La fusion nucléaire attire de plus en plus d’entreprises
La fusion nucléaire cherche désespérément à se défaire de son statut d’éternelle promesse. Mais la technologie a-t-elle réellement une place dans le système énergétique du futur?
Le futur de notre système énergétique se trouve-t-il à Foothill Ranch, en Californie? Cette petite ville située entre Los Angeles et San Diego héberge le siège de TAE Technologies, qui a annoncé une nouvelle levée de fonds de 280 millions de dollars début avril, ce qui porte le total levé à 880 millions de dollars. Son objectif: développer un réacteur de fusion nucléaire capable de fournir de l’électricité d’ici 2030.
Ce serait une percée pour cette technologie qui véhicule depuis des années l’image d’une éternelle promesse. Il y a 50 ans, on prévoyait qu’un premier réacteur basé sur la fusion nucléaire serait opérationnel 30 ans plus tard. Aujourd’hui, Vincent Massaut, le directeur adjoint business development & support au sein du Centre d’étude de l’énergie nucléaire (CEN) de Mol, voit toujours cette technologie capable de produire de l’électricité dans… 30 ans. “Je suis optimiste: en France, le réacteur de recherche Iter est sur la bonne voie et il y a de l’argent disponible. Un réacteur commercial basé sur la fusion nucléaire est possible pour 2045.”
C’est 15 ans après la limite que s’est fixée TAE, mais Vincent Massaut préfère garder les pieds sur terre. “Je ne connais pas TAE, mais j’ai déjà entendu tant de promesses… Plusieurs entreprises sont actives dans ce domaine, notamment au Canada et au Royaume-Uni. Elles développent une technologie intéressante mais nous sommes encore loin d’un réacteur opérationnel.”
La fusion nucléaire est la gentille petite soeur de la fission nucléaire, la technologie utilisée dans les réacteurs nucléaires existants. “Gentille” car l’approche la plus traditionnelle de la fusion nucléaire, avec un plasma de deutérium et de tritium, ne peut être utilisée à des fins militaires. Ces réacteurs produisent également moins de déchets hautement radioactifs, et ceux-ci deviennent inoffensifs relativement vite: après 200 à 300 ans au lieu de dizaines de millions d’années pour la fission nucléaire. Enfin, cette technique nécessiterait peu de carburant, ce qui doit en principe limiter les dégâts en cas d’accident.
Atteindre le facteur Q
L’histoire apprend que toute invention permettant de produire plus efficacement de l’énergie donne un coup d’accélérateur au progrès. Les machines à vapeur ont donné le coup d’envoi de la première révolution industrielle. Le gaz et l’électricité ont rendu la production économique indépendante de la lumière du jour ou des bougies, alors que le pétrole a dopé la mobilité et le commerce.
Il est encore trop tôt pour affirmer que la fusion nucléaire s’inscrira dans cette continuité. La technologie consiste non pas à scinder mais à fusionner des noyaux d’atomes. Pour y parvenir, il faut les chauffer à 150 millions de degrés Celsius. A cette température, les atomes fondent pour former un plasma d’hélium: une soupe de protons et d’électrons qui ne sont plus liés entre eux. Ce plasma est maintenu en place par des champs magnétiques.
Le grand défi consiste à atteindre un facteur Q (pour qualité) supérieur à 1. Autrement dit, de produire plus d’énergie que celle nécessaire pour entretenir le processus de fusion. “C’est le critère de Lawson, explique Christian Dierick, expert en énergie à Agoria et coordinateur d’IterBelgium. La production d’énergie dépend de la densité du plasma, de la température et du temps. Dans le soleil, la fusion nucléaire intervient à une température de cinq à six millions de degrés mais les volumes et la pression sont beaucoup plus importants. Pour travailler de manière plus compacte que dans notre étoile, on a besoin de températures beaucoup plus élevées.” Comme il est extrêmement compliqué de maîtriser ces lois de la physique, de nombreux scientifiques doutent de la plupart des annonces lancées par des entreprises privées comme TAE ou General Fusion, une entreprise canadienne dans laquelle ont investi l’an dernier notamment la société d’investissement flamande Gimv, de Mévius DLF, le véhicule d’investissement luxembourgeois de la famille propriétaire d’AB InBev et le patron d’Amazon, Jeff Bezos. General Fusion espère construire un réacteur de démonstration au Royaume-Uni à partir de l’an prochain.
L’anneau lisse et le cabossé
Deux projets sont actuellement en pole position. Le premier, l’International Thermonuclear Experimental Reactor (Iter), a commencé en 1988. Iter est au départ le fruit d’accords pris entre les Etats-Unis et la Russie pour rechercher ensemble si la fusion nucléaire était une source d’énergie réaliste. Trente-trois pays ont participé au financement du réacteur construit depuis 2008 à Cadarache, près d’Aix-en-Provence. L’Union européenne prend 40% du financement à son compteet les Etats-Unis, la Russie, l’Inde, la Chine, la Corée du Sud et le Japon environ 10% chacun.
L’objectif initial faisait état d’un réacteur de fusion nucléaire opérationnel en 2016, à un coût estimé de cinq milliards dollars. Désormais, on vise plutôt un réacteur opérationnel en 2025, et les premières réactions de fusion nucléaire en 2035. “Nous avons déjà de plus petits réacteurs qui permettent de tester certains aspects. Nous sommes assez sûrs du potentiel de la technologie”, explique Vincent Massaut.
Un deuxième projet prometteur est le Stellarator, dont le réacteur le plus avancé, le Wendelstein 7-X, est opérationnel depuis 2015 à Greifswald, en Allemagne. Tant Iter que le Stellarator se présentent sous une forme d’un anneau, mais celle d’Iter est assez lisse, alors que le Stellarator est plus ondulé, voire un peu cabossé. Ce design plus complexe doit rendre le plasma plus stable.
Il existe encore une autre méthode, appelée confinement inertiel, qui bénéficie d’un intérêt militaire. Il s’agit alors de bombarder de petites billes creuses de deutérium et de tritium à l’aide de lasers. La paroi extérieure de cette petite bulle explose, ce qui déclenche la fusion nucléaire. L’armée française construit un réacteur pilote à Bordeaux, et les Etats-Unis expérimentent également cette technologie. On n’en attend cependant pas de grands résultats au cours des décennies à venir, du moins pour la production d’énergie commerciale.
Apport belge
La Belgique aussi joue un rôle significatif dans le développement de la fusion nucléaire. Dès le premier réacteur pilote, le laboratoire de physique du plasma de l’école militaire était impliqué dans la technologie d’antenne à micro-ondes nécessaire pour chauffer le plasma. Ces antennes sont utilisées tant par Iter que par son prédécesseur, le réacteur de recherche Jet à Culham (Grande-Bretagne).
A Mol, le CEN prend à son compte les tests de matériaux et les mesures, à l’aide de son réacteur BR2. Depuis son démarrage en 1962, c’est un des réacteurs de recherche les plus puissants au monde. C’est aussi en Campine que l’on construit le réacteur Myrrha, premier réacteur de recherche au monde piloté par un accélérateur de particules. “Nous ne connaissons pas exactement les dommages que provoquent les neutrons issus de la fusion nucléaire sur les matériaux utilisés. Nous pourrons le tester là-bas”, explique Vincent Massaut. Outre les instituts scientifiques, des entreprises belges participent également à ces différents projets. Soixante-deux entreprises sont ainsi membres d’IterBelgium, une cellule de coordination pilotée par la fédération des entreprises technologiques Agoria qui a pour but d’informer aussi bien que possible les entreprises belges sur les possibilités de la fusion. Toutes ces sociétés ne sont pas actives dans la fusion proprement dite. Des grutiers comme Aertssen et Saerens visent, par exemple, une partie de la contribution logistique aux travaux de construction très complexe. Trois filiales françaises du spécialiste gantois de l’étude de sol ABO font également des recherches géotechniques et de stabilité.
“Certaines travaillent en sous-traitance et ne peuvent pas communiquer sur ce qu’elles font exactement. Et tous les membres n’ont pas encore conclu de contrat pour Iter mais ont fait part de leur intérêt”, explique Christian Dierick. D’autres doivent encore faire preuve de patience. Hydrogenics, par exemple, pourrait fournir des appareils d’électrolyse pour l’usine de tritium. Mais celle-ci ne sera construite que dans une phase ultérieure.
Certaines entreprises jouent déjà un rôle important. Mayekawa Chemical à Zaventem a livré les compresseurs qu’Air Liquide a installés dans l’usine d’hélium construite pour Iter. Celle-ci est quatre fois plus grande que la plus grande usine d’hélium au monde. L’hélium refroidit les aimants qui maintiennent le plasma à – 269° C. L’entreprise de contrôle Vinçotte supervise la fabrication des segments de la chambre à vide. HTMS (High Tech Metal Seals) fournit des joints pour les portes qui relient l’intérieur et l’extérieur de la cuve du réacteur de fusion d’Iter où l’on doit travailler dans des conditions de vide extrême. En Campine, Magics Instruments, une spin-off du CEN et de l’Institut de microélectronique et composants de Leuven (Imec), est la référence mondiale pour l’électronique résistante aux rayonnements. Dans le prolongement de l’Iter Business Forum, un salon bisannuel pour les entreprises intéressées par Iter, Christian Dierick a apporté son soutien à la Big Science Belgium Platform. “Les entreprises qui travaillent pour Iter disposent sans doute de technologies ou des connaissances qui peuvent également être utiles pour le Cern (Centre de recherche et accélérateur de particules en Suisse, Ndlr), l’Agence spatiale européenne ou un projet comme le télescope Einstein, qui pourrait être établi à la frontière entre la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne. L’objectif est d’élargir le marché sur lequel nos entreprises technologiques sont actives.”
Production décentralisée
Quel rôle la fusion nucléaire peut-elle jouer dans le paysage énergétique du futur? Certains critiquent les investissements lourds encore nécessaires pour son déploiement à l’échelle commerciale. Vincent Massaut nuance: “Le coût d’Iter est évalué à 18 milliards de dollars. Cela représente un à deux euros par an par habitant des pays participants. Ces 18 milliards sont une somme énorme… mais un porte-avions entièrement équipé coûte déjà 9 milliards. Vous préférez un tel navire ou une solution à la problématique de l’énergie?”
Pour qu’une technologie aussi complexe puisse produire de l’électricité à un prix compétitif, Christian Dierick et Vincent Massaut tablent sur un réacteur d’au moins 500 MW. Cela correspond aux plus anciens réacteurs nucléaires belges. A titre de comparaison, les réacteurs les plus récents, Doel 4 et Tihange 3, sont deux fois plus grands. “La consommation d’énergie va continuer à augmenter. L’Inde, le Brésil et la Chine consomment moins d’énergie que nous mais ces pays veulent aussi augmenter leur niveau de vie. Une production d’énergie à grande échelle restera nécessaire”, précise Vincent Massaut.
L’Union européenne vise cependant 100% d’énergie renouvelable en 2050. La production décentralisée jouera alors un rôle clé: de l’énergie solaire ou éolienne à petite échelle chez les entreprises et les particuliers, complétée par des éoliennes offshore et peut-être des batteries et des centrales au gaz vert. Un grand réacteur à fusion trouverait difficilement sa place dans un tel paysage. Dans ce scénario, une panne inattendue d’un parc solaire ne constitue pas un problème, mais un back-up pour un réacteur à fusion est beaucoup plus compliqué à mettre en oeuvre.
“La fusion nucléaire ne jouera aucun rôle significatif avant 2050, prévoit Christian Dierick. Mais je ne vois pas pourquoi elle ne pourrait pas faire partie du mix énergétique par la suite. Sans doute serons-nous toujours dépendants du gaz russe ou du Moyen-Orient après 2050. D’un point de vue géopolitique, il peut être très utile d’avoir une alternative sous la main.”
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