Julien Compère, CEO FN Herstal: “Pas d’Europe de la défense sans industrie de la défense”
FN Herstal, c’est un leader mondial, des technologies de pointe, des équipements choisis par l’armée américaine et les forces spéciales françaises. Pourquoi n’osons-nous pas en être fiers? , interroge le nouveau CEO de cette entreprise qui emploie 3.000 personnes, dont 1.600 en Belgique.
Le patron de la FN qui s’exprime longuement dans les médias, c’est rarissime. Cette discrétion est évidemment liée au secteur très particulier dans lequel l’entreprise évolue. Revers de la médaille: on ne parle de la FN que lorsque la demande d’une licence d’exportation vers un pays non démocratique secoue le monde politique. Et ce n’est certainement pas le meilleur moment pour saisir l’intérêt de cette entreprise, et plus largement de tout ce secteur, pour l’ensemble du tissu économique belge ou wallon. Julien Compère, qui a pris ses fonctions de CEO le 1er octobre dernier, a choisi Trends-Tendances pour lancer son opération de démystification du groupe Herstal et inviter les citoyens à se montrer un peu plus “fiers” des performances de son entreprise.
Profil
- Né en 1977 à Liège
- 2003: diplômé en droit (ULiège), avec une spécialisation à la London University
- 2004: conseiller au département Concurrence du SPF Economie
- 2004: cabinet du ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt (PS)
- 2013: CEO du CHU de Liège
- 2021: CEO du groupe Herstal
TRENDS-TENDANCES. Une question personnelle pour commencer: passer de la direction du CHU de Liège à la FN, du secteur de la santé à celui de la défense, c’est un peu le grand écart. Pourquoi ce choix de carrière?
JULIEN COMPÈRE. J’estime avoir eu beaucoup de chance de pouvoir passer d’un secteur à l’autre au cours de ma carrière. J’ai commencé dans le droit de la concurrence, j’ai travaillé dans un cabinet ministériel, j’ai dirigé le CHU et maintenant le groupe Herstal.
Le CHU de Liège est un acteur important dans le domaine de la santé. Mais au niveau managérial, au-delà bien entendu de la qualité des soins, c’est essentiellement de la gestion de coûts, il n’y a pas vraiment de marge de manoeuvre pour aller chercher des clients, si je puis dire. Ici, la palette est complète: la gestion de coûts bien sûr, mais aussi l’innovation, le développement commercial, l’international. Si le CHU reste avant tout un acteur local, le groupe Herstal est une entreprise importante à Liège, en Wallonie, en Belgique, dans le monde. Je suis donc fier d’être ici aujourd’hui.
Restons un instant en lien avec la santé: comment le groupe Herstal a-t-il traversé la crise du Covid-19?
Comme tout le monde, nous sommes passés au télétravail pour tout ce qui concerne les fonctions de bureau. Nous avons pris des mesures fortes dans les usines avec du traçage et du testing en interne. Parfois, nous avons dû fermer des secteurs quand la contamination était trop importante dans les équipes ou pour éviter d’être submergés.
Le bilan économique est contrasté. Avec la pandémie, nous avons vu le retour à toute une série de disciplines extérieures, dont notamment la chasse. Cela s’est traduit dans les résultats de notre pôle civil, avec Browning, les meilleurs de ces 10 dernières années. Pour le pôle défense, en revanche, c’est plus compliqué en raison de la pénurie de semi-conducteurs. Notre chiffre d’affaires devrait être proche des 800 millions d’euros, en hausse par rapport à 2020 qui était une année très particulière avec la fermeture d’usines pendant plusieurs semaines. Le militaire fournit 60% de ce chiffre et le civil 40%. D’habitude, l’écart entre nos deux pôles est plus élevé. Nous attendons une hausse du chiffre du pôle défense en 2022 mais le retour à la normale ne sera pas avant 2023.
Décrocher le marché des pistolets pour la police de Los Angeles, c’est quand même remarquable pour une société comme la nôtre.
Serez-vous en mesure de verser un dividende à votre actionnaire sur l’exercice 2021?
Oui, il devrait être de 20 millions d’euros.
Votre actionnaire, c’est la Région wallonne à 100%. Seriez-vous favorable à une privatisation, au moins partielle, de l’entreprise?
Je laisse mes actionnaires répondre à cette question. L’actionnaire public est pour moi l’un des meilleurs actionnaires avec l’actionnaire familial. Certes, il veille de manière légitime à son dividende mais il tient aussi à laisser à l’entreprise les moyens de se développer. Cet actionnariat public a d’autant plus de ce sens dans le secteur de la défense où les contreparties sont gouvernementales. Une entreprise telle que la FN avec un actionnariat 100% public, cela rassure les interlocuteurs.
La dimension internationale est l’un des éléments qui vous ont attiré à la direction du groupe Herstal. Quels sont vos principaux marchés?
L’exportation, c’est 99% de notre chiffre d’affaires! Le marché des Etats-Unis reste extrêmement important pour nous, tant pour le civil que pour le militaire. Nous sommes fiers d’être l’un des fournisseurs de l’armée américaine. Nous sommes quasiment les fournisseurs exclusifs pour les mitrailleuses et, dans une moindre mesure, les fusils de l’armée américaine. C’est quand même remarquable pour une société comme la nôtre. L’an dernier, nous avons décroché le marché des pistolets pour la police de Los Angeles, auquel participaient tous nos gros concurrents. Le FN 509 MRD LE a été jugé le plus fiable. Nous livrerons les premiers pistolets à Los Angeles ce mois-ci.
Nous pouvons diversifier nos activités en capitalisant sur notre savoir-faire technologique.
De manière générale, les pays de l’Otan constituent nos marchés de prédilection. Et puis, la situation géopolitique joue aussi un rôle. En fonction du contexte, certains pays estiment nécessaire de renforcer leur sécurité et cela nous ouvre évidemment des perspectives.
C’est remarquable, dites-vous. Mais est-ce assez remarqué?
Non, on ne se rend pas compte en Wallonie, en Belgique, de ce qu’est la FN Herstal. Nous sommes l’un des leaders mondiaux dans notre secteur. Combien y a-t-il de leaders technologiques dans notre pays? Nous venons encore de sortir une innovation avec les mitrailleuses les plus légères du monde (Evolys, de 5,5 à 6,2 kg selon le calibre, Ndlr), qui fournissent désormais les forces spéciales françaises et américaines. On doit être fier d’avoir une telle société chez nous, avec un centre de décision basé en Wallonie.
Et pourtant, quand on parle de votre entreprise, c’est quasi exclusivement à l’occasion de débats sur l’octroi de licences d’armes…
Ce sont des débats importants et il est logique qu’ils aient lieu au Parlement. Mais ils ne concernent que quelques situations spécifiques: plus de 90% des ventes de la FN sont destinées aux pays de l’Union européenne, de l’Otan et de leurs alliés comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou le Japon. Il faut pouvoir le rappeler, l’expliquer. Démystifier ce que nous faisons.
Le secteur de la défense, c’est 15.000 emplois en Wallonie, c’est 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ce sont des acteurs de niveau mondial comme Safran, John Cockerill ou FN Herstal. Je pense qu’il faut pouvoir assumer ce que nous faisons et, même mieux, en être fiers. On ne peut pas vouloir aujourd’hui vivre en sécurité en Europe et ne pas avoir d’industrie de la défense. On ne peut pas avoir une Europe de la défense sans industrie de la défense. C’est la base en matière de gestion des risques. La sécurité, c’est ce qui permet ensuite d’assurer la prospérité.
On est loin de cette fierté: la Wallonie vient de créer un nouveau fonds d’investissement (Amerigo), avec des apports de l’Etat fédéral et des assureurs, et elle en a d’emblée exclu le secteur de l’armement.
La Wallonie nous soutient à travers la SRIW, notre actionnaire. Les contraintes ESG (facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance), nous y sommes confrontés au quotidien dans nos relations avec les banques et les assurances. C’est un élément dont nous devons désormais tenir compte dans notre métier et je peux comprendre que certains partenaires du fonds Amerigo – je songe aux assureurs – tiennent à préciser que l’armement ne fait pas partie de leurs critères d’investissement. Mais si nous voulons une Europe de la défense, il faut être attentif à ne pas couper toutes les possibilités de financement de l’industrie de la défense. Il y a un besoin de cohérence des instances européennes sur ce plan car toutes nos banques relèvent désormais de réglementations européennes.
Le groupe Herstal a-t-il des difficultés à obtenir les financements dont il a besoin, en raison de ces contraintes ESG?
Pas spécialement, non. Cela nous oblige à montrer que nous appliquons les plus hauts standards de gouvernance et c’est tout à fait normal. Notre partenaire bancaire nous soutient mais, effectivement, il y a aussi toute une série de banques qui ne veulent pas travailler avec nous. Il faut en conserver un minimum, qu’on puisse continuer à faire jouer une certaine forme de concurrence.
Pour changer l’image de votre groupe, une certaine diversification ne serait-elle pas pertinente?
C’est un souhait de notre actionnaire et c’est bien spécifié dans le mandat qui m’a été confié. Une diversification aurait du sens car notre secteur est soumis à des cyclicités. L’an dernier, la progression dans le civil nous a aidés à compenser le tassement dans le militaire. Ajouter un troisième pôle permettrait de mitiger encore plus.
Mais cela ne doit pas se faire à n’importe quel prix: la diversification doit capitaliser sur notre savoir-faire technologique. Cela n’aurait pas de sens, par exemple, de faire des raquettes de tennis. En revanche, nous avons lancé une réflexion en vue d’équiper l’usine d’une ligne de production de composants électroniques. Ce projet est conçu dès le départ pour être accessible à d’autres sociétés wallonnes. Nous pouvons aussi nous inscrire dans l’appel à projets de la Wallonie sur les exosquelettes ( appareillages externes qui peuvent soulager les opérateurs dans certaines tâches, Ndlr). Ces exosquelettes sont en lien avec notre métier, ils ont des applications en dehors, y compris dans les technologies médicales, et ils relèvent de la robotique, de l’industrie 4.0. Avec tout cela, on comprend que FN Herstal pourrait être un sponsor industriel légitime dans de tels projets.
Il y a une volonté des autorités belges de réinvestir dans notre secteur et je m’en réjouis fortement.
Etes-vous intégrés dans des projets des pôles de compétitivité en Wallonie?
Nous avons des relations avec le pôle Mecatech ou avec la fédération de l’industrie technologique Agoria. Mais nous n’avons pas participé à des projets spécifiques en partenariat avec des PME et des centres de recherche. Nous sommes toutefois ouverts à l’idée et ce serait le cas avec le projet relatif aux exosquelettes: il ne relève certes pas d’un pôle de compétitivité mais il impliquerait la participation de PME très en pointe sur le design de tels produits et de centres de recherche spécialisés. Nous, nous prendrions le rôle de l’industriel qui pourrait in fine fabriquer le produit.
Développer plus de projets de haute technologie en partenariat avec d’autres, cela ne contribuerait-il pas à faire rayonner cette fierté qui vous tient à coeur?
Bien entendu. Nous le faisons déjà, à travers notre réseau de sous-traitants extrêmement important. Nous pouvons certainement valoriser plus ce travail mais allons-y pas à pas, trouvons les bons projets pour mener ces collaborations. Mais oui, notre vocation est de jouer ce rôle de leader d’un écosystème.
Nous avons, à la FN, des compétences en matière de mécanique de précision que peu d’entreprises ont. Nous travaillons par exemple sur l’opto-électronique, c’est-à-dire sur ce qui permet de mesurer la vitesse du vent, la pression atmosphérique, la déclivité, etc., pour déterminer comment orienter une arme. Mais il existe plein d’autres applications possibles en dehors de l’armement et nous pourrions les développer avec des entreprises de la région. Idem pour toutes les technologies liées aux données et que nous utilisons dans notre métier.
Qui dit “armes”, dit “mesures de sécurité” et culte du secret. Est-ce vraiment compatible avec des projets collaboratifs?
Je ne parlerais pas de secret mais de discrétion, compte tenu de notre métier. Mais cela n’empêche pas que nous partageons régulièrement des infos pour mener des projets avec d’autres entreprises ou avec des centres de recherche. Ce n’est pas un obstacle. J’ai lu dans Trends-Tendances que la ministre Ludivine Dedonder allait lancer des appels à projets pour de la recherche de notre secteur et j’en suis ravi. FN Herstal s’inscrit pleinement dans une telle démarche.
Quel budget consacrez-vous à la recherche?
Environ 30 millions d’euros par an, soit 12% du chiffre d’affaires du volet FN de notre groupe.
Il y a eu récemment une polémique sur les retombées, jugées trop faibles, du marché des blindés de l’armée belge pour les entreprises nationales. Avez-vous reçu ce que vous attendiez de ce marché?
Nous avons obtenu ce pour quoi nous avons postulé, à savoir l’équipement en tourelleaux des nouveaux véhicules blindés. Nous sommes donc très satisfaits de la collaboration avec l’armée belge. Nous fournissons notamment des fusils d’assaut et des mitrailleuses. Même si le marché national ne représente qu’un pour cent de notre chiffre d’affaires, c’est important pour nous d’avoir l’armée belge comme cliente parce que cela montre que nos autorités nationales nous soutiennent.
Au-delà de ce marché, je salue le plan Star du gouvernement fédéral, qui augmente sensiblement les dépenses liées à l’industrie de la défense. Alors, certes, on ne peut pas comparer à la France où ce secteur est l’un des piliers de la relance et où il y a une certaine fierté de voir les Dassault, Thales ou Nexter. Idem aux Etats-Unis. Mais quand même, il y a une volonté des autorités belges de réinvestir dans ce secteur et je m’en réjouis fortement.
Etes-vous tout aussi satisfait des collaborations avec la police?
Le secteur de la police doit faire l’objet d’un focus particulier. C’est quelque chose que je souhaite développer. Il y a là tout ce que nous appelons le “non-létal”, un domaine auquel je crois beaucoup, qui est complémentaire à ce que nous faisons et qui est une forme de diversification. Je songe, par exemple, au lanceur FN 303 qui n’a pas pour objectif de blesser les gens – même si les projectiles peuvent faire mal – mais de les marquer, de dissuader d’aller à tel endroit ou de commettre tel acte. Nous développons une nouvelle version de ce lanceur (le 306), spécialement conçue pour ne pas pouvoir viser certaines zones du corps humain, dont la tête. C’est une avancée technologique importante, menée par nos équipes de recherche à Liège.
Pour revenir à votre question, nous équipons certaines polices locales, notamment à Liège. Mais nous avions perdu à l’époque un gros contrat d’équipement de la police fédérale en pistolets. Depuis, il y a eu le contrat avec la police de Los Angeles, la deuxième unité de police des Etats-Unis, ce n’est pas mal!
Avec les mêmes pistolets que ceux qui n’avaient pas été choisis à Bruxelles?
(Rires) Non, ce sont des nouveaux ici.
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