Le trafic maritime se remet mal de la pandémie

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Luc Huysmans Luc Huysmans, senior writer au sein du magazine néerlandophone Trends, livre son analyse de l'actualité.

Même si les tarifs du fret diminuent légèrement depuis quelques semaines, la chaîne logistique mondiale souffre encore de la crise sanitaire. L’année 2022 promet d’être difficile, elle aussi.

Les tarifs quatre, cinq, voire 10 fois plus élevés qu’avant la pandémie, des temps d’attente inouïs, une insuffisance de conteneurs, de porte-conteneurs et de dockers, auxquels s’ajoute un manque criant d’alternatives par la route ou le rail: la chaîne logistique mondiale est en partie paralysée.

Conséquences: certains rayons dans les magasins sont vides, des boutiques en ligne restreignent leur offre, ce qui génère un mécontenement chez les clients. D’aucuns voient toutefois une lueur au bout du tunnel. Jan Hatzius, l’économiste en chef de Goldman Sachs, indiquait en décembre que les tarifs du fret commençaient à se normaliser et que les perturbations dans le secteur maritime se calmaient. Et pour l’assureur-crédit Euler Hermes, la situation devrait commencer à s’améliorer au deuxième semestre de 2022. La Banque des règlements internationaux estime, elle aussi, que le pire est passé, a annoncé son responsable de la recherche, Hyun Song Shin.

Cet optimisme prudent s’explique par la légère baisse des tarifs constatée depuis le début du mois de décembre. A titre d’exemple, le coût du transport par mer d’un conteneur de 40 pieds entre l’Extrême-Orient et la côte Ouest des Etats-Unis est passé de près de 9.000 dollars à un peu moins de 7.000 dollars. Hyun Song Shin mise sur l’effet “coup de fouet” qui veut que lorsque l’approvisionnement est menacé, les consommateurs et les entreprises commandent davantage pour éviter de tomber à court de matières premières ou de produits. Ce qui fait s’envoler les prix… jusqu’à ce que les fournisseurs recommencent à satisfaire à la demande: de peur de rester avec trop de stock sur les bras, les entreprises commandent alors moins et les prix s’effondrent.

LES DOCKERS quittent les ports pour des secteurs où les jours de vacances sont plus nombreux et où le travail est moins dangereux.
LES DOCKERS quittent les ports pour des secteurs où les jours de vacances sont plus nombreux et où le travail est moins dangereux.© GETTY IMAGES

Mais d’autres experts se demandent si les macroéconomistes ne sont pas un peu trop optimistes. “Il se peut que l’excitation retombe un peu, prédit Theo Notteboom, professeur d’économie maritime à l’Ecole supérieure de navigation ainsi qu’aux universités de Gand, d’Anvers et de Shanghai. Mais pas assez pour qu’on en revienne aux anciens tarifs. Les armateurs savent désormais qu’ils peuvent réclamer des prix élevés et que les clients sont disposés à les payer.”

Theo Notteboom évoque l’indice SCFI (Shanghai Conteneurised Freight Index) qui suit l’évolution des tarifs du fret depuis 2009: acheminer un conteneur de 40 pieds entre la Chine et l’Europe coûte 15.000 dollars, six fois plus qu’il y a deux ans. L’indice composite de toutes les voies maritimes depuis les ports chinois s’établissait en date du 10 décembre à 4.810 dollars, contre un millier de dollars environ ces dernières années.

“Les tarifs finiront bien par retomber, prédit Marc Beerlandt, administrateur délégué de l’armateur MSC Belgium. Mais nous ne savons pas quand. A moins d’une catastrophe économique ou politique de grande ampleur, cette situation est appelée à durer.” La demande de transport par conteneurs a explosé depuis l’été 2020. “Mais l’écart par rapport à 2019 n’est pas gigantesque, nuance Theo Notteboom. En revanche, tout est aujourd’hui bloqué. Plus il y a de navires en attente, plus les capacités disponibles sont réduites. Or, elles sont déjà insuffisantes, ce qui alimente la flambée des prix. Avant la pandémie, 70% à 80%, et parfois 85%, des transports s’effectuaient selon le calendrier. Pour le reste, le retard n’excédait généralement pas un à deux jours. Les statistiques sont aujourd’hui de 30%, voire moins, et le retard est de huit jours en moyenne.”

THEO NOTTEBOOM
THEO NOTTEBOOM© PG

C’est à Los Angeles et dans les ports aux alentours (la principale région de transbordement de conteneurs de la côte Ouest des Etats-Unis) que l’engorgement est le plus marqué. En octobre, au plus fort de la paralysie, 97 porte- conteneurs y étaient immobilisés. Sachant que chaque bâtiment transporte 10.000 conteneurs en moyenne, c’était près d’un million de conteneurs qui attendaient d’être déchargés. Au début du mois de décembre, le retard était toujours de 11 jours. Les autorités portuaires n’ont eu d’autre choix que d’imposer aux navires d’aller jeter l’ancre au large.

En Chine, le problème est le même. Le confinement des ports de Ningbo, Shenzhen, Tianjin et Qingdao a eu des retombées colossales sur le transport maritime: d’énormes volumes ont dû être détournés vers d’autres terminaux, au détriment de la fluidité du trafic dans ces régions. Même en Europe, où le phénomène est quasiment inconnu, des navires patientent jusqu’à être autorisés à entrer dans un port. Relier l’Asie à l’Europe du Nord-Ouest exige 18 jours en moyenne de plus que d’habitude, ce qui explique qu’autant de bâtiments soient déroutés.

“Une partie de la croissance dont Anvers et Rotterdam devraient normalement profiter n’est pas réalisée parce que les navires vont jeter l’ancre à Wilhelmshaven, Zeebrugge, Dunkerque ou Le Havre”, constate Theo Notteboom. L’accélération de l’activité de transbordement de conteneurs dans les grands terminaux européens que sont Anvers, Hambourg et Rotterdam, en témoigne également: Le Havre a accueilli 49% de conteneurs de plus qu’auparavant au cours des neuf premiers mois de 2021 ; le chiffre est de 30% à Barcelone, 25% à Zeebrugge, 22,5% à Sines (Portugal), 16% à Gênes et 15,5% à Gdansk (Pologne).

Pénuries de conteneurs, de dockers et de chauffeurs

Durant le premier confinement, entre février et mai 2020, de nombreux transports ont été annulés faute de demande de produits. Aujourd’hui, 25% des appareillages n’ont pas lieu parce que les navires n’ont nulle part où aller. La chaîne logistique se brise par manque non seulement de capacités maritimes mais aussi de conteneurs, dont près des neuf dixièmes sont fabriqués en Chine. Les prix de l’acier s’étant envolés et les fabricants ne parvenant pas à suivre, les conteneurs coûtent désormais beaucoup plus cher. Par exemple, l’Equateur ne trouve plus assez de conteneurs réfrigérés pour exporter ses bananes.

Tout cela sans compter les autres complications… “Il n’y a pas suffisamment de chauffeurs de camions et un certain nombre de dockers sont malades ou en quarantaine, explique Marc Beerlandt. De surcroît, les employeurs se soufflent les bons ouvriers ; les dockers quittent les ports pour le secteur industriel ou chimique où les jours de vacances sont plus nombreux et où le travail est moins dangereux.”

“Le problème se pose à tous les niveaux, confirme Theo Notteboom. Les conteneurs arrivent ou partent en retard faute de poids lourds ou de wagons ferroviaires. Il s’agit d’un cercle vicieux que viennent aggraver encore les défections de dockers et de chauffeurs de camions. Au Royaume-Uni et en Italie, les routiers sont en nombre nettement insuffisant.”

La question logistique relance le débat sur le nearshoring (rapatriement d’une activité dans un pays proche) et l’ onshoring (externalisation à l’intérieur de son propre pays), dont rien ne dit toutefois pour l’heure qu’il aboutira. Theo Notteboom voit en revanche venir une autre tendance: “Le juste-à-temps devrait être en partie abandonné. Il est indispensable de disposer de davantage de stocks de sécurité. C’est d’ailleurs pour cette raison que le marché des entrepôts se porte si bien. Les consommateurs n’ont plus l’habitude des retards: ils ne trouvent pas normal que certains produits ne soient pas disponibles au magasin du coin ou sur internet.”

MARC BEERLANDT
MARC BEERLANDT© PG

Des chantiers navals débordés

La solution viendra de la construction navale. Les chantiers navals chinois et sud-coréens sont débordés. Les commandes de porte-conteneurs équivalent à près du tiers de la flotte mondiale existante. Il convient toutefois de préciser qu’aucun navire ou presque n’a été construit ces deux dernières années: la menace de conflit commercial entre les Etats-Unis et la Chine a entraîné une contraction des volumes, sur laquelle est venue se greffer la crise sanitaire.

“Le secteur n’a commencé à vraiment réagir qu’à la fin de l’an dernier, rapporte Marc Beerlandt. Il n’avait pas le choix s’il voulait pouvoir satisfaire une demande sans doute appelée à demeurer élevée. Les gens vont consommer autrement. La navigation aérienne, dont les volumes n’ont pas encore renoué avec le niveau d’avant-crise, ne suffit pas à répondre à la demande. C’est la raison pour laquelle certains approvisionnements, en produits pharmaceutiques par exemple, passent par la voie maritime.” A ceci près que le gros des nouveaux navires ne seront mis en service qu’au deuxième semestre de 2023 et en 2024.

“Dans l’intervalle, il y a peu de raisons que les tarifs diminuent, analyse Theo Notteboom. Même s’ils s’allègent un peu en 2022, ils demeureront extrêmement élevés. Les capacités sont loin d’être excédentaires et les armateurs savent à présent que les clients sont prêts à débourser ce qu’ils demandent. Alors qu’il y a deux ans et demi, les expéditeurs rechignaient à dépenser 2.500 dollars, ils n’hésitent plus à mettre 15.000 dollars sur la table. Après les nombreuses années de vaches maigres dues à la surcapacité qui régnait avant l’apparition de la pandémie, les armateurs savent aujourd’hui beaucoup mieux gérer la question, et contrer les spirales de baisses tarifaires. De nouveaux bâtiments vont donc être mis en service, mais comment la demande évoluera-t-elle? C’est la grande inconnue. Y aura-t-il une récession? Quels seront les effets du variant omicron? L’inflation va-t-elle continuer à grimper? Si la demande devait s’intensifier encore ces deux prochaines années, le système logistique se heurterait sans doute à nouveau à ses limites. Mais pour le même prix, il pourrait être confronté à une énorme surcapacité dans deux ans.”

Des navires plus verts?

Les bâtiments actuellement en chantier ne contribueront que peu à la lutte contre le réchauffement climatique, prédit Marc Beerlandt (MSC Belgium). “A partir d’avril 2023, le secteur maritime devra réduire ses émissions de CO2. Mais il ne sait pas encore comment s’y prendre. La seule manière de procéder, pour l’instant, consiste à ralentir la vitesse, au détriment des capacités disponibles.” Les nouveaux porte-conteneurs navigueront donc surtout plus lentement et seront donc plus économes en énergie. “Les bateaux âgés de 15 à 20 ans sont déclassés non pas pour des raisons environnementales mais parce qu’ils consomment trop”, explique le professeur d’économie maritime Theo Notteboom. Le secteur est donc résolument en quête de solutions et Marc Beerlandt douche un peu les espoirs: “La solution sera hybride, annonce-t-il. Ce sera une évolution verte, pas une révolution. Passer d’un fioul facilement accessible et bon marché à des technologies qui n’existent pas encore prendra du temps.”

Le français CMA CGM possède d’ores et déjà des navires à double carburant, propulsés à la fois au LNG et au fioul classique. Maersk, le leader du marché, se pose des questions sur le combustible de demain. Il expérimente d’ailleurs le méthanol, mais les navires dédiés ne représentent qu’une fraction de sa flotte. “A la nouvelle réglementation de l’Organisation maritime internationale viendra s’ajouter le programme européen Fit for 55, ajoute Marc Beerlandt. En Flandre, tant le gouvernement que les autorités locales prennent des mesures, avec le même message: vos navires restent les bienvenus, à condition de consommer et d’émettre moins.

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