Une part significative des actionnaires belges de référence d’AB InBev a quitté le holding de contrôle du brasseur mondial. Un fossé générationnel est en partie à la base de ce départ.
C’est un signal discret, mais lourd de sens : un peu plus de 66 millions d’actions ont été retirées du holding de contrôle d’AB InBev, Eugénie Patri Sébastien (EPS), entraînant une baisse notable de la participation belge dans le capital du géant brassicole, passée de 23,6% à 19,75%.
Ce mouvement, initié essentiellement par la branche Sébastien, met en lumière les fissures qui parcourent l’actionnariat familial du groupe, autrefois présenté comme un modèle de stabilité. Il révèle un phénomène plus profond encore : une rupture de vision et de valeurs entre les générations.
Problème de succession
Depuis des décennies, la force du syndicat familial belge d’AB InBev reposait sur une structure tripartite incarnée par les branches Eugénie, Patri et Sébastien. Les deux premières ont su préserver un capital concentré et une gouvernance resserrée. La famille de Spoelberch, pilier de la branche Eugénie, détient plus de 30% d’EPS via le holding luxembourgeois Agémar, fort d’un bilan de 7,5 milliards d’euros. Les familles Van Damme et Van der Straten Ponthoz, aux commandes de Patri, contrôlent pour leur part au moins 44% du holding via Patrinvest, dont les actifs dépassent les 13 milliards.
La branche Sébastien, en revanche, n’a jamais réussi à structurer une gouvernance cohérente. Dès la deuxième génération, le capital s’est dispersé entre plusieurs familles nobles belges – de Liedekerke, de Mévius, de Pret Roose de Calesberg ou encore Cornet de Ways-Ruart – sans qu’aucune structure centrale ne parvienne à s’imposer. À la place, une constellation de mini-holdings, peu capitalisés, comme Fortiter (114 millions d’euros de bilan), incarne cette fragmentation.
Officiellement, les familles concernées réfutent toute mésentente. Il ne s’agirait pas de conflits ouverts, mais bien d’un glissement générationnel. À mesure que les lignées s’allongent, que les enfants deviennent petits-enfants, cousins, cousines, alliés, les liens se distendent et les visions se multiplient.
“Certains ne boivent plus d’alcool”
Aux réunions familiales, on compte aujourd’hui entre 300 et 400 personnes. Et dans ce foisonnement d’héritiers, les priorités évoluent. Certains jeunes membres remettent frontalement en cause l’investissement dans une brasserie, souvent pour des raisons de santé ou de valeurs personnelles. “Cela joue énormément auprès de nos jeunes membres de la famille, confie un actionnaire. Certains ne boivent plus d’alcool. Ma fille me demande souvent : ‘Devons-nous vraiment continuer à investir dans l’alcool ?’ Mon frigo est rempli de bières AB InBev, mais mes enfants n’en boivent plus.”
Notons toutefois que pour AB InBev, les bières sans alcool représentent un pilier stratégique important. En 2024, les bières sans ou à faible teneur en alcool (jusqu’à 3,5% maximum) représentaient plus de 6% des volumes de bière.
“Mon frigo est rempli de bières AB InBev, mais mes enfants n’en boivent plus.” – Un actionnaire
Lignes de fracture
Ce changement d’attitude ne s’arrête pas à l’alcool. Il se manifeste aussi dans les choix d’investissement. Après le rachat de SABMiller en 2016, les familles ont envisagé d’autres cibles : Kraft Heinz ou encore Burger King. Mais toutes n’ont pas suivi. Seules les branches Van Damme et de Spoelberch ont misé sur la restauration rapide. Les actionnaires de Sébastien, eux, s’y sont opposés, refusant d’investir dans des produits qu’ils ne consomment pas.
Ces divergences, combinées à l’essoufflement du modèle de croissance externe d’AB InBev, ont progressivement fragilisé la cohésion. Le titre en Bourse a chuté de 124 euros en 2015 à 54 euros aujourd’hui. Les dividendes ont fondu. La belle histoire industrielle, faite de fusions et d’acquisitions effrénées, semble derrière elle. Et le lien émotionnel entre les familles et l’entreprise s’étiole.
Autrefois exclues des postes opérationnels pour éviter le favoritisme, les familles n’ont plus que trois représentants au sein du conseil d’administration d’AB InBev. Elles s’en remettent à des relais externes pour le suivi financier. Cette distance nuit à la fameuse affectio societatis, ce sentiment d’appartenance qui cimentait encore le projet collectif il y a une génération.
La coopérative belge Sébacoop, bras représentatif de la branche Sébastien, en est une illustration. Lors d’une réunion générale, en septembre 2023, certains administrateurs ont déploré le manque de vision, d’échanges et même d’intérêt. Il n’y aurait plus que deux réunions par an avec la direction d’AB InBev, et tout passerait par des rapports d’analystes.
Une gouvernance à repenser
Face à cette dérive, certains espèrent une relance. Le remplacement de deux administrateurs de Sébacoop par Jan Vander Stichele, président de Lotus Bakeries et fin connaisseur des entreprises familiales, est accueilli avec espoir. L’un des actionnaires confie : “EPS, sous sa forme actuelle, est dépassée. Il faut réinventer une structure plus souple, plus moderne, adaptée à un actionnariat en pleine expansion.”
Le chantier est vaste. Mais le signal est clair : dans l’une des plus puissantes dynasties entrepreneuriales du pays, la question de la transmission ne se joue plus uniquement sur le plan fiscal ou organisationnel. Elle est devenue existentielle.