Le Covid-19 contaminera-t-il la recherche?
Le ralentissement de l’économie a mis entre parenthèses de nombreux projets de recherche. Au risque de tarir les innovations dans les entreprises et d’enrayer la reprise en 2021 et après.
La course mondiale aux vaccins a démontré l’excellence de l’industrie pharmaceutique belge. GSK à Wavre, bien entendu, mais aussi Novasep (Seneffe), Kaneka-Eurogentec (Liège) ou Univercells (Charleroi) figurent dans les consortiums constitués pour produire en masse ces vaccins. Cette position enviable, notre pays la doit notamment à la stratégie de soutien, depuis de longues années, à la recherche dans le secteur de la santé.
18.362 emplois
Le personnel de R&D en équivalents temps plein en Wallonie, soit 1,4% de l’emploi total de la Région. Cette proportion est très légèrement inférieure à la moyenne européenne.
Cette stratégie porte désormais des fruits bien visibles, il serait donc logique de la poursuivre. Ce n’est malheureusement pas aussi simple que cela. “Avec la crise, de nombreux projets de recherche ont été mis en pause dans les entreprises, explique Jean-Christophe Dehalu, économiste à l’Union wallonne des entreprises et président du pôle Politique scientifique (PPS) du Conseil économique et social régional. Le risque que ces projets, ou en tout cas une partie d’entre eux, soient définitivement abandonnés est bien réel. Cela aurait un impact sur la valeur ajoutée, l’innovation ou l’emploi potentiellement dévastateur à terme pour notre économie.” Dans un rapport sur l’évaluation de la politique scientifique, transmis aux gouvernements de la Wallonie et de la Fédération Wallonie- Bruxelles, le PPS préconise dès lors une série d’actions visant à relancer ces projets de recherche: souplesse accrue de l’administration dans le traitement des dossiers, mobilisation de pôles de compétitivité, etc. Et il faudra sans doute aussi racler les fonds de tiroirs budgétaires, le temps que les entreprises reconstituent leur trésorerie.
Les dépenses en R&D des entreprises wallonnes représentent 576 euros par habitant ou 2,04% du PIB. En Europe, seules les entreprises suédoises (2,4%), autrichiennes (2,13%) et allemandes (2,12%) font mieux.
L’une des vertus de l’écosystème wallon est d’avoir réussi à décupler les collaborations entre les entreprises, les universités et les centres de recherche, notamment au travers des pôles de compétitivité. Mais quand les entreprises, sans l’apport desquelles nombre de labos ne sont plus viables, tournent au ralenti, l’impact se fait ressentir sur tout l’écosystème. “L’urgence est ailleurs, tout le monde le comprend, concède Jean-Christophe Renauld, professeur de médecine, prorecteur chargé de la recherche à l’UCLouvain et membre du PPS. Nous voyons un tarissement des projets, avec le risque de perdre des compétences, des chercheurs financés par ces projets. Quand l’économie repartira, serons-nous en mesure de répondre aux nouveaux besoins? La question est bien présente.” “L’urgence focalise évidemment toute l’attention, abonde Véronique Lardot, vice-président du PPS et chef de projet à l’Inisma (centre de recherche des matériaux). Mais il faut aussi préparer l’avenir et cela passe par l’innovation dans les entreprises. Plus vite nous parviendrons à réenclencher cela, mieux elles seront positionnées.”
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La pharma, et après?
Les investissements en R&D représentent, en Wallonie, 2,64% du produit intérieur brut. Un chiffre inférieur à l’objectif européen de 3% du PIB mais supérieur à la moyenne européenne (2,08%). L’accord de gouvernement prévoit d’arriver aux 3% cette année (avec la chute du PIB, ce devrait être le cas) et de grimper ensuite jusqu’à 4% en 2035 et 5% en 2025, “dont un tiers provenant du public”. Cette dernière précision n’est pas innocente car 71% des dépenses de recherche sont aujourd’hui financées par les entreprises, soit l’un des niveaux les plus élevés d’Europe. “Il est tentant de se satisfaire de ce chiffre de 2,64%, précise Jean-Christophe Renauld. Mais il dépend de quelques très grosses entreprises qui investissent beaucoup.”
La dépendance est aussi sectorielle puisque les deux tiers des dépenses de R&D des entreprises wallonnes proviennent de la pharmacie et de la chimie. “Une telle concentration est une source de risque, analyse Jean-Christophe Dehalu. C’est dommage de ne pas voir émerger d’autres secteurs car nous avons des compétences très singulières, par exemple dans la technologie des matériaux.” Tout comme les analystes de la Banque nationale (lire l’encadré ci-dessous), les responsables du PPS regrettent un certain manque de structuration des acteurs dans le numérique. “Nous avons des entreprises formidables et des ressources de grande qualité dans les universités et centres de recherche, poursuit Jean-Christophe Dehalu. Mais il n’y a pas, dans le numérique, une chaîne de valeur intégrée comme dans la pharma ou l’aéronautique.”
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La course aux aides européennes
Si la recherche est une compétence transférée depuis longtemps aux Communautés et Régions, le principal soutien public demeure l’Etat fédéral à travers les institutions scientifiques fédérales (580 millions d’euros, à destination surtout des politiques spatiales) et plus encore les mesures fiscales sur l’emploi des chercheurs et les revenus des brevets (2,2 milliards d’euros). Les entités fédérées restent bien en dessous avec 400 millions d’euros en Fédération, 280 à la Région wallonne et 50 à Bruxelles. Le PPS insiste bien entendu pour que les pouvoirs publics confirment leurs objectifs de refinancement de la recherche mais aussi pour que la Wallonie se profile un peu mieux dans les programmes européens.
Le taux de captation (part des projets wallons dans le plan Horizon 2020) est nettement inférieur à la part de la Wallonie dans la population européenne et l’écart tend à se creuser depuis le début du siècle. “Au-delà du financement, ces programmes européens sont aussi une opportunité de nouer des partenariats avec les meilleurs acteurs mondiaux, souligne Jean-Christophe Dehalu. Ne pas y être suffisamment a, à terme, un impact sur la compétitivité de l’économie wallonne et l’excellence de sa recherche.” Or, quand les chances d’être sélectionnés sont minces (à peine 16% de projets acceptés dans la dernière programmation), les acteurs tant publics que privés hésitent à consacrer du temps et de l’argent pour monter des projets. “Convaincre les chercheurs que ça en vaut la peine n’est pas gagné d’avance”, assure Jean-Christophe Renauld. La Région prévoit certes des primes pour le montage de ces projets mais elles sont limitées aux seules PME. Le PPS réclame leur extension aux universités et centres de recherche. “Une bonne coordination et des actions pour placer les acteurs wallons dans les bons réseaux européens aideront aussi à améliorer le taux d’approbation des projets wallons, ajoute Véronique Lardot. Il faut vraiment s’entraider pour y arriver.”
Ces fameuses filières STEM
En Belgique francophone, à peine 14,5% des diplômés de l’enseignement supérieur sont issus de filières dites STEM ( science, technology, engineering and mathematics), contre 25% en moyenne dans l’Union européenne. D’où des difficultés de recrutement dans les équipes de recherche et, plus largement, dans les profils scientifiques dont les entreprises innovantes ont besoin pour assurer leur croissance. Comment dépasser cette faiblesse persistante? Le PPS prône l’organisation d’une semaine d’actions spécifique, des communications adaptées aux jeunes, la promotion de formations en alternance, etc. Des recommandations en phase avec l’intention des gouvernements mais, en ce domaine comme en d’autres, on a appris à attendre que les intentions se transforment en actes avant de s’en réjouir.
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Pincée d’optimisme: de plus en plus de jeunes femmes s’engagent dans des filières STEM. “Il est toutefois frappant de constater qu’elle s’orientent plus volontiers vers le biomédical que vers l’électronique ou la mécanique, souligne Jean-Christophe Renauld. Les stéréotypes ont la vie dure.” Véronique Lardot invite à cet égard à améliorer l’image des métiers qu’une femme peut espérer dans l’industrie lourde. “Les femmes sont présentes dans l’industrie mais vous les voyez plus dans le contrôle qualité ou les laboratoires d’analyse que dans la production, dit-elle. Elles sont cantonnées à certains types de fonction et cela n’aide pas à l’attractivité des filières auprès des jeunes filles. En revanche, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il n’y a pas plus de femmes dans les métiers liés à l’informatique.”
La Banque nationale pointe “la vulnérabilité” des innovations belges
L’an dernier, l’Office européen des brevets (OEB) a enregistré 2.423 brevets provenant de Belgique. Cela représente une progression de 18% depuis 2010 et place notre pays dans le top 15 mondial. Une position plus qu’honorable même si elle est juste en dessous des pays voisins et des pays scandinaves. Le moteur de l’innovation européenne reste l’Allemagne qui représente 40% des déposants de l’Union, loin devant la France.
La Belgique doit ses bons résultats en ce domaine à trois secteurs: la biotechnologie, la pharmacie et les “autres machines spéciales” (fabrication de ciment et plastiques, appareils pour les lasers et impressions 3D), dans lesquels les demandes belges de brevets sont proportionnellement plus élevées. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, dans la métallurgie, le génie civil et la chimie. “Ces trois principaux domaines d’innovation ne coïncident pas avec ceux se développant le plus rapidement sur l’ensemble du marché européen, relève la Banque nationale dans une étude récente sur la capacité d’innovation de l’économie belge. La Belgique semble être peu présente dans le secteur florissant des innovations numériques.” L’intégration de l’intelligence artificielle dans un large éventail de développements industriels, notamment dans les secteurs où la Belgique dispose d’un avantage relatif, peut cependant “mener à un meilleur positionnement futur”, souligne la BNB.
Cette étude pointe une faiblesse structurelle de l’innovation en Belgique: sa forte concentration dans les mains de grandes entreprises, souvent à capitaux étrangers (10 acteurs concentrent 40% des brevets belges déposés à l’OEB). De ce fait, “la Belgique a été moins en mesure de s’approprier pleinement les rendements des connaissances qu’elle produit”, ce qui, poursuit la BNB, constitue “une source de vulnérabilité à un moment où de profondes incertitudes prévalent en raison des craintes d’une démondialisation et d’un remaniement des chaînes d’approvisionnement dans un large éventail d’industries”.
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