Les entreprises familiales, fer de lance de notre économie

© Trends-Tendances

Qu’elles soient grandes ou petites, les entreprises familiales contribuent pleinement à notre croissance économique avec leurs caractéristiques propres. Davantage axées sur la pérennité de leur activité que sur le profit à court terme. Résilientes par excellence, elles ont également leurs limites et de multiples défis à relever dont la transmission n’est pas le moindre.

Les entreprises familiales constituent l’essentiel du tissu économique de notre pays, et ce, toutes Régions confondues, comme le rappelait il y a quelques mois une étude de la KU Leuven commandée par BNP Paribas. Selon celle-ci, on compte en Belgique 84% d’entreprises familiales. Régionalement, si la Wallonie (86%) et la Flandre (85%) affichent un taux comparable, Bruxelles en accueille une proportion moindre (76%) qui s’explique par le fait que la capitale compte davantage de grandes sociétés, tant nationales qu’internationales. Or, c’est une règle : plus l’entreprise est grande, moins elle est familiale. Dans notre top des entreprises familiales figurent de nombreuses grandes entreprises actives dans tous les domaines. Cependant, notre pays étant composé essentiellement de PME et TPE (98%), c’est naturellement parmi ces sociétés que l’on retrouvera la grande majorité des entreprises familiales.

“Pour autant, si la majorité des PME sont effectivement familiales, toutes ne le sont pas vraiment”, tient à préciser Raphaëlle Mattart, experte académique sur les dynamiques de gouvernance via le cabinet d’expertise CRAN qu’elle a fondé. Elle ajoute dans la foulée que les définitions d’une entreprise familiale peuvent varier suivant les études. Pour sa part, “ une entreprise familiale implique une volonté de transmission et au moins un premier passage de flambeau à la génération suivante. Une société fondée par deux frères, par exemple, ne peut pas encore être considérée comme une entreprise familiale. La transmission est essentielle car c’est elle qui va assurer la pérennité de l’entreprise. ”

Pérennité de l’entreprise familiale

Dans un avis du Comité économique et social européen (CESE) sur “ L’entreprise familiale en Europe comme source de croissance renouvelée et d’emplois de meilleure qualité ”, publié en 2015, une entreprise est définie comme familiale quand la majorité des pouvoirs décisionnels, constituée de manière directe ou indirecte, est détenue par la ou les personnes physiques ayant fondé la société ou ayant acquis son capital social, ou est détenue par son conjoint, ses parents, son enfant ou l’héritier direct de son enfant.

En outre, il faut avoir au moins un représentant de la famille ou de ses membres officiellement investi dans la direction et le contrôle de la société. Enfin, une société cotée répond à la définition de l’entreprise familiale lorsque la personne ayant fondé la société ou ayant acquis son capital social, ou bien sa famille ou ses descendants, détient 25% des pouvoirs décisionnels du fait de la hauteur de sa participation au capital social.

Reconnaissant lui-même que cette définition est trop large, le CESE ajoute dans la foulée qu’il conviendrait de l’affiner de manière à souligner le caractère familial de l’entreprise, et notamment son intention de fonctionner sur plusieurs générations. La pérennité de la société et de ses activités est une caractéristique des entreprises familiales. On l’omet trop souvent, mais comme son nom l’indique, ce type de société est d’abord une “affaire de famille” avec tout ce que cela implique aussi bien dans la gestion au quotidien que dans la stratégie à long terme. Cette définition a cependant le mérite de fixer une base sur laquelle on peut commencer à évaluer le poids de ces entreprises familiales dans notre économie. Et celui-ci est loin d’être négligeable.

Un tiers du PIB et 40% des emplois

Les entreprises familiales peuvent être légitimement considérées comme le fer de lance de notre économie. D’après les chiffres donnés par l’étude de la KULeuven, celles-ci représentent un tiers du produit intérieur brut et près de 40% de l’emploi dans notre pays. Soit, en termes de nombre d’emplois, autant que celui fourni par les entreprises non familiales, et le double du secteur public. Quarante pour cent, c’est comparable à l’Allemagne, où la part des entreprises familiales dans l’emploi est de 42%. “ Quand on parle de l’Allemagne, on fait référence à l’importance du Mittelstand, souvent de grosses PME, comme moteur de l’économie. L’importance de nos entreprises familiales est tout aussi décisive ”, souligne le professeur d’économie Johan Lambrecht, qui a coordonné l’étude de la KU Leuven.

Cette importance n’est pas nécessairement perçue, d’autant que les entreprises familiales, souvent davantage que les autres, ont adopté l’adage “ Pour vivre heureux, vivons cachés ”. À cela s’ajoute le fait que ce sont, pour l’essentiel, de toutes petites structures. En témoignent les chiffres de l’étude : 88% comptent entre 1 et 9 employés, 10% entre 10 et 49 employés et à peine 2% dépassent les 50 employés. Il convient cependant de relativiser ce dernier pourcentage qu’il faut mettre en perspective avec le fait que seuls 0,7% de l’ensemble des sociétés actives en Belgique emploient 50 salariés ou plus. Le chiffre d’affaires confirme la taille modeste des entreprises familiales avec 79% d’entre elles qui affichent un résultat de moins de 2 millions d’euros.

88% des entreprises familiales comptent entre 1 et 9 employés, 10% entre 10 et 49 employés, et à peine 2% dépassent les 50 employés.
RAPHAËLLE MATTART (CRAN). “Si la majorité des PME sont effectivement familiales, toutes ne le sont pas vraiment.” © PG

Des sociétés locales et traditionnelles

Si la proportion d’entreprises familiales actives dans le commerce (25%) est comparable à celle des entreprises non familiales (24%), elle est beaucoup plus importante pour le secteur de la construction, avec ici 18% d’entreprises familiales contre 8% de non familiales. Dans ce secteur traditionnel, figurent aussi bien de grands acteurs tels que CIT Blaton, Thomas & Piron ou encore le groupe Wanty, par exemple, mais l’on retrouve également une multitude de petites entreprises dont certaines affichent de belles croissances leur permettant de s’illustrer chaque année parmi les Gazelles de Trends-Tendances.

Sans surprise, les plus anciennes sont généralement toujours actives dans des secteurs traditionnels. Parmi les sociétés familiales bicentenaires que compte notre pays, on peut pointer notamment Pollet à Tournai, active depuis 1763 dans le nettoyage et l’hygiène, la Brasserie Dubuisson, fondée en 1769 à Pipaix, ou encore D’Ieteren à Bruxelles, née en 1805.

Là où leur nom est connu

Les entreprises familiales sont également fort attachées à leur terroir où leur nom est connu, d’autant que c’est souvent celui du fondateur. On constate donc tout naturellement qu’elles sont majoritairement ancrées localement, avec 76% d’entre elles limitant leurs activités au marché domestique. Parmi les 24% qui s’internationalisent, la part des exportations dans leur chiffre d’affaires se situe à un niveau comparable à celui des entreprises non familiales, qui pour leur part sont 40% à exporter.

Cette forte présence locale s’explique d’une part par la petite taille des entreprises familiales, et d’autre part par le fait que 7 sur 10 parmi elles sont encore gérées par la première génération. Cela explique, en partie, l’âge plus élevé du dirigeant dans une entreprise familiale puisque la moitié a plus de 55 ans et 20% plus de 64 ans. Autant de réalités dont doivent tenir compte les entreprises familiales afin de dépasser leurs limites et relever les défis qui s’annoncent dont la transmission n’est pas le moindre.

Un dirigeant d’une entreprise familiale sur deux a plus de 55 ans et 20% ont plus de 64 ans.

Des modèles qui ont leurs limites

On loue souvent (et à juste titre) la cohésion, la résilience et les valeurs partagées des entreprises familiales, que l’on considère comme des modèles de notre économie. Elles ont pourtant aussi leurs faiblesses et leurs limites. Des fragilités qui peuvent être dommageables quant à leurs activités et à la transmission de l’entreprise, et donc in fine à leur pérennité.

Comme le souligne Johan Lambrecht, “ les familles belges à la recherche d’une structure de gouvernance familiale claire et d’un plan de succession ont besoin de lignes directrices pour anticiper et intégrer ces enjeux. Elles doivent travailler sur trois axes stratégiques : maîtriser et augmenter la productivité, renforcer la gestion de la trésorerie – en surveillant le besoin en fonds de roulement, car ‘ le chiffre d’affaires est vanité, le profit est du bon sens, mais la trésorerie est la réalité ’ – et préparer la succession de manière anticipée, un processus souvent émotionnel nécessitant une planification rigoureuse ”.

Une étude scientifique intitulée “ L’entreprise familiale : entre sens et non-sens. Quand travailler en famille fait-il sens ou, à l’inverse, ne fait-il plus sens ? ”, menée par Raphaëlle Mattart avec ses collègues Fabrice Pirnay et Nathalie Crutzen à HEC Liège dans le cadre de la Chaire en entreprises familiales, explore les limites du modèle familial en entreprise. “Chaque modèle présente des forces uniques, mais celles-ci peuvent se transformer en limites, analyse Raphaëlle Mattart, si le modèle est poussé trop loin, s’il n’évolue pas au fil des événements qui sont au cœur de la famille (mariage, naissance, divorce, etc.) et/ou de l’entreprise (croissance, diversification, internationalisation, crises, etc.). Devenir une limite, c’est transformer le vertueux en vicieux, passer de l’acceptable à l’inacceptable.”

Souvent louées pour leur cohésion, leur résilience et leurs valeurs partagées, les entreprises familiales sont considérées comme des modèles de notre économie.

Des limites ni immuables ni semblables

“ Lorsqu’on évoque l’entreprise familiale, il est encore trop commun de se référer à cette réalité comme à un ensemble homogène, poursuit-elle. Pourtant, tant la recherche fondamentale que la pratique montrent aujourd’hui que sous cette expression, se cachent des réalités bien différentes. Ainsi, les limites ne sont ni immuables ni les mêmes pour toutes les entreprises familiales : elles dépendent de deux principales composantes, l’entreprise et la famille. Et surtout du stade de développement et du niveau de complexité de celles-ci. Par exemple, il est évident que les limites auxquelles fait face le fondateur ou la première génération d’une petite entreprise familiale ne sont pas les mêmes que les limites auxquelles doivent faire face les membres familiaux d’une troisième génération, copropriétaires d’une entreprise familiale multinationale. ”

Afin d’appréhender la diversité des entreprises familiales, l’étude s’est appuyée sur les trois principaux modèles mis en évidence par l’équipe de recherche dirigée par Alberto Gimeno, professeur à l’Esade, à Barcelone : le modèle de gestion patriarcale, celui de la gestion familiale et celui de la gestion actionnariale.

De la gestion patriarcale…

“Le modèle de gestion patriarcale est typiquement associé à la figure du fondateur, c’est-à-dire celui qui a créé l’entreprise, détaille Raphaëlle Mattart. Néanmoins, ce modèle peut également se retrouver dans des entreprises familiales de deuxième, voire de troisième génération, avec à la tête de celles-ci des personnalités fortes. Ce modèle se caractérise par une importante concentration du pouvoir (propriété et gestion) dans les mains d’un seul membre de la famille et repose sur l’idée qu’il n’y a qu’un seul chef, qui est familial.

Contrairement à la logique patriarcale, le modèle de gestion familiale se caractérise quant à lui par une implication et un engagement de plusieurs membres familiaux dans l’entreprise. Ils y occupent des postes à responsabilités en tant qu’actionnaire, dirigeant et gestionnaire opérationnel. Certains éléments fondent ce modèle, notamment la dimension collective, où l’on met de côté les intérêts individuels pour porter un projet familial transcendant. On note deux autres éléments caractéristiques : le poste de CEO est presque toujours occupé par un membre familial et le processus décisionnel est plus ouvert et consensuel avec les autres membres familiaux.”

JOHAN LAMBRECHT (KU LEUVEN). “Les entreprises familiales doivent travailler sur trois axes stratégiques : maîtriser la productivité, renforcer la gestion de la trésorerie et préparer la succession.” © Christophe De Muynck

…à la gestion actionnariale

“ Le modèle de gestion actionnariale se caractérise quant à lui par une séparation nette entre les fonctions de gestionnaire et d’actionnaire. Ce changement de modèle est majeur en ce qu’il constitue une rupture significative avec les deux modèles précédents. Dans ce cas-ci, la famille choisit délibérément de rompre avec l’un des principes fondateurs qui s’appliquent à la plupart des entreprises familiales : cumuler les rôles de gestionnaire et d’actionnaire. Ce changement de philosophie implique le désapprentissage et le désinvestissement des membres de la famille dans la gestion de l’entreprise, ainsi que l’apprentissage du métier d’actionnaires, qui peut s’avérer être conséquent lorsque les entreprises atteignent des tailles importantes. ”

Chacun de ces modèles marque en fait un stade de développement de l’entreprise. Ce qui influence naturellement le défi majeur auquel à un moment ou l’autre toutes les entreprises familiales, quelle que soit leur taille, doivent faire face : la transmission. D’autant que celle-ci dépasse la simple notion de richesse monétaire et intègre l’héritage familial. “ 

Ce ‘legacy’, c’est l’ADN de l’entreprise familiale, confirme Raphaëlle Mattart. Il est constitutif de l’histoire unique de la famille, ses principes éthiques et sa vision à long terme. Plus qu’un simple patrimoine financier, c’est une boussole qui guide les décisions, façonne la culture d’entreprise et inspire les générations futures. Dans un monde traversé par des crises successives, l’idée de legacy devient le socle sur lequel la famille à la tête de l’entreprise peut innover et s’adapter, tout en restant fidèle à l’essence familiale. ”

Préserver l’héritage familial

La volonté de préserver l’héritage familial et d’avoir un successeur traverse les générations. À la différence des siècles précédents où seuls les hommes reprenaient l’entreprise familiale, aujourd’hui, ce sont les compétences qui jouent et l’on constate que de plus en plus de femmes arrivent à la tête de sociétés familiales, à l’image de Diane Govaerts (Ziegler), Virginie Dufrasne (Lixon), Nathalie Draux (Quality Assistance), Alison Vanderplancke (Maniet-Luxus) ou encore Daphnée Pierret (Pierret). Toutefois, la nouvelle génération ne vit pas toujours naturellement la reprise de l’entreprise familiale. Si certains patriarches rencontrent manifestement des difficultés à céder le témoin, certains jeunes n’ont pas nécessairement le souhait d’entrer pour la vie dans l’entreprise familiale.

Cette dimension émotionnelle de l’entreprise familiale liée à son histoire, sa culture, ses traditions, etc. est aussi, si pas plus importante que l’aspect purement financier. C’est pourquoi il arrive encore que des héritiers se sentent redevables envers leurs ancêtres. “ Cette pression invisible, transmise de génération en génération, pousse certaines familles à s’accrocher à leur patrimoine, parfois au détriment d’une vision plus innovante et ouverte sur l’extérieur. Finalement, il est important pour les familles en entreprises de se mettre autour de la table pour dépasser la préservation du patrimoine familial comme une fin en soi, mais plutôt pour l’entrevoir et le construire surtout comme un moyen de nourrir un projet multigénérationnel porteur de valeurs et de sens, au service des générations futures ”, conclut Raphaëlle Mattart.

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