Jean Hilgers (Wallonie Entreprendre): “La croissance et l’internationalisation des entreprises sont les clés”

Jean Hilgers. "Nous devons valoriser les exemples qui fonctionnent." © Hatim Kaghat
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

L’ancien directeur de la Banque nationale a pris la tête du conseil d’administration de Wallonie Entreprendre. Il insiste sur le rôle du financement pour permettre à la Région de franchir un cap. Mais le problème est aussi culturel, dit-il. Sans leçons de morale, voici les expressions d’un sage de l’économie.

Il ne s’attendait pas à devenir président de Wallonie Entreprendre, mais relève le défi avec passion et expérience : Jean Hilgers se confie pour Trends-Tendances au sujet de ce que l’outil public peut apporter et sur le contexte économique dans lequel il s’inscrit. Réflexions d’un sage.

TRENDS-TENDANCES. Comment vous êtes-vous relancé après 24 ans à la BNB ?

JEAN HILGERS. J’ai eu la chance que l’on m’ait dit très tôt que je ne serais pas repris à la Banque nationale, en raison d’un accord politique. Cela m’a permis de préparer la suite. Je me suis dit que j’avais l’âge pour endosser des responsabilités non exécutives. Le réseau que vous avez construit tout au long de votre carrière est très important dans ces moments-là. Les propositions sont arrivées : Deloitte, Cofinimmo, des compagnies d’asurances comme AGInsurance, des banques, dont ING. Puis, Wallonie Entreprendre m’a offert la présidence. Honnêtement, je pensais pourtant que le secteur public était fini pour moi.

Le redressement de la Wallonie est-il un enjeu majeur ?

Oui, et Wallonie Entreprendre est un très bel outil pour y contribuer. Nous avons redéfini notre stratégie, en alignement étroit avec l’actionnaire, le gouvernement wallon, mais aussi avec le management et les autres membres du conseil. Les ambitions sont chiffrées et supérieures de 15% à ce qui était fait auparavant. L’investissement global sera de 2,5 milliards sur une période de cinq ans, ce qui permet d’inscrire les choses dans la durée. Nous voulons également faire 1,5 milliard en garanties. Mais il s’agit aussi d’avoir de la rentabilité, avec 750 millions de résultats. Ce n’est pas évident : nous avons atteint cet objectif l’année passée, peut-être pas cette année-ci. Mais si l’on compare avec les trois instances fusionnées (Sowalfin, Sogepa, SRIW, ndlr), en 2020-21, on était beaucoup plus bas que cela. Il s’agira de prendre des risques mesurés.

Cela imposera des choix plus drastiques ?

Oui, mais avec aussi des sous-objectifs en matière de réindustrialisation, d’infrastructures liées à la transition énergétique, de décarbonation, de croissance externe, d’internationalisation, de digitalisation… Nous voulons créer 2.500 entreprises et en transmettre 2.750, sans oublier de valoriser la recherche. Il y a aussi des choses assez nouvelles comme la volonté de faire tourner le portefeuille : nous sommes un investisseur patient, mais la patience doit avoir des limites. Une question clé sera de voir si les entreprises dans lesquelles nous avons des participations veulent continuer leur croissance ou pas. Il peut y avoir des raisons de ne plus le vouloir, mais la question est alors de savoir ce que l’on fait là.

“Nous sommes un investisseur patient, mais la patience doit avoir des limites.”

La croissance des entreprises reste une clé pour le redressement wallon, comment y arriver ?

Une des clés, c’est le financement. L’intervention de Wallonie Entreprendre dans leur capital permet de créer de la confiance et d’attirer des investisseurs privés. Le but n’est jamais d’y aller seul ou d’être majoritaire : nous voulons faire levier et générer du capital à risque, que l’on pourrait trouver dans d’autres fonds belges ou étrangers, voire auprès d’entreprises qui ont des poches de capital à risque dans les métiers qui les intéressent. Nous avons veillé aussi à restructurer l’offre de Wallonie Entreprendre afin qu’elle soit plus lisible, en phase avec la note de politique générale du gouvernement.

Wallonie Entreprendre a eu des réussites éclatantes, comme Odoo, mais aussi des échecs retentissants, comme Mithra. Serez-vous moins patients à l’avenir ?

On sera toujours patients mais on challengera plus. Et contrairement à des private equity qui veulent maximaliser la rentabilité, nous intégrons aussi des indicateurs visant à créer de l’emploi et de la valeur ajoutée en Région wallonne, à garantir l’ancrage, à combler des trous dans la chaîne de valeur ou à créer des écosystèmes. Le fait d’avoir des entreprises proches dans certains secteurs est primordial, que ce soit dans toutes les sciences de la vie, les métiers de l’analyse des données ou d’autres secteurs. Il faut se baser sur les forces dont nous disposons. Créer quelque chose à partir de rien, cela ne marche pas, cela mène souvent à des catastrophes. L’exemple de Northvolt pour les batteries est révélateur : c’était une belle idée, mais basée sur un nombre trop limité de capacités existantes. On voit cela dans les régions qui ont réussi à se redresser.

Quelles sont les régions qui vous inspirent ?

Un exemple qui me parle beaucoup, c’est celui de la Ruhr : cette région industrielle sinistrée dans les années 1980 a transformé pas mal de ses friches en écoparcs et en centres technologiques en lien avec les universités et les centres de recherche. Une région moins connue, le Västernbotten en Suède, a beaucoup travaillé sur les sciences de la vie avec des synergies entre entreprises, universités et hôpitaux. Je n’oublie pas le Pays basque, qui est l’exemple parfait d’une région bousculée économiquement et politiquement, ayant travaillé à merveille son attractivité.

Dans tous ces cas, on part toujours des forces locales, des expertises existantes, en créant un ancrage territorial avec une cohérence assez forte. Il y a un lien fort avec l’innovation et l’université aussi. Les outils de financement s’articulent autour de cela, public et privé. La formation professionnelle accompagne le processus. Et le projet est partagé par tous les acteurs, que ce soient les politiques par-delà les législatures ou les partenaires sociaux. Cela fait la différence parce que cela donne du temps. Or, ces processus de changement prennent du temps.

La Wallonie a déjà intégré cette dynamique, mais qu’est-ce qui manque le plus ?

Il faut une vision partagée par tous les niveaux de pouvoir. Voilà pourquoi j’aime beaucoup le plan Make 2025-2030 initié par le fédéral : c’est la première fois qu’en matière de gouvernance, on entend mettre toutes les forces ensemble autour d’un objectif commun. Cela donne de l’espoir. C’est peut-être facilité par le fait qu’il y a des coalitions plus homogènes à tous les niveaux de pouvoir, mais cela pourrait donner quelque chose d’organisé, de lisible, de pérenne, avec chaque acteur responsabilisé par rapport aux objectifs.

“Il faut une vision partagée par tous les niveaux de pouvoir. Voilà pourquoi j’aime beaucoup le plan Make 2025-2030.”

Cette réflexion 2025-2030 insiste sur la compétitivité, un enjeu majeur : que peut-on faire, selon vous ?

Les fondamentaux de l’économie, c’est d’abord le capital humain, puis l’innovation et la productivité, ainsi que les marchés des capitaux et les sources de financement. Il faut aussi des conditions d’une croissance plus durable et intégrée, avec un intérêt soutenu pour les chaînes de valeur.

En ce qui concerne le capital humain, il s’agit d’éduquer, de former, d’attirer les talents et les retenir. Cela pose la question d’un système éducatif capable de produire les compétences dont on a besoin, mais pas uniquement. Le marché du travail doit être assez flexible pour les accompagner au long de leur carrière ou changer d’orientation professionnelle, sans que ce soit considéré comme un drame. La question du coût salarial et de son encadrement se pose aussi, pour éviter que cela ne dérape.

Faut-il revoir l’indexation automatique des salaires ?

L’indexation est là, il s’agit surtout de voir comment on encadre ce processus parce qu’il y a des moments où cela peut fragiliser l’économie. À côté de cela, la question de la sécurité d’approvisionnement et de la maîtrise du coût de l’énergie se pose aussi. Faire des contrats à long terme qui sécurisent nos entreprises, c’est crucial. Outre le mix énergétique, la robustesse du réseau sera déterminante, comme on l’a vu avec ce qu’il s’est passé en Espagne. La compétitivité passe aussi par la question des infrastructures de mobilité ou digitales. Enfin, les finances publiques font partie de cela également : on ne construit pas un modèle compétitif avec des États surendettés, cela ne fonctionne pas.

Jean Hilgers © Hatim Kaghat

Cela fait beaucoup de lièvres à courir en même temps.

Attention, la Belgique n’est pas si mauvaise que cela : quand on regarde les classements de compétitivité, on se situe bien. Mais tous les acteurs concernés doivent être impliqués. Ce plan Make 2025-2030 met enfin en place une plateforme d’action commune. Il s’agira ensuite de décliner cela au niveau des compétences régionales en matière d’innovation, de valorisation de la recherche, d’accompagnement à l’international… Sans oublier le levier de la transition énergétique et circulaire qui rendra nos entreprises attractives.

On a parfois l’impression que cet enjeu de la transition est relégué au second plan…

Au contraire, cela devient un must. Si vous ne faites pas ça, les banques ne vous soutiendront plus ou les clients vous contourneront.

Le contexte international est décoiffant avec les droits de douane. Offre-t-il aussi des opportunités ?

Bien sûr. Le contexte géopolitique est préoccupant, quand on voit l’Ukraine ou le Moyen-Orient. Les relations commerciales sont tendues avec les États-Unis, ce qui pourrait avoir des conséquences sur les flux émanant de Chine. Depuis la crise du covid, il est évident que l’on doit penser les chaînes de valeur différemment du monde hyper globalisé qui était le nôtre. L’idée de l’autonomie stratégique prend tout son sens, certainement en ce qui concerne les besoins essentiels de la population : santé, sécurité, défense, énergie, alimentation…

La transition énergétique et circulaire implique aussi, de facto, d’agir un peu plus près de chez soi. Il sera essentiel de renforcer les liens intra-européens et le marché intérieur comme un espace stable pour le commerce. On doit capitaliser sur ce potentiel des liens au sein de l’Union, qui n’a pas été pleinement exploité à ce jour. À côté de cela, il y a aussi des marchés stables avec lesquels on peut faire des accords, d’autant qu’ils sont échaudés par ce qui se passe aux États-Unis : Royaume-Uni, Canada, Vietnam, Indonésie, Afrique francophone…

L’avantage de l’Europe, c’est qu’on ne change pas d’avis en permanence et on ne pratique pas les rapports de force excessifs. En outre, il y a déjà des accords commerciaux développés par l’Union européenne avec le Japon, la Corée du Sud, le Mercosur… : les entreprises belges peuvent en profiter.

L’internationalisation des entreprises wallonnes est cruciale, c’est aussi un défi ?

C’est une question étroitement liée à celle de la croissance. Pourquoi les entreprises wallonnes ont-elles souvent une taille un peu plus petite et une croissance un peu plus faible, y compris à l’international ? Cela touche à un environnement économique trop fragmenté, à un contexte administratif et fiscal pas assez favorable, mais aussi à une problématique éducative et culturelle. En ce qui concerne l’environnement économique, le fait d’avoir des hubs d’innovation peut susciter un effet d’émulation pour les entreprises. Souvent, le développement international va de pair aussi avec des innovations technologiques.

Pour cela, il faut adapter nos infrastructures industrielles, stimuler la valorisation de la recherche ( notamment universitaire), lever les freins administratifs et former des gens dans les filières prioritaires. Pour croître, il faut un accès à des solutions de financement. C’est ce que l’on fait avec Wallonie Entreprendre et nous aimerions faire cela aussi avec l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex, ndlr), qui a des solutions pour accompagner les entreprises sur certains marchés, aller dans des salons, créer du réseau, expliquer les formalités… Travailler ensemble avec l’Awex, c’est une évidence.

Mais le problème, aussi, est culturel, dites-vous…

Il y a plusieurs dimensions à cela. La connaissance des langues est fondamentale pour se développer à l’international, c’est une évidence. Mais plus largement, il faut insister sur l’esprit entrepreneurial. Promouvoir aussi le fait que quand on développe une activité, il est normal de penser au-delà de ses frontières.

N’y avait-il pas une tendance en Wallonie à couper les têtes qui dépassent ?

En partie. Nous devons valoriser les exemples qui fonctionnent et ne pas être dans des pensées limitantes du style : “si je me développe ici, c’est déjà pas mal”. Aux Pays-Bas, par exemple, ils raisonnent naturellement de façon internationale et leur passé maritime y est peut-être pour quelque chose. La culture, c’est très puissant, mais cela met du temps à changer. Il faut aussi considérer que l’échec fait partie d’un processus normal dans un parcours de vie qui permet d’avancer. Je me souviens d’un Américain me disant qu’il avait choisi un collaborateur parce qu’il avait perçu dans son CV une capacité à apprendre de ses échecs. Cela, jamais on ne le ferait chez nous. Mais cela peut changer. On doit apprendre à miser sur nos échecs pour aller de l’avant.

Profil
1963 Naissance à Berchem-Saint-Agathe
1992 – 1999 Chef de cabinet de ministres fédéraux de l’Économie et des Finances
1999 – 2023 Directeur à la Banque nationale
Depuis 2024 Administrateur de sociétés et président des CA de Wallonie Entreprendre et de l’UCLouvain

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