Les éditeurs des cinq journaux francophones belges ne cachent plus leur volonté de se rapprocher. Pragmatisme oblige, les groupes IPM et Rossel vont unir leurs forces pour mieux résister à l’assaut publicitaire des Gafam. Mais de quelle manière ? C’est là tout le mystère.
Coopétition. C’est le mot-valise qui a été lâché il y a tout juste quatre ans par le cabinet Deloitte dans son rapport dédié à l’évolution du marché publicitaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. Combinant les termes coopération et compétition, ce néologisme vise à illustrer le modèle solidaire que doivent épouser les acteurs de l’écosystème médiatique en Belgique pour mieux affronter les puissants Gafam.
Autrement dit, les groupes de presse belges sont obligés de coopérer davantage pour être compétitifs ensemble et éviter ainsi que les annonceurs ne soient tentés de succomber toujours plus aux géants du net. Bref, miser sur une saine “coopétition” entre frères ennemis du secteur belge des médias serait donc la clé pour survivre dans la jungle publicitaire actuelle, tout simplement.
Depuis la sortie de ce rapport Deloitte en 2021, les cartes du paysage médiatique belge ont été quelque peu redistribuées. Le groupe Rossel (éditeur des journaux Le Soir et Sudinfo) est devenu propriétaire à 50% de RTL Belgique, tandis que son concurrent IPM (éditeur de La Libre, La DH et L’Avenir) s’est offert une part majoritaire du capital de LN24. Mais aujourd’hui, on assiste à une nouvelle consolidation dans ces groupes médias puisque IPM et Rossel envisagent des synergies inédites entre leurs structures respectives, voire plus si affinités…
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Objectif 2026
Il y a quelques jours, le front commun CNE/CGSLB des Éditions de l’Avenir annonçait que les tractations autour d’un rapprochement entre Rossel et IPM étaient “très avancées” et qu’un préaccord devrait intervenir “très rapidement” (sic). Contacté par nos soins, Bernard Marchant, le patron de Rossel, n’a pas daigné répondre à nos questions, contrairement à son homologue chez IPM qui reconnaît que les échanges sont intenses, en se montrant toutefois très prudent.
“Il est vrai que nous discutons actuellement d’un projet à mener ensemble, répond son CEO François Le Hodey. Un projet qui doit être à la mesure de l’enjeu, à savoir comment nous réinventons, l’un et l’autre, un secteur qui doit faire face à d’énormes changements. Rossel n’est pas un ennemi, mais un concurrent avec qui nous voulons développer des solutions plus associatives. Nous faisons déjà beaucoup de choses ensemble, nous avons consolidé nos impressions et notre distribution, et nous examinons à présent d’autres pistes. Il n’y a pas de timing, mais j’imagine que nous serons en ordre de marche pour 2026.”
Se serrer les coudes
Dans le paysage médiatique belge plombé par l’omniprésence des Gafam, les “coopétiteurs” de la presse quotidienne n’ont visiblement plus d’autres choix que de se serrer les coudes. Car les chiffres ne sont pas très réjouissants. Selon le Centre d’information sur les médias (CIM), la distribution de journaux en Belgique francophone a en effet chuté de plus de 60% en une douzaine d’années seulement, passant de 400.000 exemplaires distribués en 2011 à 155.000 exemplaires à peine en 2023.
Ce n’est plus un secret pour personne : le Belge lit de moins en moins de quotidiens et, en matière d’investissements publicitaires, les supports numériques ne cessent de monter en puissance. En 2024, un nouveau cap a même été franchi puisque, pour la première fois dans le paysage médiatique belge, le numérique a dépassé la barre des 40% de parts de marché publicitaire pour flirter désormais avec les 42%, selon les derniers chiffres des fédérations du secteur, à savoir l’UMA et l’UBA qui représentent respectivement les agences médias et les annonceurs. La télévision, jadis indétrônable, passe quant à elle sous le seuil psychologique des 30% de parts de marché (29,5% en 2024 contre 35,6 % en 2022), tandis que la presse écrite poursuit son inexorable descente aux enfers : aujourd’hui, les journaux et magazines papier ne perçoivent plus que 3,6% des investissements publicitaires en Belgique contre 5,1% deux ans plus tôt.
Le défi numérique

Bien sûr, les éditeurs de presse ont embrassé le virage numérique, mais les revenus engrangés en ligne sont loin de pouvoir compenser le manque à gagner du papier, d’autant plus que les Gafam et autres géants du net raflent à eux seuls près de 70% des investissements publicitaires concédés par les annonceurs belges sur le terrain digital.
“Le paradoxe de notre industrie, c’est que nous avons globalement bien réussi le développement de nos audiences numériques, mais que le papier continue malgré tout à générer 70% des ressources, constate François Le Hodey, CEO du groupe IPM. La régression de la distribution papier fait qu’il y aura un enjeu, probablement dans les trois ou quatre ans à venir, qui va être de plus en plus critique.
D’une manière ou d’une autre, le papier s’arrêtera un jour, en 2027 ou en 2030, nul le sait, mais nous devons absolument accélérer dans cette économie digitale de la presse qui existe aujourd’hui en volume de consommateurs, mais qui n’existe pas encore en euros. L’enjeu est énorme car si l’on veut conserver les cinq titres de presse quotidienne de Rossel et d’IPM qui ont chacun leur rédaction, leur identité et leur vitalité, il faut réfléchir ensemble à la meilleure façon de procéder. Faut-il créer un Netflix de la presse ? Faut-il un plan de distribution massive de tablettes pour accélérer de manière très significative le développement de l’économie numérique de la presse ? Bref, il faut être capable de réfléchir, d’investir, de trouver les économies d’échelle et ça, c’est un peu compliqué de le faire tout seul dans son coin.”
“Le papier s’arrêtera un jour, en 2027 ou en 2030, nul le sait, mais nous devons absolument accélérer dans cette économie digitale qui existe aujourd’hui en volume de consommateurs, mais qui n’existe pas encore en euros.” – François Le Hodey, CEO du groupe IPM
Choc et sursaut
Entre IPM et Rossel, le rapprochement est donc clairement à l’ordre du jour, même si les modalités restent pour l’instant secrètes. Le groupe de Bernard Marchant entrera-t-il au capital de son concurrent devenu “coopétiteur” ? Ou bien IPM intégrera-t-il Rossel avec un échange d’actions à la clé ? Le mystère plane toujours, mais il semble inéluctable que les deux entreprises avancent, à présent, main dans la main.
“IPM n’a pas les moyens financiers de poursuivre l’aventure en stand alone, commente cet observateur des médias. Le chiffre d’affaires de Rossel (614 millions d’euros en 2023, ndlr) est presque quatre fois supérieur à celui du groupe IPM qui perd chaque année de l’argent, mais d’un autre côté, Rossel imprime aussi La Libre, La DH et L’Avenir, et a donc besoin d’IPM pour continuer à exister dans un marché qui est tout petit et où les coûts fixes ont explosé. Les deux groupes n’ont pas d’autre choix que de se rapprocher pour survivre.”
Parmi ces coûts fixes, la fin de la concession de la distribution de la presse à bpost représente un sacré challenge. “Le déclencheur de tout ce qui est en train de se passer, c’est clairement la fin de la concession postale, enchaîne François Le Hodey. Quand le gouvernement a dit abruptement le 12 décembre 2023 : ‘C’est la fin de la concession postale, je mets en place un crédit d’impôt qui s’arrête en 2026 et puis après, débrouillez-vous !’, cela a été le choc le plus terrible que la presse a connu de toute son histoire. Depuis, nous réfléchissons ensemble, avec le groupe Rossel, à la meilleure manière d’absorber ce choc.”
Les deux groupes n’ont pas d’autre choix que de se rapprocher pour survivre.
Défis à relever
De discussions pragmatiques en réflexions stratégiques, l’idée du rapprochement a donc fait son petit bonhomme de chemin, même si le flou persiste dans la concrétisation du projet. Dans les colonnes de L’Avenir, Bernard Marchant, CEO de Rossel, indiquait récemment : “Il y a des discussions et des hypothèses qu’on évalue. Certaines sont minimalistes, d’autres maximalistes, entre des synergies et des aspects plus structurels.”
Toujours est-il que le dossier avance et qu’il portera certainement sur d’autres enjeux que l’impression et la distribution des journaux. Parmi les défis épinglés, un rapprochement logistique et surtout technologique des structures respectives est évidemment à l’ordre du jour, tout comme la mutualisation des inventaires publicitaires numériques qui permettront aux cinq titres de presse d’être plus forts sur le marché des annonceurs. “Et puis, il y a tout l’enjeu de l’intelligence artificielle qui déboule à toute vitesse et qui fait que, là aussi, on est forcé de s’adapter”, ajoute François Le Hodey.
Garantir la pluralité
Rapprochement, alliance, mariage, fusion, absorption… Aujourd’hui, les scénarios divergent et les bruits de couloir se multiplient. Parmi eux, il se dit que le groupe IPM pourrait se désinvestir progressivement de son activité “titres de presse papier” pour ne garder au final qu’un ancrage audiovisuel à travers sa chaîne LN24 dans un groupe qui, faut-il le rappeler, est aussi actif dans le secteur des voyages avec Continents insolites ou encore de l’assurance en ligne avec Yago.
Rossel prendrait alors en main la direction des cinq quotidiens (Le Soir, La Libre, La DH, L’Avenir et Sudinfo) sans pour autant sacrifier l’un d’entre eux sur l’autel d’une éventuelle fusion, contrairement à la menace qui pèse actuellement sur les médias de proximité (anciennement les télévisions locales). “Si le rapprochement devait se concrétiser, le plus important est de garder la pluralité des titres qui ont chacun leur public et leur identité, réagit Pierre Leerschool, administrateur délégué du groupe Sudmedia chez Rossel. Il n’y aurait dès lors aucune raison de parler de fusion de journaux qui sont, chacun, éditorialement très différents.”
En attendant l’annonce d’un mariage entre IPM et Rossel ou d’un autre type d’union qui devrait encore recevoir le feu vert de l’Autorité belge de la concurrence, la “coopétition” s’installe doucement et marque déjà ses premiers points sur le terrain publicitaire. Il y a quelques semaines, le lancement officiellement de la Belgian Publishing Expérience (BPX) a eu lieu, à savoir une nouvelle fédération qui veut sensibiliser les annonceurs à l’impact réel des médias locaux dans leur stratégie de communication. Parmi les signataires, on trouve les trois éditeurs de journaux et magazines flamands (DPG Media, Mediahuis et Roularta), mais aussi les deux frères plus vraiment ennemis de la presse francophone, IPM et Rossel. Lentement mais sûrement, la résistance aux Gafam s’organise.