Au dernier salon du Bourget, qui vient de s’achever, l’interdépendance entre PME et grandes entreprises de l’aéronautique et de la défense wallonne a été plus marquée que jamais. Ce rendez-vous sectoriel reflétait les grandes tendances actuelles, et notamment la place grandissante de la défense, comme le montre la hausse des budgets.
Au salon aéronautique du Bourget, qui s’est tenu du 16 au 22 juin, les exposants belges (plus de 80), et plus spécialement wallons, étaient venus en force. Pas de quoi être surpris, répond l’administratrice générale de l’Awex, Pascale Delcomminette : “Dans le seul secteur de l’aéronautique, sans compter le spatial, la Wallonie compte 120 entreprises et 7.000 emplois directs. C’est pour nous un des secteurs phares à l’exportation. Tous les deux ans, nous déployons cette grande opération, avec un espace de 1.200 mètres carrés et 55 exposants wallons.”
“On le voit dans les grandes tendances du salon, poursuit Pascale Delcomminette : la défense a pris une importance grandissante, traduisant la hausse des budgets depuis 2021 et le développement de programmes européens. La décarbonation est également fort présente, de même que le newspace et la mobilité aérienne avancée. Ce sont des secteurs dans lesquels nous avons des forces, en raison du nombre de nos entreprises, mais aussi de leur diversification : Sonaca dans les structures (l’entreprise fabrique les bords d’attaque des ailes d’Airbus, ndlr), Safran Aero Boosters dans les compresseurs, Aerospacelab et Thales Alenia Space dans l’électronique spatial, ALX Systems dans les drones, Coexpair, Feronyl dans les matériaux composites… Et puis évidemment l’armement léger avec FN Herstal. L’ensemble de l’écosystème est présent. Je n’utilise pas le mot par hasard. On ressent l’interconnexion de toutes ces entreprises : il y a une dynamique positive d’entraînement dans ce secteur.”
Exemple : l’entreprise namuroise Coexpair, qui fabrique des machines de moulage de pièces en composite pour des parties d’avion. Alors que Sonaca est en train de racheter les activités “structures” du groupe espagnol Aciturri, Coexpair a lui aussi renforcé ses liens avec le groupe espagnol auquel il va livrer de nouvelles machines.
Cette dynamique est poussée par deux moteurs. Le premier est le réveil des bruits de bottes et l’augmentation des dépenses de défense, qui concerne directement l’aéronautique et le spatial. Le second est la reprise du trafic aérien après le Covid-19 : aujourd’hui, le trafic aérien est 14% plus élevé qu’en 2019, et l’on prévoit que plus de 40.000 nouveaux appareils seront livrés ces 20 prochaines années, cela dans un contexte où tous les acteurs cherchent à construire des avions qui émettront moins de CO2.
Safran Aero Boosters (SAB), à Herstal, est particulièrement concerné. “Avec un chiffre d’affaires d’environ 1 milliard d’euros pour un secteur aéronautique qui, en Belgique, en réalise 2,5 milliards, nous sommes la principale société aéronautique belge, rappelle François Lepot, le CEO de SAB. Notre produit phare est le compresseur basse pression, la partie avant du moteur d’avion. Nous sommes leader mondial aujourd’hui, mais le remplacement des avions actuels commence à se préparer. Nous développons donc des technologies pour rester incontournables.”
Vers 2035, entreront en service des Airbus et des Boeing qui devraient consommer 30% de moins que les avions actuels, grâce entre autres à des compresseurs qui tourneront deux fois plus rapidement. Pour continuer à faire la course en tête, Safran a inauguré deux investissements en quelques mois en Région wallonne. Le premier, BeCOVER, est un banc d’essai capable de tester tous les compresseurs, actuels et à venir, civils et militaires, et dans lequel la Région wallonne et la SFPI fédérale sont co-investisseurs. Le second investissement, réalisé aussi en partenariat avec Wallonie Entreprendre et la SFPI, est une usine flambant neuve – Safran Blades – spécialisée dans la fabrication d’aubes de compresseur en titane pour le moteur LEAP de nouvelle génération. L’usine, qui a nécessité un investissement d’une centaine de millions d’euros, emploiera 150 personnes en vitesse de croisière et produira 2.000 aubes par jour. “C’est en ayant des avantages techniques, des brevets et des technologies qui nous rendent incontournables que nous arrivons à développer une telle activité dans nos pays à salaires élevés”, souligne François Lepot.
De la métallurgie à l’aéronautique
CRM Group, le centre de recherche liégeois, a participé à la création de Safran Blades. “Forger les ailettes des compresseurs est un défi technique qui était jusqu’alors relevé uniquement en Russie, en Israël et en Chine, explique Joeri Neutjens, le CEO de CRM Group. Face aux tensions géopolitiques, Safran a choisi de rapatrier cette production en Belgique et nous avons accompagné Safran dans le développement de son usine de Marchin. Le projet coche toutes les cases : réindustrialisation, innovation et ancrage local.”

Historiquement ancré dans la métallurgie depuis sa création en 1948, le centre de recherche, qui occupe aujourd’hui 300 personnes et dispose d’un budget d’une cinquantaine de millions (financés à 80% par l’industrie), a opéré un virage stratégique il y a six ans, lorsque Joeri Neutjens en a pris les commandes. “Après la lourde restructuration d’ArcelorMittal, nous avions perdu notre base industrielle, explique-t-il. Nous avons donc lancé il y a six ans une diversification multisectorielle, ciblant des industries locales comme Safran Aero Boosters, Thales, Sonaca, Sabca… Cette stratégie a été soutenue par la Région wallonne, notamment à travers le projet Wings (Walloon Innovation for the Green Skies).”
Lancé par la Région au moment du Covid-19 pour maintenir l’activité de recherche dans le secteur aéronautique, le projet Wings a permis de soutenir le secteur via une centaine de millions de subsides et est toujours actif. Les grands de l’aéronautique wallonne – Safran Aero Boosters, Sonaca et Thales – collaborent à ce partenariat qui réunit aussi des centres de recherche, un groupe de PME du secteur et bien évidemment Skywin, le pôle de compétitivité wallon. CRM Group en fait aussi partie.
“Aujourd’hui, le centre est actif dans l’économie circulaire, la capture de CO2, la défense et le spatial, poursuit Joeri Neutjens. Nous avons contribué au vol inaugural d’Ariane 6 avec des boîtiers protégeant l’électronique des satellites contre les variations thermiques extrêmes. L’aéronautique représente actuellement 5 à 10% de nos activités, mais cette proportion est amenée à croître”, précise-t-il.
“Nous sommes un bébé Wings”
Et c’est en réunissant grandes entreprises, pouvoirs publics et acteurs de l’innovation que l’écosystème aéronautique wallon s’agrandit. De l’aveu même de ses responsables, MachineSight, une jeune PME de Marche-en-Famenne, née il y a sept ans et qui compte déjà 25 employés, n’aurait jamais vu le jour sans aide régionale. “Nous sommes un bébé Wings, sans qui nous n’aurions pas pu financer notre prototype, souligne Jean-François Aernouts, un des cinq partenaires à la tête de l’entreprise.”
Le produit phare de MachineSight, Occulus, est un logiciel de vision industrielle, décliné en Occulus Prime lorsqu’il est intégré à une cellule robotisée. L’application est utilisée en sidérurgie, pharmacie, agro-alimentaire et aéronautique. “Cette cellule robotisée peut par exemple inspecter les défauts cosmétiques lors de la fabrication des aubes de moteur d’avion”, poursuit Jean-François Aernouts. On voit donc l’utilité de ces machines pour un groupe comme Safran. MachineSight affiche déjà un chiffre d’affaires de 3,5 millions d’euros et a été nommée cette année ambassadrice des Gazelles pour le Luxembourg.
Un autre exemple d’interdépendance est donné par MPP, PME de la région liégeoise spécialisée dans le contrôle non destructif. “Nous déployons un ensemble de technologies non invasives pour détecter fissures et défauts sans endommager les pièces, afin qu’elles puissent être réutilisées”, explique Sébastien Halleux, le directeur technique. MPP va ouvrir une filiale au Québec, afin de suivre le développement des activités nord-américaines de Safran.
Mais MPP se développe aussi en Belgique, où l’entreprise vient de racheter Alkar Technology, une petite entreprise de Binche, et construit un nouveau bâtiment en région liégeoise pour répondre à la demande croissante et aux besoins de stockage. Depuis sa reprise en 2019, MPP a triplé ses effectifs (elle compte 30 collaborateurs) et quadruplé son chiffre d’affaires (il atteint 2,5 millions d’euros en 2024). L’entreprise travaille pour le nucléaire, la défense, les parcs d’attractions (comme Plopsaland) et le spatial, où elle contrôle par exemple les coiffes d’Ariane 6. C’est aussi la première PME à avoir été certifiée par l’américain Lockheed Martin pour le contrôle de pièces pour l’avion de chasse F-35 de ce dernier.
Tiens, puisque l’on parle du F35, qui équipe désormais nos Forces aériennes, une autre entreprise wallonne, Feronyl, basée à Mouscron, a signé au Bourget une lettre d’intention avec Lockheed Martin afin de poursuivre leur collaboration pendant 10 années de plus. Feronyl a en effet développé des pièces en matériaux composites capables de résister aux températures extrêmes d’un chasseur.
Aéronautique et défense
Continuons notre promenade. Nous rencontrons GDTech, une entreprise fondée dans les années 1990 par Guy Janssen, un ingénieur civil passionné par les calculs et qui a fait de GDTech un acteur incontournable dans les domaines de la simulation numérique, du calcul et de la conception d’outillage. Basée à Alleur, avec des implantations à Pau (France), Calgary (Canada) et des bureaux commerciaux aux États-Unis et en Europe, l’entreprise poursuit une belle croissance, employant près de 300 personnes, et elle est l’exemple type de ces entreprises duales, actives dans l’aéronautique civile et la défense.
Dans l’aéronautique, GDTech intervient à différentes étapes, de la conception de pièces comme les ailettes de moteur à leur réparation. L’entreprise fournit, par exemple, des outillages pour la maintenance des moteurs d’avion, notamment pour Safran à l’aéroport de Zaventem, où le nombre de moteurs à réviser est en augmentation. “Nous regardons si une pièce abîmée peut être réparée, ce qui évite de remplacer systématiquement par du neuf”, précise Lisa Ludicello, business developer chez GDTech.
La défense est un autre secteur stratégique pour GDTech. “Dans l’armement, nous avons un logiciel qui permet de dire dès le départ comment l’outillage devrait être réalisé. Cela permet de gagner énormément de temps et d’argent”, précise Alain Maricq, responsable de la CAO chez GDTech.
Un effet de cascade
La force de beaucoup d’entreprises wallonnes est en effet d’être duales: elles profitent de la dynamique de l’aéronautique et de la défense. “D’ici fin 2025, nous doublerons notre production de mitrailleuses et quadruplerons celle des munitions, observe Henry de Harenne, le directeur de la communication du groupe FN Browning, qui souligne aussi l’importance d’avoir des accords de long terme tels que celui que le groupe a signé l’an dernier avec l’armée belge, donnant à l’armurier liégeois la production pour 20 ans de munitions de petit calibre, un deal important.
“Pour l’industrie de la défense, la sécurité d’approvisionnement est essentielle, commente Henry de Harenne. Nous avons donc des chaînes d’approvisionnement très locales. Selon une étude de l’Université de Liège, 67% de nos fournisseurs sont des entreprises belges, 90% viennent du Benelux, de France et d’Allemagne, et moins de 2% sont des entreprises extra-européennes. Lorsque nous investissons, il y a d’importants effets de cascade pour l’économie locale.”
C’est d’ailleurs pour renforcer cette dynamique qu’une nouvelle alliance stratégique a été formée entre Thales, FN, John Cockerill et IGNITY, l’incubateur créé par le gouvernement wallon, pour soutenir les start-up wallonnes de la défense. L’alliance, baptisée WOODI (Walloon Optimized Operational Defense Initiative), est une nécessité, souligne Alain Quevrin, le CEO de Thales en Belgique. “C’est important à deux niveaux, dit-il. Nous avons ‘une ardeur d’avance’ dans l’animation du tissu de l’industrie de la défense, et il nous faut garder cette position. Mais pour ce faire, il faut embarquer l’agilité et la dynamique des PME et des start-up. C’est vraiment une réflexion sur l’animation de tout cet écosystème. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de pleurer dans cinq ans.”