La crise se fait vraiment sentir maintenant
La pandémie a mis l’économie belge à l’arrêt en 2020 et 2021. L’inflation et la crise énergétique ont suivi. Mais c’est seulement maintenant que la vraie crise, la fragilité de certaines Régions, comme Bruxelles, et de certains secteurs se fait sentir.
La crise ? Quelle crise ?, serait-on tenté de répondre. La croissance ne devrait-elle pas atteindre 1,2% cette année ? Et le chômage ne stagne-t-il pas à un niveau historiquement bas ? Pourtant, une sourde inquiétude se répand au sein de certaines Régions et certains secteurs particulièrement fragiles.
Avis de tempête
Au tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles, le président du tribunal Paul Dhaeyer et le président de la chambre des entreprises en difficultés Pierre-Yves de Harven ne cachent pas leurs préoccupations. Certes, en 2024, Bruxelles a enregistré 1.960 faillites d’entreprises. C’est plus qu’en 2023 (1.707), mais on n’a pas encore retrouvé le record de 2019 (plus de 3.000 faillites). Toutefois, souligne Paul Dhaeyer, “le taux de faillites à Bruxelles est deux fois plus important que la moyenne nationale. Et d’autres indicateurs sont également inquiétants”.
“Les dissolutions judiciaires (764 l’an dernier, ndlr) sont plus nombreuses et le profil des sociétés dissoutes a changé, précise Pierre-Yves de Harven. Avant le covid, nous dissolvions principalement des sociétés qui n’avaient plus d’activités et n’avaient plus déposé leurs comptes depuis des années. Aujourd’hui, la dissolution concerne principalement des sociétés qui avaient encore une activité. Et l’on constate une accélération de ce phénomène depuis les trois derniers mois de 2024. Mensuellement, nous recevons, des Finances et de l’ONSS, de plus en plus de demandes de dissolution. Nous sommes à 140 par mois. Sur une année à ce rythme, nous atteindrons 1.500 demandes, contre seulement 900 l’année passée.”
Le taux de faillites à Bruxelles est deux fois plus important que la moyenne nationale. Et d’autres indicateurs sont également inquiétants.” – Paul Dhaeyer (tribunal de l’entreprise francophone à Bruxelles)
Autre signal d’alarme : le nombre de dossiers que couvre la chambre des entreprises en difficultés est passé, en un an, de 2.900 à 3.560. “Tout aussi inquiétant est le triplement des procédures de réorganisation judiciaire (PRJ)”, ajoute Paul Dhaeyer. Il en a eu environ 210 l’an dernier, alors que la moyenne des années précédentes était plutôt de 70. Et ces procédures touchent des entreprises de plus grande taille. On pense par exemple à Lunch Garden, en PRJ puis déclarée en faillite. Apparemment, sur les 900 membres du personnel de la chaîne de restaurants, 300, au mieux, conserveraient leur emploi. “Ces divers facteurs témoignent d’une dégradation significative du tissu économique bruxellois”, souligne Paul Dhaeyer, qui ajoute qu’une autre préoccupation concerne les défaillances bancaires, plus nombreuses et concernant des montants dépassant parfois la centaine de millions d’euros.
C’est que les chocs répétés ont fini par ébranler l’économie de la capitale. “Nous avons assisté à un empilement de crises, rappelle Paul Dhaeyer. Il y a d’abord eu le lockdown lié aux attentats terroristes il y a neuf ans. Il y a eu la crise du covid, de l’inflation, la guerre en Ukraine et la crise énergétique. L’énergie à Bruxelles constitue un gros problème. Non pas en raison de l’industrie, moribonde dans la Région, mais parce que nous avons, entre autres, une concentration de supermarchés parmi les plus élevées au monde. Et cette activité, qui nécessite de maintenir une chaîne du froid, est fort vorace en énergie. Nous avons également eu un choc inflationniste, responsable d’une augmentation d’environ 15% de la masse salariale en 2023 et 2024. Et nous aurons un choc tarifaire si les États-Unis décident de freiner nos exportations.”
Hausse des faillites, des dossiers suivis en insolvabilité, des PRJ, des demandes de dissolution et des défaillances bancaires… “Vous avez les ingrédients pour une tempête parfaite”, avertit Paul Dhaeyer, qui devrait aborder ces questions, le 5 février, devant la Commission économique du Parlement bruxellois.
Chocs retardés
Mais au-delà de Bruxelles, l’inquiétude est palpable un peu partout. En présentant voici quelques semaines la dernière enquête de conjoncture de la FEB, son administrateur délégué, Pieter Timmermans, rappelait que déjà en janvier 2023, sa fédération prévoyait une année 2025 difficile. “Lorsqu’un choc se produit, vous en voyez les conséquences en Belgique deux années plus tard”, souligne-t-il. “Plus de la moitié de nos fédérations sectorielles pensent que l’activité économique va diminuer au cours des six prochains mois”, enchaîne Edward Roosens, l’économiste en chef de la FEB.
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“Depuis la fin des mesures d’aides massives aux entreprises, on observe une accélération des arrêts. De nombreuses petites entreprises y trouvaient un moyen de subsister sans activité, alors qu’elles n’étaient pas vraiment rentables”, abonde Pascal Flisch, analyste chez Trends Business Information. Il ajoute que ce n’est pas le seul élément. “Les baby-boomers arrivent à la pension. Il y a donc une accélération des arrêts du côté des indépendants. Un autre phénomène est la fin de l’exigence de qualification pour certaines activités. On a vu par exemple proliférer des ‘ongleries’, dont le taux de survie n’est pas fameux.”
Le taux général des faillites – 0,72% en 2024 – n’est pas spécialement alarmant. “Cependant, on dépasse les 4% dans certains secteurs comme l’horeca, le transport, etc., ce qui est bien plus inquiétant”, ajoute Pascal Flisch.
L’industrie souffre particulièrement. “Les prix de l’énergie sont quatre à cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis. Notre handicap en termes de coûts salariaux par rapport aux pays voisins a également augmenté de 3 à 4% en quelques années. Nos entreprises perdent aujourd’hui des parts de marché”, poursuit Pieter Timmermans, qui voit une “troisième crise” poindre le bout de son nez. “Après le coronavirus, l’Ukraine et l’inflation, nous entrons maintenant dans une crise de compétitivité. Nos entreprises, surtout l’industrie, mais aussi progressivement le commerce et la construction, naviguent en eaux troubles”, dit-il.
Senior economist chez ING Belux, Philippe Ledent observe que pendant les années covid, grâce aux aides déployées par les pouvoirs publics, nous avons observé relativement peu de faillites. En 2020-2022, il y a eu environ 6.000 faillites de moins que lors d’une période normale, dit-il. Mais on arrive tout doucement au bout de ce soutien. En 2024, il y a eu environ 1.000 faillites de plus que lors d’une période normale, et nous allons assister en 2025 au même excès de faillites, prévoit-il.
Après le covid, l’Ukraine et l’inflation, nous entrons maintenant dans une crise de compétitivité. Nos entreprises naviguent en eaux troubles.” – Pieter Timmermans (FEB)
Transport et construction
Lorsqu’il regarde l’évolution trimestrielle des faillites, Philippe Ledent constate, lui aussi, que certains secteurs sont depuis un an sur la corde raide. “Dans le transport et la construction, on observe clairement un excès de faillites”, dit-il. Le transport, par exemple, souffre d’abord d’un retournement de tendance après l’explosion des livraisons de colis durant la pandémie. “Pendant la crise du covid, explique Philippe Ledent, beaucoup de petites structures de transport se sont créées, et cette concurrence a exercé un effet baissier sur les prix. Il y a, aujourd’hui, un retour de bâton, d’autant que les volumes transportés sont moins élevés.”
Et puis, le secteur souffre aussi parce que l’industrie va mal. “Depuis fin 2022, on assiste à un recul en volume de 13% dans le secteur industriel, rappelle l’économiste. Or, le secteur du transport, c’est aussi la grande logistique industrielle. Si l’industrie peut encore amortir cette baisse d’activité (elle vend moins, mais elle achète moins, ndlr), le secteur du transport, lui, se prend la double peine puisqu’il transporte les flux entrants et sortants.”
La construction, elle aussi, a pris des coups. Le marché immobilier tourne au ralenti. “Il suffit de regarder le tassement des permis de bâtir, observe Philippe Ledent. La construction souffre particulièrement de l’impact de la hausse des coûts des matériaux et de la hausse des taux d’intérêt. Et parallèlement, la rénovation est également affectée, notamment par la législation qui, en Flandre, a été grandement assouplie en matière d’obligation de rénovation.”
Sauver ce qui peut l’être
Ce sont surtout les petits sous-traitants qui souffrent : électriciens, plombiers, couvreurs, etc. Certains intermédiaires, installateurs, grossistes en pompes à chaleur, panneaux solaires, etc., avaient en outre acheté fort cher ce matériel il y a deux ou trois ans, pensant l’écouler à des prix très élevés. “Malheureusement, ça ne se passe pas comme prévu, note l’économiste. Ces secteurs sont en surcapacité. Ils se retrouvent avec ces stocks de pompes à chaleur et de panneaux solaires alors que le coût de ces derniers n’a jamais été aussi bas.”
Aujourd’hui, ces acteurs essaient de sauver ce qui peut l’être en essayant quand même d’écouler leurs stocks à des prix élevés. “On observe probablement le même phénomène dans la promotion immobilière, où les prix n’ont pas beaucoup baissé. Mais on sent bien que certains promoteurs tirent la langue, poursuit Philippe Ledent. Ils devront à un moment ou à un autre consentir une baisse de prix pour compenser la hausse des taux ou le faible pouvoir d’achat de certains ménages”, ajoute-t-il.
Avancez, les gars !
Paul Dhaeyer avertit : si on laisse s’effilocher le tissu industriel de Bruxelles, l’impact pourrait être bien plus sérieux que prévu. “Des villes comme Charleroi mettent 30 ans pour refaire un tissu économique qui a été détricoté”, dit-il, car il est difficile d’arrêter la spirale infernale quand elle s’enclenche : cessation d’activité, chômage, problèmes de pauvreté et de sécurité, apparition de chancres urbains, réduction des recettes des pouvoirs publics, hausse des dépenses policières et sociales… “C’est comme ça que Charleroi est désespérément surendettée.”
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Il plaide pour que les pouvoirs publics mettent rapidement en place des mécanismes d’aide financière et de soutien aux entreprises en difficulté, comme ce mécanisme d’aides pour la médiation d’entreprises. “Cela ne coûtait pas très cher et le retour sur investissement était excellent, ajoute Paul Dhaeyer. Le problème, c’est que pour mettre en place tout cela, nous avons besoin d’un gouvernement fédéral, et surtout régional. Nous ne faisons pas de politique. Nous nous moquons de la couleur de l’uniforme. Mais nous disons : ‘Avancez, les gars’ !”
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