Rudy Aernoudt
“La course folle de l’économie de partage”
L’économie de partage, dite disruptive, était super-tendance avant le coronavirus. Appelée également “de plateforme”, cette économie se fonde sur la rationalisation des coûts. Contrairement aux babyboomers, les générations Y et Z attachent moins d’importance à la propriété qu’à l’usage.
Pourquoi acheter un vélo ou une voiture si on peut en emprunter à chaque coin de rue ? Tel est le concept de Cambio, Villo et bien d’autres. Même raisonnement quand on cherche un logement (Airbnb) ou un transport (Uber). Faisons confiance aux personnes de bonne volonté plutôt que de réserver une chambre d’hôtel ou un taxi. En plus, c’est nettement moins cher.
Les mêmes arguments poussent les propriétaires à participer à cette économie. Le but est de faire supporter par les autres une partie des coûts liés à la propriété. C’est ainsi qu’a débuté Airbnb : le premier groupe-cible était les New-Yorkais qui cherchaient à louer temporairement pour alléger la charge des lourdes hypothèques sur leurs appartements hors de prix…
La troisième partie impliquée dans ce scénario win-win est la plateforme qui fait coïncider l’offre et la demande en ligne. A l’instar de l’agence matrimoniale, elle met les deux parties en rapport et empoche une belle commission au passage. Une formule vieille comme le monde remise au goût du jour. Mais il n’y a pas que les commissions qui sont impressionnantes. Les volumes le sont tout autant. Le site Airbnb, par exemple, recense 3 millions de logements dans 33.000 villes de par le monde. Valeur estimée de l’entreprise sur base du dernier round de capitalisation : 31 milliards de dollars. La plateforme préparait son entrée en Bourse pour 2020, un projet postposé pour cause de crise sanitaire.
Uber, par contre, a officialisé son projet d’entrée en Bourse. Voilà un bel exemple de financement ” guérilla “. Il y a six ans, la valeur d’Uber était estimée à 5,9 milliards de dollars. Gigantesque. Un an plus tard, avec le lancement d’Uber Eats, l’entreprise a été estimée à 23 milliards de dollars. Uber s’est donc valorisée de 50 millions de dollars par jour. Rares sont les entreprises qui peuvent se vanter d’un tel exploit. Mais si vous pensiez qu’Uber arrêterait là sa course folle, détrompez-vous. Lors du round de capitalisation suivant, l’entreprise américaine a été estimée à 51 milliards de dollars, soit une valorisation de – tenez-vous bien – 120 millions de dollars par jour. Le fauve était lâché. Morgan Stanley, qui a préparé l’introduction en Bourse l’an dernier, estimait sa valeur à 120 milliards de dollars.
En fin de compte, l’introduction en Bourse s’est réalisée à un ” prix d’ami ” : 80 milliards de dollars. La demande était alors trois fois supérieure à l’offre. Une bonne affaire pour une entreprise qui enregistre une perte trimestrielle d’un milliard de dollars. Ceci étant, le cours a chuté immédiatement dès sa cotation, tant et si bien que la valeur de capitalisation ne dépasse plus 60 milliards de dollars.
D’autant que le coronavirus a fait énormément de tort aux modèles commerciaux disruptifs. Airbnb a été stoppé net. La plateforme s’est engagée à rembourser les locataires, au grand dam des loueurs. L’activité principale d’Uber, à savoir les services de taxi alternatifs, était quasi complètement à l’arrêt. Mais l’entreprise qui a plus d’un tour dans son sac a eu le réflexe de tout miser sur sa nouvelle activité : Uber Eats. Les plateformes numériques font aujourd’hui le lien entre les restaurants et les amateurs de bonne chère qui ont la flemme de cuisiner. Ou comment s’offrir un restaurant dans le contexte difficile de la crise sanitaire. Le marché est gigantesque. Des myriades de cyclistes harnachés d’un gros sac à dos qui pédalent à qui mieux mieux pour satisfaire les clients… Résultat, l’entreprise pèse encore et toujours 60 milliards de dollars. Et son concurrent allemand, Delivery Hero, affiche actuellement une valeur de capitalisation de 18 milliards d’euros.
Tout ceci pourrait laisser le lecteur pantois. Que ce beau concept ” sus au consumérisme, partageons ce que nous avons ” ait permis aux intermédiaires d’empocher des milliards a-t-il un sens ? Cette économie de partage n’est-elle pas en fait devenue une forme de capitalisme casino ? Où sont passées nos belles valeurs ? Poser la question, c’est y répondre. Il n’y a plus qu’à espérer que la crise du coronavirus rebatte les cartes.
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