L’agriculture urbaine est-elle rentable ?
Fermes verticales, serres hydroponiques en toiture d’immeubles, cultures de champignons en sous-sol, élevages de poissons… Pour développer les circuits courts, des projets audacieux de production agricole commencent à émerger en milieu urbain. Mais leur rentabilité est encore loin d’être assurée. Exemples à Bruxelles, où la Région ambitionne, d’ici 2035, de produire localement 30 % des fruits et légumes consommés par ses habitants.
Pour trouver la première ferme verticale de la capitale, il faut se rendre à Etterbeek. A l’arrière du grand magasin Freshmed, les entrepreneurs Alexandre Van Deun et Olivier Paulus ont assemblé un étrange cube en bois, qui renferme cinq étages de culture d’herbes aromatiques. Eclairées par des leds multicolores, surveillées par ordinateur et alimentées par de l’eau de pluie filtrée, les petites plantes poussent en vase clos. Dans cet environnement étonnant, les deux entrepreneurs cultivent du basilic, de l’origan, de la ciboulette, de l’aneth… avant de se mettre au persil, à la menthe, à la coriandre ou aux fleurs comestibles.
Le projet Urban Harvest en est encore au stade expérimental. Cette première ébauche de ferme verticale sert de laboratoire en attendant une réalisation de plus grande envergure. D’ici la fin de l’année, la start-up, soutenue par l’accélérateur Start it de KBC, s’installera dans un hangar de 700 m2. Pour financer cette future exploitation, les entrepreneurs sont en pourparlers avec plusieurs investisseurs, et lanceront un crowdfunding avec la plateforme Spreds : ” Nous cherchons entre 150.000 et 200.000 euros pour réaliser ce projet “, précise Alexandre Van Deun.
Les cofondateurs d’Urban Harvest ont quitté le poste qu’ils occupaient dans une grande entreprise pour tenter cette aventure. Malgré une méconnaissance totale en agriculture, ils se sont dirigés vers un concept de culture urbaine durable. Ils ont financé leur proof of concept sur fonds propres, en bricolant une mini-exploitation avec les moyens du bord… et des idées claires : ” L’objectif de l’agriculture urbaine est de se rapprocher le plus possible du consommateur final. Une nouvelle production peut s’intégrer en ville, dans des bâtiments désaffectés non utilisés. C’est une alternative durable aux aliments issus de pays lointains, dont les méthodes de production peuvent s’avérer moins qualitatives et moins équitables “, explique Alexandre Van Deun.
Un concentré de technologie
Si le duo d’entrepreneurs a choisi de se focaliser sur les herbes aromatiques, c’est justement parce que ce type d’aliments est souvent importé de l’étranger. En relocalisant leur production et en la rapprochant de l’acheteur, Urban Harvest s’incrit dans la mécanique du circuit court, qui évite un transport coûteux et peu écologique, tout en misant sur un label made in Belgium auquel le consommateur est de plus en plus sensible.
Le concept de base des fermes verticales est de développer, grâce à la technologie, une culture naturelle, mais dans un environnement fermé et régulé. Avantage ? Ne pas être soumis aux aléas de l’agriculture traditionnelle… ” Nous optimalisons les conditions climatiques “, souligne Alexandre Van Deun. Les plantes sont disposées sur un réseau de gouttières alimentées par un circuit d’eau réglé au millilitre près. La température est maintenue à un niveau constant, pour contourner les difficultés liées aux fortes chaleurs et à la sécheresse rencontrées cet été. La photosynthèse est assurée grâce à des lampes leds de type professionnel, spécialement dessinées pour cet usage, et dont les teintes roses, blanches ou bleutées donnent à ces fermes verticales un aspect presque psychédélique.
Une nouvelle production peut s’intégrer en ville. C’est une alternative durable aux aliments issus de pays lointains, aux méthodes parfois moins qualitatives et équitables.” Alexandre Van Deun, d’Urban Harvest
Le défi des agriculteurs urbains est de trouver le bon spectre lumineux . ” Chaque puce led, qui correspond à une longueur d’onde particulière, a un effet bien précis sur le développement de la plante. Par exemple, pour éviter qu’elle ne grandisse trop, il faut ajouter un peu de bleu “, souligne Sébastien Lahouste. En charge du business development chez TEA Energy, une société spécialisée dans les leds, cet ingénieur reçoit de plus en plus de demandes pour des projets de fermes verticales en Europe, en Asie et aux Etats-Unis. ” En comparaison avec les installations qui se développent dans d’autres régions, la taille des projets belges est encore modeste “, témoigne néanmoins Sébastien Lahouste. Sa société travaille entre autres avec Plenty, une entreprise californienne active dans l’agriculture technologique en intérieur, qui a créé une exploita- tion de 10.000 m2 à San Francisco. Plenty a levé 200 millions de dollars en 2017, notamment auprès de SoftBank et du patron d’Amazon Jeff Bezos. D’autres projets d’envergure ont également émergé à New York (Aerofarm, Bright Farms) et Montréal (Lufa Farm). Enfin, financée notamment par la compagnie d’aviation Emirates, la plus grande ferme verticale du monde s’installera bientôt à Dubaï.
Gains écologiques et financiers
Ces exploitations intérieures promettent des gains écologiques et financiers. En termes de surface au sol, la productivité peut être multipliée par le nombre d’étages de ” plantations ” (parfois plusieurs dizaines) sur lesquels ces fermes s’élèvent. Une manière de compenser le coût (beaucoup) plus élevé du terrain en ville. La consommation d’eau peut également être réduite drastiquement (jusqu’à 95 % d’économie), via un système dynamique de récupération fonctionnant en circuit fermé. Les concepteurs de ces fermes urbaines se vantent aussi de ne pas utiliser de pesticides, grâce à un environnement contrôlé où les insectes indésirables peuvent difficilement se glisser. Enfin, l’optimisation via un logiciel spécialisé de tous les paramètres de production permet de ne plus être dépendant des cycles naturels et de cultiver des plantes en permanence. Un plant de basilic peut ainsi pousser et être récolté en trois à quatre semaines, avant de laisser place à son frère jumeau.
Ces fermes verticales, qui en sont aujourd’hui au stade embryonnaire, rentrent en tout cas dans les plans de développement agricole de la Région bruxelloise. Dans le cadre de sa campagne Good Food, la capitale s’est fixé un objectif ambitieux d’ici 2035 : produire localement 30 % des fruits et légumes consommés par ses habitants. Pour la première fois, Bruxelles était donc présente à la Foire de Libramont afin de promouvoir son agriculture urbaine, par l’intermédiaire de sa ministre de l’Environnement Céline Frémault (cdH).
Exploitations artificielles?
Cette agriculture urbaine et technologique peut aider à populariser les circuits courts et la consommation locale. Mais elle est également critiquée par les défenseurs d’une agriculture durable et naturelle : ” Les fermes verticales permettent de produire intensivement sur des surfaces au sol très réduites. Mais ce sont des exploitations tout à fait artificielles, qui sont à l’opposé de l’agro-écologie que nous défendons. Nous exploitons un sol vivant et nous suivons les cycles naturels “, explique Etienne Duquenne, de la Ferme Nos Pilifs.
Coûts plus importants
Cette entreprise de travail adapté, qui combine notamment des activités de ferme pédagogique et de jardinerie, est située à Neder-Over-Heembeek, sur la commune de Bruxelles. Elle a dédié une surface d’une quarantaine d’ares à la culture de fruits et légumes bios, qui sont vendus aux visiteurs ou alimentent le restaurant intégré au lieu. Mais ce système a ses limites : ” Rentabiliser une telle activité en ville est un challenge. Un simple potager, qui ne produit pas toute l’année, ne permet pas de rentrer dans ses frais. L’équipe qui le gère s’occupe donc aussi d’autres tâches, comme l’accueil des visiteurs, la sensibilisation, la formation, etc. “, précise Etienne Duquenne.
Aujourd’hui, la plupart des potagers urbains partagés comptent en effet sur la bonne volonté de leurs animateurs, le bénévolat ou encore les stagiaires non rémunérés pour tenter de garder la tête hors de l’eau. Autant de pratiques difficilement tenables si l’on veut créer un véritable business sur le long terme, mais auxquelles leurs concepteurs sont contraints vu la concurrence des exploitations ” traditionnelles ” installées en milieu rural. ” En ville, les coûts de production sont toujours plus importants, souligne Etienne Duquenne. L’accès aux terrains est difficile ; ceux-ci sont petits, morcelés, pas forcément très praticables. Rentabiliser des projets agricoles sur de très petites échelles, ce n’est pas évident. ” D’autant que les économies assurées sur le transport ne contrebalancent pas ces coûts de production élevés.
Et pourtant, des entrepreneurs audacieux y croient. C’est le cas de l’architecte Steven Beckers. Au-dessus des abattoirs d’Anderlecht, il vient d’installer le projet BIGH et ses 4.000 m2 dédiés à l’agriculture urbaine et circulaire. Sur le toit de ce temple de l’alimentation carnivore poussent désormais des courgettes, des framboises, du fenouil, des laitues, des courges, etc. A côté du potager se dresse une impressionnante serre ultramoderne où l’on cultive plusieurs variétés de tomates. Elle fonctionne sur le principe de l’hydroponie : les plants ne sont pas enterrés, mais reposent sur un substrat irrigué par une eau riche en sels minéraux. Agriculture circulaire oblige, cette eau est fournie par la… pisciculture. Dans une dizaine de bassins voisins barbotent en effet environ 30.000 bars rayés. A terme, 36 tonnes de poisson sortiront ainsi chaque année des toits de l’abattoir.
Quinze autres projets sont déjà sur la table. Deux vont bientôt se concrétiser à proximité de Paris.” Steven Beckers, à la tête du projet BIGH
Ce système mêlant culture et élevage de poissons s’appelle l’aquaponie. Et elle est le principal levier financier du projet BIGH : ” Le poisson devrait représenter 60 % de la rentabilité de l’exploitation “, avance Steven Beckers. La serre, qui produit notamment des tomates haut de gamme vendues aux alentours de 20 euros le kilo, devrait aussi dégager des marges. Pour le potager, qui n’est productif que six mois par an, l’espoir est d’arriver à l’équilibre. Steven Beckers table sur un chiffre d’affaires d’un million d’euros dès la première année, et espère un retour financier sur l’ensemble de l’exploitation dans les six ans.
Compte tenu des investissements de départ, c’est un fameux pari. La start-up BIGH a levé 4,5 millions d’euros auprès d’investisseurs privés et public, telle la Société régionale d’investissement de Bruxelles (SRIB). Un montant de 2,7 millions a directement été injecté dans le développement de la ferme urbaine anderlechtoise. L’initiateur du projet s’est également entouré d’experts chevronnés (pisciculteurs, horticulteurs…), a opté pour des matériaux durables écologiques et de qualité, et a installé des équipements professionnels de pointe. ” Rien que le système informatique gérant la pisciculture coûte 90.000 euros “, précise Steven Beckers. Le concept, qui fait sensiblement figure de précurseur, pourrait faire des petits sur d’autres sites en Belgique (Anvers, Gand, Liège, Ostende ont été approchés) et à l’étranger. ” Quinze projets sont déjà sur la table. Deux vont bientôt se concrétiser à proximité de Paris : Villeneuve-La-Garenne et Gonesse “, se réjouit l’architecte.
Des toits aux caves
On le voit, les toitures d’immeubles, notamment de grands bâtiments industriels, constituent une option intéressante pour prendre possession d’espaces sous-utilisés en ville. Mais ce genre d’installation agricole reste difficile à exploiter. Une culture en hauteur n’est pas aussi facile d’accès qu’au ras du sol. De plus, tous les bâtiments ne supportent pas le poids des serres et, surtout, des potagers. Le projet BIGH, qui est implanté sur une construction neuve, a par exemple dès le départ pris en compte cette problématique en renforçant la structure portante. Un terreau spécial, constitué de lave, est également utilisé afin d’alléger le poids des cultures.
Une autre solution originale pour trouver de l’espace en zone urbaine est donc de s’installer en sous-sol. Permafungi (Tour & Taxis) et Le Champignon de Bruxelles (Caves de Cureghem) occupent un espace souterrain, particulièrement adapté à la culture du champignon. ” La température y est assez constante et le loyer peu élevé “, avance Hadrien Velge, CEO de la start-up Le Champignon de Bruxelles.
La jeune entreprise, soutenue par des coopérateurs et par le fonds Scale-Up, cultive du shiitake, du maitake et du nameko. Ces trois variétés de champignons japonais sont moins répandues dans le commerce que de grands classiques comme le champignon de Paris ou les pleurotes. Un choix qui permet à la société bruxelloise d’éviter la concurrence de grands cultivateurs, notamment néerlandais, qui pratiquent des tarifs imbattables.
Hadrien Velge reconnaît cependant que ses champignons made in Brussels sont plus chers d’environ 40 % que le prix du marché. Une nécessité, s’il veut assurer la rentabilité de l’affaire : ” Cela nous ferme quelques marchés mais nous avons des pistes pour être plus efficaces à l’avenir et pour réduire nos coûts “, assure le CEO. L’équipe songe à optimiser son système de production. Elle aimerait également augmenter le nombre de ses récoltes, mais est actuellement freinée dans son élan. Sur ses 200 m2 de culture, Le Champignon de Bruxelles a en effet le potentiel pour récolter quatre tonnes de champignons par mois, et ce tout au long de l’année ! Malheureusement, la demande reste très saisonnière et rythmée par les habitudes de consommation des Belges, qui dégustent généralement du champignon en automne. Durant la haute saison, la start-up vend jusqu’à deux tonnes de champignons par mois. Mais en été, le volume tombe à 500 kilos.
Les micropousses à la rescousse
Pour pallier cette difficulté, Hadrien Velge vient de lancer une nouvelle initiative : Eclo. A côté de ses champignons japonais, il a installé une ferme urbaine de micropousses. Ces légumes très tendance sont des versions miniatures de brocolis, radis, chou rouge, moutarde, etc. Très riches en nutriments, ils sont utilisés par les chefs pour parachever la décoration de leurs assiettes, et commencent à percer auprès du grand public. Tous les projets d’agriculture urbaine, notamment BIGH et Urban Harvest, lorgnent d’ailleurs aussi ce marché prometteur des micropousses. Une nouvelle opportunité de revenus pour des agriculteurs citadins à la recherche d’un business model rentable.
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