La librairie Filigranes en quête d’un repreneur pour survivre

La librairies Filigranes cherche un sauveur pour colmater les fuites et assurer son avenir. (Photo by HATIM KAGHAT / BELGA MAG / Belga via AFP) (Photo by HATIM KAGHAT/BELGA MAG/AFP via Getty Images) © BELGA MAG/AFP via Getty Images
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

À la barre d’un navire qui prend l’eau, le fondateur Marc Filipson et la directrice générale Véronique Croisé cherchent un sauveur pour colmater les fuites et assurer l’avenir de la librairie Filigranes. Sur le pont, la colère gronde chez les matelots, mais les deux capitaines veulent encore y croire.

Son histoire atypique pourrait prendre place sur les étagères de sa librairie Filigranes. Entre Gatsby le magnifique de Scott Fitzgerald et Le Procès de Franz Kafka, la vie de Marc Filipson ressemble à un véritable roman qui dévoile, aujourd’hui, ses pages les plus sombres. La société Intell, qui gère l’enseigne de livres, est confrontée à de gros soucis financiers et cherche un repreneur pour sauver l’essentiel de ses activités.

Si la descente aux enfers et la grogne des employés sont bel et bien palpables, le personnage principal, lui, ne se départit pas de son éternel sourire: Marc Filipson se dit résolument optimiste et vise le happy end. Vu son parcours original, on pourrait être tenté de le croire. Car Filigranes, c’est surtout – ou plutôt c’était – une belle success story. Un adolescent qui tombe par hasard dans le monde de l’édition à la fin des années 1970, qui débute sa carrière de libraire en 1983 à Bruxelles avec une minuscule boutique de 25 m² et qui se retrouve, dans les années 2010, à la tête d’une centaine d’employés et d’un espace de 2.600 m², soit le plus grand magasin de livres de Belgique.

Le secret de sa réussite ? Filigranes n’est pas qu’une “simple librairie”, c’est un espace de vie, un lieu de rencontres, une bulle littéraire dans une ville délétère et, surtout, une marque forte qui mixe accueil et convivialité, dédicaces et conseils personnalisés. Résultat : un chiffre d’affaires qui n’a jamais cessé de grimper pour atteindre le pic des 15 millions d’euros à la charnière des années 2020, grâce à ce concept résolument novateur et à la multiplication de l’offre (180.0000 références à son apogée) disponible dans trois librairies Filigranes (Etterbeek, Ixelles et Knokke).

Grandeur et décadence

Mais dans toutes les belles histoires, il y a les côtés obscurs, les coups de théâtre et les déboires. Si Marc Filipson est un vrai passionné et un excellent vendeur de ses auteurs, c’est aussi un patron exigeant, fort en gueule, “tyrannique” diront certains, “un brin caractériel” ajouteront d’autres. Bref, une personnalité forte qui, souvent, dérange et qui lui vaut ce coup de massue au printemps 2022, indispensable à toute bonne dramaturgie.

À cette époque, le patron de Filigranes fait l’objet d’une plainte signée par 48 employés (sur une centaine de collaborateurs) qui pointent un management problématique et relatent des faits de harcèlement. Affecté par leur “demande d’intervention psychosociale à caractère collectif” déposée auprès de Securex, Marc Filipson encaisse et fait un pas de côté.

Commence alors un nouveau chapitre, signé Véronique Croisé. L’administratrice déléguée des papeteries Nias est nommée directrice générale de Filigranes et décide de remettre de l’ordre dans la librairie. Sa mission première consiste à jouer la carte de l’apaisement et à optimiser les ressources humaines de l’entreprise, mais l’ingénieure en gestion diplômée de Solvay va rapidement être confrontée à d’autres problèmes tout aussi préoccupants. Certes, elle ne trouve pas de “cadavre dans le placard”, mais une société dont la situation financière ne cesse de se dégrader depuis la crise sanitaire : l’exercice 2021-2022 de Filigranes s’est soldé par une perte nette de plus de 900.000 euros et l’avenir ne s’annonce guère réjouissant, vu le contexte économique ambiant.

Rigoureuse, Véronique Croisé tente de rectifier le tir, en vain. Malgré une politique de gestion drastique (fermeture le lundi, diminution du stock, réduction des coûts, licenciements, etc.), l’hémorragie financière ne se tarit pas et s’aggrave même avec 1,1 million de perte pour l’exercice suivant.

Marc Filipson et Véronique Croisé – Valorisée à 12 millions d’euros il y a une dizaine d’années à peine, l’entreprise Filigranes ne vaudrait plus que 500.000 euros aujourd’hui. © PG

Une crise multifactorielle

Mais comment Filigranes en est-il arrivé là ? Pour la directrice générale, c’est un ensemble de facteurs qui ont précipité la chute de la librairie. “Il y a d’abord eu la suppression de la tabelle imposée par un décret de la Communauté française qui a impacté négativement nos marges, détaille Véronique Croisé. Il y a eu ensuite une baisse de trafic de la clientèle, non seulement à cause du télétravail généralisé depuis le covid, mais aussi à cause de la baisse du pouvoir d’achat due à la guerre en Ukraine et à la crise énergétique qui s’en est suivie. Et enfin, l’indexation automatique des salaires (+14%) et le changement de commission paritaire, de la 201 à la 311, propre à Filigranes, qui a aussi alourdi le poids de la masse salariale. Sans parler de l’augmentation des frais généraux qui ont pesé sur la comptabilité, ainsi que des problèmes de mobilité à Bruxelles et du ‘Filigranes bashing’ qui en a refroidi plus d’un… »

Le fondateur de Filigranes en est lui aussi convaincu : outre le contexte économique défavorable à la stabilité financière de Filigranes, le plan Good Move et ses impacts sur la mobilité à Bruxelles ont en effet découragé de nombreux clients, tout comme l’écho médiatique donné à l’affaire Filipson. “Il est indéniable que le bashing subi depuis deux ans a contribué à la situation actuelle, même s’il est difficile d’en quantifier l’impact, réagit l’intéressé. Mais il n’y a pas que ça. Depuis les attaques du 7 octobre, on sent aussi que les choses en changé…”

L’homme n’en dira pas plus. Marc Filipson revendique sa judaïté et laisse sous-entendre qu’une forme de boycott s’est aussi installée à Bruxelles à l’encontre de certains commerces depuis qu’Israël mène sa guerre à Gaza contre le Hamas. Des faits qu’il est difficile de vérifier et d’en mesurer l’impact économique.

Objectif sauvetage

Avec ce tableau bien sombre de la situation financière de Filigranes qui affiche trois millions de dettes cumulées au compteur, sa société mère Intell n’a pas eu d’autre choix que de solliciter l’ouverture, le 18 septembre dernier, d’une procédure de transfert sous autorité judiciaire. Soumise au tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles, l’objectif de cette action est de “trouver un ou plusieurs projets de reprise des activités et du personnel” dans un délai de quatre mois.

Transfert sous autorité judiciaire

La directive européenne du 20 juin 2019 en matière de restructuration et d’insolvabilité a été récemment transposée en droit belge par la loi du 7 juin 2023. Entrée en vigueur le 1er septembre 2023, cette loi s’applique donc à toutes les procédures ouvertes à partir de cette date. Avant la réforme, le transfert sous autorité judiciaire était une procédure visant à assurer la continuité de l’entreprise. Jusqu’au 31 août 2023, il s’agissait de procédures de « réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice ».

La réforme a ainsi modifié la finalité de cette procédure qui porte désormais la dénomination de “transfert sous autorité judiciaire”. Le but est de transférer les actifs ou les activités d’une entreprise afin de maximiser le produit pour les créanciers et de favoriser le transfert du personnel. En cas de pluralité d’offres comparables de candidats acquéreurs, la priorité est accordée par le tribunal à celle qui garantit la permanence de l’emploi par un accord social.

Pour l’instant, deux repreneurs se sont déjà manifestés (dont un qui privilégierait le scénario du crowdfunding), mais d’autres candidats pourraient encore surgir dans les prochaines semaines. Valorisée à 12 millions d’euros il y a une dizaine d’années à peine, l’entreprise ne vaudrait plus que 500.000 euros aujourd’hui, selon sa directrice générale. Mais pour relancer véritablement la machine Filigranes, le repreneur élu devra sans doute débourser 1,5 million de plus, soit une enveloppe de deux millions au total pour garantir la poursuite des activités.

“Je n’aurai sans doute plus mon mot à dire, annonce Véronique Croisé, mais je suis plutôt confiante dans l’avenir de l’entreprise, pour autant que l’on mette en place un nouveau business model avec de nouveaux indicateurs clés de performance, les fameux KPI. Cette perspective est d’autant plus positive que Filigranes doit déménager avant mars 2026 vers un bâtiment plus petit, moins énergivore, moins exposé aux problèmes de mobilité et que le repreneur pourra bénéficier d’une enveloppe déjà prévue pour ce déménagement par les propriétaires actuels.”

Souris puisque c’est grave

Pour Marc Filipson, c’est une page qui se tourne dans l’histoire de son propre roman. “J’ai tout perdu, mais plus les choses vont mal, plus je me sens bien, sourit-il, et ce n’est pas de la comédie ! Je reçois énormément de messages de soutien et il n’est pas impossible que je fasse encore partie de l’aventure, notamment si on se dirige vers une formule de crowdfunding. Je pensais tout arrêter, mais je suit prêt à partager mon savoir-faire, si l’on m’y invite.”

Je suis plutôt confiante dans l’avenir de l’entreprise, pour autant que l’on mette en place un nouveau business model avec de nouveaux indicateurs clés de performance.” – Véroique Croisé, directrice générale de Filigranes

Les employés, eux, ne le voient pas de cette façon. Dans un communiqué publié il y a quelques jours à peine, les travailleurs de Filigranes ont exposé leur point de vue avec le soutien des organisations syndicales. Ils veulent, disent-ils, “proposer des solutions concrètes à un futur repreneur pour sauver l’entreprise et garantir son avenir”, tout en insistant sur ce point délicat : “Filigranes ne se résume et ne résumera jamais uniquement à Marc Filipson, écrivent ces employés. C’est avant tout un travail collectif de passionnés du livre qui n’ont de cesse de découvrir et de faire découvrir tout ce qui se peut se dire et s’écrire dans le monde et sur le monde”.

Sans doute. Mais comme le souligne Eric Hollander, ami du fondateur et auteur des campagnes publicitaires de Filigranes durant de longues années : “C’est oublier un peu vite que, sans Marc Filipson, la librairie n’existerait pas et que ses employés ne seraient donc pas là pour évoquer leur avenir professionnel, ironise le creative chairman de l’agence Air. Filigranes est une marque forte, qui a de la valeur, et tout repreneur devrait bien réfléchir avant de changer éventuellement de nom, voire même de se passer des services de son ancien patron qui, on le sait, déploie une énergie folle pour vendre ses auteurs. C’est une vraie force : dans Filigranes, il y a une marque et un Marc !”

Comme dans tout bon roman qui se respecte, le suspense demeure et il ne reste désormais qu’un peu plus de trois mois aux repreneurs pour sauver le navire amiral. Avec Véronique Croisé et/ou Marc Filipson à son bord ? Mystère. Rendez-vous à la mi-janvier pour embrasser le happy end… ou pas.

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