Le Filigranes nouveau est arrivé

Joévin Ortjens et Mehmet Sandurac veulent conserver l’esprit Filigranes, à savoir un lieu de convivialité, de conseils personnalisés et de rencontres avec les auteurs. © Hatim Kaghat
Frederic Brebant
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances 

Dans quelques jours, un “Filigranes 2.0” sera inauguré au cœur de l’immense boutique Mayfair à Bruxelles. Un nouveau départ pour cette librairie mythique, sauvée de la faillite par le multi-entrepreneur Mehmet Sandurac qui se plaît à combiner mode, design, business et culture.

Des centaines de caisses vertes en plastique qui se vident peu à peu… Dans quelques jours, elles auront disparu du décor pour laisser la place à un alignement impeccable d’étagères et de livres en tout genre. Plus de 150.000 ouvrages auront ainsi quitté l’ancienne librairie Filigranes de l’avenue des Arts à Bruxelles pour rejoindre leur nouvelle résidence Mayfair, à moins d’un kilomètre de là, sur le boulevard de Waterloo.

Ce 23 avril, un “Filigranes 2.0” sera en effet inauguré dans l’espace agrandi d’un somptueux department store qui, jusqu’ici, laissait la part belle à la mode, au design et aux gadgets décalés. Désormais, les deux enseignes s’imbriqueront avec malice dans un vaste espace de 3.500 m² sous l’appellation Mayfair X Filigranes, déployé sur quatre étages, avec de hauts plafonds et des puits de lumière qui dépoussièrent l’image de l’ancienne librairie.

La date n’a pas été choisie par hasard. Décrété Journée mondiale du livre par l’Unesco, le 23 avril est le moment idéal pour inaugurer le nouveau Filigranes. En coulisse, les ouvriers et les équipes de Mayfair se sont fortement activés pour que tout soit fin prêt en ce jour médiatiquement porteur. “Depuis un mois, on enchaîne des journées de 16 heures, sept jours sur sept, pour pouvoir accueillir les clients à cette date importante, confie Mehmet Sandurac, propriétaire de Mayfair X Filigranes. On ressent beaucoup de fatigue, mais à part ça, tout se passe pour le mieux. On n’a pas eu de mauvaises surprises.”

Repreneur “fashion”

Mehmet Sandurac est un homme discret. À bientôt 38 ans, ce multi-entrepreneur originaire de Waterloo a été désigné par le tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles, en novembre dernier, pour reprendre Filigranes en fâcheuse posture financière. La célèbre librairie fondée par Marc Filipson était alors en procédure de transfert sous autorité judiciaire et l’offre de l’homme d’affaires providentiel a finalement été retenue pour assurer la pérennité des activités. Mehmet Sandurac a mis 305.000 euros sur la table et s’est engagé à garder 31 des 45 employés alors répertoriés chez Filigranes.

A priori, son choix “littéraire” peut sembler étonnant. Mais à l’examiner de plus près, cette diversification de ses activités se révèle des plus pertinentes. Diplômé en ingénierie commerciale de l’Ichec, l’entrepreneur a d’abord été actif dans l’événementiel, avant d’ouvrir en 2008 sa première boutique de mode Happiness pour hommes, femmes et enfants à Waterloo. La mode sera d’ailleurs le fil conducteur de son développement, avant que l’art et le design ne s’invitent dans la danse commerciale.

En une quinzaine d’années, les enseignes de Mehmet Sandurac se sont multipliées à Bruxelles et dans le Brabant wallon (Urban Rose, YellowKorner, Melville, Hyde, etc.), mais c’est surtout le concept store Mayfair qui a lancé sa vraie success story. Fondée en 2012 à Waterloo, cette boutique dédiée aux vêtements et aux meubles raffinés va se dédoubler quelques années plus tard à Bruxelles pour s’installer finalement en 2022 sur le prestigieux boulevard de Waterloo, entre les boutiques Giorgio Armani, Delvaux et autre Burberry.

Prolongement naturel

Si Mehmet Sandurac veille toujours sur l’ensemble de ses enseignes en tant que CEO, c’est son bras droit Joévin Ortjens qui assure aujourd’hui la gestion opérationnelle de Mayfair X Filigranes en tant que COO. Après avoir fait ses premiers pas professionnels chez les stylistes français Isabel Marant et Jérôme Dreyfuss, ce passionné de mode et design a travaillé pour un groupe d’antiquaires durant 15 ans, avant de rejoindre l’aventure entrepreneuriale de Mehmet Sandurac en 2018 et de s’investir pleinement dans le développement de Mayfair, tant à Waterloo que dans la capitale.

Gestionnaire de l’enseigne au quotidien, il a donc pris à bras le corps l’intégration de Filigranes dans l’espace bruxellois qui s’est récemment agrandi avec la reprise de la surface commerciale de l’ancien showroom de BMW, juste à côté de la boutique phare. Si les deux bâtiments disposeront d’entrées bien distinctes pour la librairie et le department store, les deux espaces seront toutefois connectés au sein même de l’enseigne globale Mayfair X Filigranes pour faciliter les découvertes entre les deux mondes.

Mais pourquoi, finalement, avoir relevé le défi d’installer une vaste librairie dans le concept originel d’une boutique de mode et de design ? “Le livre a toujours fait partie de notre univers, répond Joévin Ortjens. Bien sûr, nous n’avons jamais vendu de romans, mais le livre d’art était déjà présent chez Mayfair parce que c’était une manière, pour nous, de faire un lien explicite entre la culture et les vêtements ou les meubles que l’on vend. Mais aujourd’hui, nous allons plus loin. C’est vraiment important de montrer qu’il y a une vraie valeur ajoutée avec l’arrivée de Filigranes.”

Position de force

Le pari commercial est-il gagné d’avance pour autant ? À l’heure de la digitalisation tous azimuts et d’un manque de lecture flagrant chez les jeunes, miser sur l’avenir du livre est-il économiquement judicieux ? “En 2024, le marché du livre en Belgique a reculé d’à peine 0,3%, répond l’homme d’affaires Mehmet Sandurac. C’est rien du tout ! Il est passé de 265 millions d’euros en 2023 à 264,8 millions l’année dernière. Donc, ce marché ne se porte pas si mal qu’on pourrait le penser. D’ailleurs, nos gros distributeurs sont confiants et je pense que le livre ne perdra pas de sa force. On y croit !”

Il reste que, dans ce secteur particulier du retail, les marges sont faibles et la rentabilité du livre pas toujours garantie. D’autant plus que le grand patron de Mayfair X Filigranes a injecté plus d’un million d’euros dans le déménagement de la librairie et surtout dans l’aménagement de l’ancien showroom de BMW désormais relié au bâtiment principal. “Justement, nous sommes en train de revoir nos conditions avec toutes les maisons d’édition, rétorque Mehmet Sandurac. On essaie de récupérer les marges qui étaient accordées il y a plus de cinq ans dans le secteur et on va y arriver car Filigranes représente aujourd’hui, en Belgique, 10% du marché du livre vendu en librairie. Les négociations sont bien engagées.”

Toujours plus grand

Portée par un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros en 2024, l’enseigne Mayfair espère atteindre les 15 millions de revenus cette année avec l’intégration de Filigranes et vise même les 20 millions à l’horizon 2026. Car parallèlement au développement de l’enseigne bruxelloise, Mehmet Sandurac et Joévin Ortjens nourrissent aussi de belles ambitions pour le department store de Waterloo. L’actuelle surface commerciale de 1.000 m² va bientôt s’offrir une extension de 700 m² grâce à la reprise de l’ancien Zara voisin, soit quelque 1.700 m² pour enrichir l’expérience client, probablement à la fin de l’été.

Portée par un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros en 2024, l’enseigne Mayfair espère atteindre les 15 millions de revenus cette année avec l’intégration de Filigranes.

Et ce n’est pas tout. Si le projet reste aujourd’hui dans les cartons, le duo ne désespère pas de partir un jour à l’assaut de la France avec le concept Mayfair. “Le rêve, ce serait Paris, confie le CEO, mais on ne peut pas se rater ! On n’aura pas de deuxième chance, donc il faudra y aller quand on sera vraiment sûrs de nous.”

En attendant, le duo place toute son énergie dans l’installation de Filigranes au cœur du Mayfair bruxellois. Petit à petit, les départements de la librairie prennent vie entre les sections Littérature, Sciences humaines, Loisirs & Bien-être, Beaux-Arts, BD, Mangas & New Romance ou encore Nederlands & International. La trentaine de libraires venus de l’avenue des Arts prennent doucement leurs repères, fidèles à l’esprit de Filigranes que Mehmet Sandurac et Joévin Ortjens veulent conserver, à savoir un lieu de convivialité, de conseils personnalisés et de rencontres avec les auteurs. Dans cette logique, un espace très lumineux dédié aux débats et aux dédicaces a été aménagé avec déjà une première liste de personnalités françaises annoncées comme François Bégaudeau fin avril, Camille Kouchner en mai ou encore Michel Barnier en juin.

À côté de Mehmet Sandurac et Joévin Ortjens, respectivement CEO et COO de la double enseigne, Grégory Hankar dirigera quant à lui la librairie. © Hatim Kaghat

Trio de choc

Dans le nouvel organigramme de Mayfair X Filigranes, un autre entrepreneur a rejoint l’aventure de la librairie réinventée. À côté de Mehmet Sandurac et Joévin Ortjens, respectivement CEO et COO de la double enseigne, Grégory Hankar sera quant à lui exclusivement en charge de la direction de la librairie. L’homme a fondé et dirigé les entreprises Be Home et Fab Origin en Belgique, avant d’accepter cette nouvelle responsabilité chez Filigranes avec “l’ambition de préserver cette institution bruxelloise tout en l’inscrivant résolument dans le futur”, dixit les intéressés.

C’est donc Grégory Hankar qui a aujourd’hui les mains dans le cambouis littéraire, même si le grand patron ne se trouve jamais loin. “Mehmet est un vrai challenger, confie son bras droit Joévin Ortjens. Il intervient toujours au bon moment pour s’assurer que l’on ne soit pas trop sûrs de nos idées trop rapidement et donc pour que l’on soit vraiment convaincus que le choix final est le bon. C’est très agréable parce que, comme c’est fait de la bonne manière, ça nous permet de nous remettre en question sur nos décisions et de toujours s’assurer qu’on offre le meilleur au client. Mehmet est un vrai passionné de vente, un vrai passionné de retail, un vrai passionné du contact client.”

“J’aime aussi bien faire attention à ce que le magasin soit propre, que tout soit carré, que la table soit bien parallèle au mur, que de parler avec les clients, renchérit Mehmet Sandurac. J’adore échanger avec eux. Et j’aime beaucoup vendre. En fait, j’aime bien toutes les étapes du retail. Je suis vraiment passionné par mon travail et je vois toujours plus grand.”
Nul doute que l’aventure entrepreneuriale est loin d’être terminée et que Paris se déclinera un jour à la sauce Mayfair.

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