’État plus de six mois par an. De plus, le taux nominal de l’impôt des sociétés est toujours, même après réduction, de 25%, un pourcentage jugé extrêmement élevé par l’OCDE. Dès lors, parler à ce sujet d’un ‘race to the bottom’ est totalement déplacé et factuellement inexact.
Bénéfices > investissements > emplois > revenus
En fin de compte, on oublie aussi que, sans entreprises rentables, une économie est vouée à l’échec. Les bénéfices engrangés aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Un nombre très important d’entreprises ont souscrit au Code de gouvernance d’entreprise 2020, qui accorde la priorité à la création de valeur durable. Ce Code met explicitement l’accent sur l’importance d’une réflexion à long terme, le comportement responsable à tous les niveaux de la société et la prise en compte permanente des intérêts légitimes de toutes les parties prenantes. Le nouveau code place la barre plus haut aussi en matière de diversité et de reporting non financier, dans le domaine notamment de l’environnement et des droits de l’homme. Le jour où nous retournerons à l’époque du père Daens, je monterai aux barricades aux côtés des leaders syndicaux. Les entreprises méritent dès lors plus de respect, au lieu d’être discréditées.
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