A-t-on atteint le plancher des prix dans l’habillement ? Zara et H&M ne peuvent plus rivaliser sur le plan tarifaire avec la plateforme chinoise Shein, et augmentent donc leurs prix. Ils proposent ainsi une meilleure qualité – ce qui favorise aussi la durabilité.
Un petit haut à 4 euros, une jupe à 5 euros, une robe à moins de 10 euros : les prix sur la boutique en ligne chinoise Shein donnent le tournis. Et ravissent plus de la moitié des Belges qui aiment faire leurs achats sur internet. Parmi eux, 54 % ont acheté au cours de l’année écoulée auprès de plateformes asiatiques telles que Shein. Et 6 % y font leurs achats chaque semaine.
Un chiffre frappant, selon lafédération du commerce Comeos, qui a mené l’enquête. “Il y a quelques années, personne n’avait encore entendu parler de ces boutiques en ligne. Aujourd’hui, elles sont devenues des acteurs établis”, constate Nathalie De Greve, responsable du développement durable chez Comeos. Ce qu’elle juge encore plus remarquable, c’est que quatre acheteurs sur cinq chez Shein affirment être conscients que les articles vendus sur ces plateformes sont de mauvaise qualité. “Et pourtant, ils continuent à acheter”, observe-t-elle.
Une vague de colis bon marché
En 2024, plus d’un milliard de colis d’une valeur inférieure à 150 euros en provenance de Chine ont été livrés dans notre pays, selon les données gouvernementales. C’est sept fois plus qu’en 2020. Et la Belgique n’est pas seule à céder aux sirènes de Shein, Temu ou AliExpress. Dans 37 pays, des chercheurs ont examiné la provenance de la dernière commande en ligne effectuée : dans plus de 40 % des cas, elle venait d’une boutique en ligne chinoise.
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Là où les fabricants de vêtements les plus rapides avaient encore besoin de six semaines pour concevoir une nouvelle collection et la mettre en rayon, Shein y parvient en seulement 10 à 15 jours. Et six semaines, c’était déjà très rapide.
Les marques capables de travailler à ce rythme sont qualifiées d’entreprises de fast fashion. Ce concept a été mis au point dans les années 1990 par Inditex, maison mère de la marque espagnole Zara, qui a ainsi pu enchaîner les tendances en un temps record. La chaîne irlandaise Primark a encore renforcé le modèle au cours de la dernière décennie, en produisant davantage à moindre coût, notamment en inondant de très grandes surfaces avec de gros volumes.

Pour Shein, les experts parlent désormais d’ultra fast fashion ou de “mode en temps réel”. La plateforme chinoise ne crée pas elle-même les tendances, mais surveille ce qui fonctionne sur TikTok et d’autres réseaux sociaux – chinois ou non – pour proposer ces produits rapidement et à très bas prix.
Une nouvelle génération de clients
Le secteur belge de la mode voit la menace se préciser. Un signal fort a été envoyé lors de l’événement Fashion Talks à Anvers, lorsque l’analyste retail et spécialiste de la Chine Ed Sander – un Néerlandais “pas franchement à la mode”, selon ses propres mots, mais axé sur les chiffres et les stratégies de vente – s’est adressé aux stylistes présents. “Comment a-t-on pu en arriver là ?, s’interrogeait-il lors de sa conférence. D’où sortent ces boutiques en ligne ?”
La Chine est depuis longtemps considérée comme l’atelier du monde, a rappelé Ed Sander. “Pendant des années, les entreprises occidentales y ont produit à bas coût, avec des marges élevées. Tout le monde y trouvait son compte : les consommateurs occidentaux pouvaient acheter plus pour le même budget, et des centaines de millions de Chinois sont sortis de la pauvreté.” Jusqu’à 800 millions de Chinois ont ainsi connu un avenir meilleur. Mais avec le développement économique, les salaires ont augmenté.
Des taux horaires de 8 dollars ne sont plus rares dans les usines chinoises. Résultat : les entreprises, surtout dans la mode, ont délocalisé vers des pays à moindres coûts, comme le Vietnam ou le Bangladesh. “Il est plus facile de déménager une usine de vêtements qu’une usine d’électronique, souligne Ed Sander. Une entreprise comme Apple ne peut pas partir du jour au lendemain, car ses lignes de production requièrent une expertise spécifique.”
Mais les entrepreneurs chinois ne sont pas restés les bras croisés, observe l’expert. “Ils cherchent constamment de nouvelles opportunités pour faire tourner leurs usines. Les marques occidentales leur ont appris à produire des biens bon marché mais durables. Elles ont d’abord fabriqué pour leur propre marché, puis ont rapidement lorgné l’international.”
“TikTok Shop arrive bientôt. Ce n’est qu’une question de temps.”
Une stratégie agressive, mais efficace
La plateforme américaine Amazon a attiré des fabricants chinois pour vendre sur son site. “Encore aujourd’hui, on y trouve de nombreux produits chinois”, souligne Ed Sander. Mais un bikini qui coûte près de 60 euros sur Amazon est vendu moins de 10 euros par Shein.
Sa stratégie ne s’apparente pas à du B to C (business to consumer), mais bien à du F to C (factory to consumer, de l’usine au consommateur). Contrairement aux entreprises traditionnelles ou à des concurrents comme Amazon, Shein ne possède ni entrepôt ni boutique. Elle n’a donc aucun coût de location ou de surstock. Chaque jour, Shein met en ligne 10.000 nouveaux modèles, contre une centaine par semaine chez les marques de fast fashion. Ces pièces sont produites dans des ateliers distincts, en petites séries. Rien à voir avec Zara, H&M ou Primark, qui misent sur des volumes élevés vendus dans leurs propres magasins. “Shein commande entre 100 et 200 pièces par modèle. Ce n’est que si un article se vend bien qu’il est réassorti, permettant alors au fabricant de dégager une marge”, explique Ed Sander.
Mais ce système est risqué pour les fabricants, souligne l’ONG suisse Public Eye, équivalent helvétique de la campagne Clean Clothes. Ils ne peuvent gagner de l’argent qu’en cas de réassort, et doivent même réserver de l’espace de production en amont.
Le transport reste un poste de coût important

Le transport reste un poste de coût important : 5.000 tonnes de vêtements Shein sont expédiées par avion chaque jour. Malgré cela, les prix restent ultra bas. En dessous de 150 euros, aucun droit de douane n’est appliqué. Et 81 % des articles Shein sont fabriqués à partir de matières plastiques, bien moins chères que le coton. “Le modèle économique de Shein est très bien ficelé. Dommage qu’ils fassent voler autant de cochonneries en polyester”, commente Ed Sander.
L’impossible concurrence sur les prix
“Il est impossible de concurrencer Shein, reconnaît Annick Schramme, professeure à l’université d’Anvers et à l’Antwerp Management School. Surtout pas sur le plan des prix. On constate donc que les entreprises de fast fashion traditionnelles se repositionnent vers le milieu de gamme. Elles ne cherchent plus à proposer les tarifs les plus bas, mais s’adaptent à la capacité et aux attentes de leur public.”
“Pour battre Shein dans cette course effrénée, les marques occidentales doivent miser sur la qualité, l’innovation, l’image et le service.”
La qualité progresse elle aussi. “Zara a déjà pris ce virage depuis un moment”, note Annick Schramme. Une stratégie qu’Ed Sander juge pertinente : les marques occidentales ne peuvent gagner la “course des dragons” avec Shein qu’en misant sur la qualité, l’innovation, l’image de marque et le service.
Cette pression pousse également les enseignes européennes à renforcer leurs engagements en matière de durabilité, tout en leur permettant de restaurer leurs marges.
Vers des collections premium
Désormais, on trouve chez Zara ou dans le groupe H&M des manteaux en cuir ou en laine à plus de 1.000 euros, bien loin des standards grand public. “On pourrait croire qu’ils perdent leur cœur de cible, mais en réalité, ils cherchent à diversifier leur offre et à tester les limites de leur clientèle”, analyse Annick Schramme. Ainsi, la filiale COS du groupe H&M se positionne déjà dans le plus haut de gamme.
Vendre une robe à 9 euros ? “C’est tout bonnement impossible, affirme Annick Schramme. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Shein. Ils travaillent avec des sous-traitants qui ne paient pas leurs ouvriers de manière équitable.”
“Il est difficile pour Pékin de contrôler ou d’orienter Shein, tant son ADN est globalisé.”
Pourtant, rappelle Ed Sander, Shein produit dans les mêmes usines que celles que les marques occidentales fréquentaient autrefois. Pointer du doigt la plateforme chinoise sans examiner la responsabilité des acteurs traditionnels serait un peu facile.
Une riposte politique s’organise
Les pays occidentaux ne restent pas les bras croisés. Aux Pays-Bas, des entreprises et des fédérations professionnelles ont demandé un encadrement plus strict de Shein. La chambre basse du parlement néerlandais a approuvé une motion en ce sens début juin. Le Sénat français a pour sa part adopté presque à l’unanimité un projet de loi interdisant la publicité pour Shein. Le gouvernement français souhaite toutefois consulter la Commission européenne avant d’aller plus loin. Une commission mixte paritaire, composée notamment de représentants du monde des affaires, doit se pencher sur le texte cet automne.
Des associations de consommateurs comme Testachats ont également porté plainte contre Shein pour incitation à la surconsommation et pratiques commerciales trompeuses. Des analyses précédentes avaient déjà révélé que 40 % des vêtements testés contenaient des substances chimiques nocives.
Mais malgré les critiques, le succès de la mode jetable ne faiblit pas. Selon le VITO (l’Institut flamand pour la recherche technologique), un consommateur européen achète en moyenne 19 kilos de textile par an… et s’en débarrasse de 16. Un modèle économique que des plateformes comme Shein, Temu – et bientôt TikTok Shop – exploitent habilement. “Ce dernier n’est pas encore actif en Belgique, prévient Ed Sander, mais ce n’est qu’une question de temps.
Guère prophète en son pays
Shein n’est pas toujours en odeur de sainteté en Chine – et la Chine n’est pas toujours satisfaite de Shein.”Le gouvernement chinois déploie de gros efforts pour redorer son image de pays producteur”, explique Annick Schramme, professeure en management de la mode. Pékin veut se débarrasser de la réputation de fabriquer des produits bon marché et de qualité médiocre. La campagne Made in China 2025 a été lancée pour mettre en avant l’innovation et le savoir-faire industriel chinois. Dans cette stratégie, l’industrie de la mode joue un rôle de soft power, un levier d’influence destiné à asseoir la position de la Chine comme leader industriel mondial.
L’image véhiculée par Shein est en totale contradiction avec cette ambition. “C’est probablement pour cette raison que les autorités chinoises ne sont pas très enthousiastes, estime Annick Schramme. En même temps, il est difficile pour Pékin de contrôler ou d’orienter l’entreprise, tant son ADN est globalisé.” Depuis ses débuts, Shein n’a jamais vraiment manifesté d’intérêt pour le marché intérieur chinois. La marque s’est toujours positionnée comme un acteur mondial.
Elle a d’ailleurs transféré son siège social à Singapour et ne fabrique plus uniquement en Chine, mais aussi au Brésil et en Turquie. Ce choix ne traduit pas une critique du régime chinois, nuance Annick Schramme : “Shein cherche simplement à limiter les risques en diversifiant ses sites de production.” Le fait que ces nouvelles usines soient plus proches de ses marchés de consommation en Europe et aux États-Unis constitue un avantage non négligeable : les colis y arrivent encore plus rapidement.
Sarah Vandoorne