“Les agriculteurs peuvent être acteurs des changements plutôt que victimes”
A travers l’Europe, la colère gronde parmi les agriculteurs. Ils manifestent contre des normes environnementales jugées trop lourdes sur fond d’inflation et de concurrence internationale déloyale. Les agriculteurs wallons ont rejoint la mobilisation. Olivier De Schutter, professeur en droit international à l’UCLouvain, décrypte pour Trends Tendances les origines de la fronde et avance quelques pistes de réflexion.
Le secteur agricole manifeste à travers l’Europe contre certaines politiques de l’Union européenne. Parmi les politiques les plus visées : le Pacte vert (Green Deal) qui s’inscrit dans la continuité de la nouvelle politique agricole commune (PAC). Le texte prévoit une cinquantaine de mesures pour atteindre la neutralité carbone à horizon 2050. Les agriculteurs lui reprochent, ainsi qu’à sa déclinaison agricole – la stratégie “de la ferme à la table” – des ambitions intenables. “Le Green Deal, c’est 50 % de réduction de pesticides, 20 % de réduction des zones azotées et 25% de la surface agricole consacrée au bio à l’horizon 2030, une réduction importante de l’usage d’antibiotiques dans l’élevage,…Evidemment ça fait peur”, commente pour Trends Tendances Olivier De Schutter, professeur en droit international à l’UCLouvain.
Pour le juriste belge, le Green Deal n’est qu’une partie de la problématique, les agriculteurs manifestent surtout leur crainte par rapport à l’avenir. La grogne émane d’une accumulation de frustrations, notamment au niveau de la charge administrative de plus en plus lourde.
Relocaliser l’agriculture
L’expert avance pour Trends Tendances quatre réformes prioritaires qui devraient, selon lui, accompagner le Green Deal. La première est de relocaliser l’agriculture en s’assurant que l’offre de produits agricoles serve principalement à approvisionner les demandeurs dans une région déterminée. En bref, revenir à une agriculture qui sert avant tout les besoins locaux. “Le développement de circuits courts permet de renforcer le pouvoir de négociation des agriculteurs par rapport aux grands acheteurs.”
La deuxième réforme repose sur un usage plus faible d’intrants. “N’oublions pas que l’explosion des prix des intrants en 2022, l’augmentation du coût des matières premières, a largement bénéficié aux firmes agroalimentaires plutôt qu’aux producteurs”, rappelle Olivier De Schutter. Il complète : “Les agriculteurs en ont assez aussi de devoir payer leurs intrants au prix du détail et de vendre leur récolte au prix du gros, d’être pris au piège. La profession souffre du fait que son pouvoir de négociation dans les chaînes d’approvisionnement est très faible par rapport aux vendeurs de semences, de pesticides, d’engrais et de machines agricoles. lls sont aussi les victimes collatérales d’une volatilité des prix qui augmentent, notamment ceux de l’énergie. Et de surcroît,victimes de la spéculation foncière. Celles et ceux qui veulent accéder à la profession font face à des prix exorbitants pour l’achat de terres agricoles.”
Le développement de circuits courts permet de renforcer le pouvoir de négociation des agriculteurs par rapport aux grands acheteurs.
Olivier De Schutter
La troisième réforme serait d‘encourager des méthodes de production agroalimentaire qui soient récompensées par des primes allant aux exploitants qui travaillent à la transition et qui rendent des services environnementaux. “A l’heure actuelle, les deux tiers des subventions de la PAC sont encore calculés en fonction des hectares que l’exploitant possède. Ces subventions bénéficient donc aux exploitations agricoles les plus importantes. Le message reçu est qu’il faut s’agrandir ou bien disparaître.”
Protéger de la concurrence déloyale
Un quatrième point, crucial aux yeux d’Olivier De Schutter, est de protéger les agriculteurs contre la concurrence déloyale venue de pays où les contraintes environnementales ne sont pas du tout les mêmes qu’en Europe, où les salaires sont beaucoup plus bas et les coûts de production nettement moindres. “Et le paradoxe est d’autant plus fort, qu’on exporte vers ces pays, comme le Brésil, des pesticides qui sont interdits dans l’Union européenne. On importe ensuite chez nous des denrées produites avec ces pesticides toxiques pour la santé”, s’offusque l’ancien rapporteur des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, revendiquant davantage de cohérence avec la politique commerciale. Olivier De Schutter nous explique avoir discuté de ce constat “choquant” avec les responsables de L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). “Ils disent surveiller la santé des Européens mais comme ils n’ont rien à dire sur les importations, il n’y a pas de véritable moyen de les protéger,…”, commente-t-il, non sans une pointe de désarroi.
“C’est choquant, on exporte vers des pays, comme le Brésil, des pesticides qui sont interdits dans l’Union européenne. On importe ensuite chez nous des denrées produites avec ces pesticides toxiques pour la santé”
Olivier De Schutter
D’après l’Atlas des pesticides 2022, un rapport annuel réalisé par la fondation politique allemande écologiste Heinrich Böll Stiftung, l’ONG les Amis de la Terre et le Pesticide Action Network (PAN), l’Europe est le plus grand exportateur mondial de pesticides. En 2018, le continent aurait exporté pour une valeur de 5,8 millions d’euros de produits phytosanitaires. Une enquête de l’ONG suisse Public Eye montre que cette année-là, les pays membres auraient approuvé l’exportation de plus de 80 000 tonnes de pesticides contenant des substances bannies dans l’UE. “Le Brésil, l’Ukraine, le Maroc, le Mexique et l’Afrique du Sud figurent parmi les dix principaux importateurs de pesticides interdits « Made in Europe »“, rapporte l’association. Parmi ces produits toxiques, on trouve le Paraquat, un herbicide lié au développement de la maladie de Parkinson (ANSES), interdit depuis 2007 sur décision du Tribunal des Communautés européennes. Le dichloropropène, pesticide “sauveteur de carottes” interdit depuis 2009 par l’UE car jugé “peut-être cancérigène pour l’Homme” par l’INSERM. L’Atrazine, un herbicide banni pour sa “toxicité” en cas d’inhalation ou d’ingestion, interdit dans l’UE depuis 2003, ou encore, plusieurs néonicotinoïdes, insecticides reconnus pour nuire aux populations d’abeilles.
Dans le même temps, de nombreux agriculteurs et agricultrices ont besoin du glyphosate, “un herbicide très facile à utiliser”, constate l’expert. Désherber avec des méthodes extrêmement intensives en main d’œuvre n’est en effet pas une option car cela se révèle compliqué et onéreux. “Pourtant, les agriculteurs et agricultrices sont les premières victimes de l’usage du glyphosate qu’ils manipulent, s’inquiète le spécialiste. Cet herbicide est soupçonné d’être la cause de cancer,le lymphome non hodgkinien, pour être précis.”
Le rôle de la Copa Cogeca
Olivier De Schutter soulève encore dans ce contexte de grogne sociale le rôle de la COPA-COGECA. L’organisme regroupe les principaux syndicats d’agriculteurs de l’Union européenne. “Il y a deux problèmes, commente le juriste. Le premier, c’est que la COPA-COGECA ne représente pas la diversité des agriculteurs au sein de l’Union européenne. Nombre d’entre eux ne se retrouvent pas du tout dans ses positions et ne voient pas leurs intérêts pris en compte dans les politiques européennes. Le deuxième problème, c’est que même si la COPA-COGECA est très influente dans la politique agricole commune, ses représentants ont, en revanche, l’impression de ne pas être entendus, dans toutes les mesures qui influencent l’agriculture et notamment dans la stratégie “de la ferme à la table”.
La COPA-COGECA ne représente pas la diversité des agriculteurs au sein de l’Union européenne.
Olivier De Schutter
“Une problématique liée au passé”
Le risque de cette grogne, selon l’expert, est “que le mouvement actuel conduise à renoncer à tout changement sous prétexte que les agriculteurs les refusent alors même que les problèmes qu’’ils dénoncent ne sont finalement pas liés au changement à venir mais à la situation du passé”, estime-t-il. “C’est là que se trouve le vrai noeud du problème. La situation est très compliquée.”
La stratégie alimentaire de la “ferme à la table” (ou de “la ferme à la fourchette” selon sa traduction de l’anglais ‘farm to fork’) a été adoptée en 2021. Il s’agit d’un “système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement” selon la Commission européenne. Sa mise en oeuvre est cependant encore à un stade précoce. “De nombreuses normes ne seront pas adoptées sous cette législature vu les blocages actuels”, avance Olivier De Schutter qui estime toutefois que le statu quo n’est pas dans l’intérêt du secteur. “Je suis convaincu que les agriculteurs peuvent être acteurs des changements plutôt que victimes, à condition de les accompagner dans la transition vers une agriculture beaucoup moins chronophage et moins soumise à la volatilité des prix. »
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