Gunter Pauli, gourou du développement durable: “Soyons aussi intelligents que la nature”
Ancien patron d’Ecover, Gunter Pauli parcourt aujourd’hui le monde pour promouvoir le développement durable. Notre compatriote a imaginé le concept d’économie bleue et créé la fondation Zeri pour ” Zero Emissions Research and Initiatives “. Membre exécutif du Club de Rome, entrepreneur, il nous explique comment produire sans polluer.
C’est un Gunter Pauli barbu qui nous accueille à Paris lors d’une magnifique journée d’automne. Né à Anvers il y a 62 ans, notre compatriote n’est plus guère présent en Belgique. Résident japonais mais avec des pied-à-terre en Colombie et en Afrique du Sud, l’économiste est aujourd’hui considéré par beaucoup comme le gourou du développement durable. Adulé en Chine où ses fables sont enseignées dans 750.000 écoles maternelles, l’ancien patron d’Ecover regorge de projets qui entendent créer un nouveau paradigme économique basé sur le terroir et la création locale de valeur. La base de ce qu’il appelle l’économie bleue.
TRENDS-TENDANCES. Expliquez-nous ce concept d’économie bleue et ses différences avec la verte…
GUNTER PAULI. L’économie bleue, c’est l’économie des valeurs ajoutées. Elle fait tourner nos terroirs. L’économie traditionnelle est globalisée. C’est une économie d’échelle où seuls les gros volumes et les prix de revient les plus bas possibles comptent afin d’être concurrentiel dans le monde entier. En tant qu’économiste, je suis convaincu que ce système ne peut fonctionner que dans une dizaine de pays. Tous les autres sont voués à ne pas gagner. Je ne suis pas antimondialiste mais si votre économie ne permet pas de créer des opportunités localement, elle ne génère aucun effet multiplicateur. Or, tous les économistes du monde entier savent que cet effet multiplicateur est nécessaire à toute relance. L’économie verte tâche de faire moins mal, de limiter les dégâts. Mais moi, je ne veux pas de dégâts du tout ! Je souhaite relancer l’économie et la nature. L’économie bleue, c’est d’abord identifier un portefeuille d’opportunités, changer la culture de la prise de risques et créer de nouveaux types d’entrepreneuriat : social, innovant, de rupture.
– 62 ans
– Diplômé en économie de l’Université Loyola à Anvers et détenteur d’un MBA de l’Insead.
– 1991-1993 : CEO d’Ecover.
– 1994 : création de la fondation Zeri.
– Depuis 2009 : a soutenu plus de 200 initiatives d’économie bleue en mobilisant 4 milliards d’euros.
– 2013 : président du conseil d’administration de Novamont.
– 2016 : membre du conseil d’administration de la Science and Faith Foundation du Vatican.
Avez-vous déjà identifié de telles opportunités en Belgique ?
Une bonne dizaine. La plus spectaculaire concerne la côte. Qu’y fait-on aujourd’hui ? Pas grand-chose en dehors du tourisme et du terminal gazier de Zeebrugge. La pêche n’est plus vraiment une force économique. Nous avons mangé toutes nos huîtres et n’avons rien fait pour les régénérer. Or, la Belgique dispose de 3.300 km2 de territoire maritime. Pourquoi ne pas en utiliser une partie pour lancer la culture d’algues de mer ? L’entreprise Sioen dispose d’une technologie mature qui permet de créer des biocarburants à partir de ces algues. Avec 15 % du territoire maritime, soit 400 km2, nous serions capables de fournir la consommation annuelle belge en gaz naturel. Vous imaginez la création de valeur pour la Belgique ? L’argent n’irait plus aux Néerlandais ni aux Russes mais resterait chez nous. Cette culture d’algues serait intégrée à la création d’îlots qui protégeraient notre côte. Vous savez, dans le nord des Pays-Bas, il n’y a aucune digue car des îlots naturels avec un écosystème très vivant protègent la côte. Par contre, chez nous, à quoi pense-t-on ? Juste à créer des digues de plus en plus hautes ! Mais soyons aussi intelligents que la nature ! Ces îlots ou atolls, on pourrait les créer, en partie, avec les déchets de dragage, notamment de l’Escaut.
Quel accueil ce projet, que certains ont qualifié de fou, a-t-il reçu des autorités et du monde industriel ?
L’industrie belge aime cette idée d’îlots. Cinquante-six entreprises se sont déjà regroupées dans une association appelée Blue Cluster, qui la promeut. Ce qui est remarquable, c’est qu’elles ne sont pas toutes liées à l’économie maritime traditionnelle. On y retrouve Sioen, Deme, Siemens, Umicore, Colruyt, Belfius, KBC, Jan De Nul ou encore Vyncke, active, notamment dans le développement de biofuels et élue entreprise flamande de l’année en 2016. Ils ont mis 10 millions d’euros sur la table pour développer des projets. Le gouvernement flamand a décidé de faire de même. Et donc, Blue Cluster dispose, sur 10 ans, d’un fonds de 200 millions pour développer des concepts. Et les îlots ne sont pas leur seul projet. La Belgique ne dispose que de 66 kilomètres de côte mais ils recèlent un gros potentiel. Et pour revenir à l’effet multiplicateur de tout à l’heure, cultiver des algues pour produire du gaz permettrait aussi d’obtenir des engrais… Et dans ces atolls, il serait aussi possible de produire de l’électricité grâce à la force houlomotrice et de réintroduire des activités de pisciculture. C’est un projet de 20 ou 30 ans mais nous avons tout en main pour réussir. Et avec le terminal gazier de Zeebrugge, ce ne serait pas si compliqué à mettre en oeuvre.
L’économie bleue, c’est d’abord identifier un portefeuille d’opportunités, changer la culture de la prise de risques et créer de nouveaux types d’entrepreneuriat : social, innovant, de rupture.
Vous parliez d’une dizaine d’opportunités en Belgique. Quelles sont les autres ?
La culture de champignons sur marc de café, par exemple. Une bonne dizaine d’exploitations existent désormais en Belgique, 5.000 dans le monde… Et le marc est aussi utilisé dans la fabrication d’emballages qui permettent de remplacer le polystyrène. Trois entreprises belges s’y sont lancées. Le produit est local, la matière première aussi et cela enrichit notre économie.
Vous rejoignez là le concept d’économie circulaire…
Non. L’économie circulaire n’est, en réalité, que la simplification populaire de ce qu’on appelle la symbiose industrielle. Elle trouve son origine en Norvège il y a quasi 50 ans. Dans une ville appelée Kalundborg. Les déchets ou émissions d’une entreprise étaient récupérés par sa voisine et ainsi de suite. Mais cette économie circulaire adhère au principe de globalisation. L’économie bleue, non. Tout doit revenir localement et pas dans la poche d’un requin de la finance situé à des milliers de kilomètres.
Vous êtes très actif en Italie où la société Novamont, dont vous dirigez le conseil d’administration, est devenue un des leaders mondiaux de la fabrication de bioplastiques.
Nous venons d’inaugurer notre cinquième bioraffinerie. Nous en ouvrons une tous les deux ans. Tout est financé par le cash-flow. Nous produisons des bioplastiques mais aussi des ingrédients à destination du secteur des cosmétiques, des lubrifiants bio et des graisses biodégradables. Nous sommes présents en Sardaigne, à Venise, Rome, Milan, etc. Afin de mailler le territoire. Car le projet de Novamont est la revitalisation des terroirs. Nous produisons à l’aide de matières premières dont personne ne veut : le chardon, la paille qu’on ne brûle plus sur les champs, les betteraves que personne n’achète, etc. Les agriculteurs reçoivent donc des revenus supplémentaires.
Pourquoi un tel projet en Italie et pas chez nous ?
C’est une conjonction de facteurs. Dans le pays du slow food, il y avait de la place pour ce concept. Coldiretti, le boerenbond italien, avait cette idée de valeurs ajoutées en tête depuis longtemps. Et puis, en Italie, règne une grande culture de la chimie. Le polypropylène y a été inventé. Après, il faut que les bonnes personnes se rencontrent. Novamont, par exemple, a repris de vieilles installations. Et la main-d’oeuvre très qualifiée qui y travaillait. Avec nos matières premières, nous couvrons trois marchés différents. Et voilà, une fois de plus, l’effet multiplicateur…
Que manque-t-il dès lors en Belgique pour qu’aboutisse ce genre de projet ?
Un texte sans contexte n’est qu’un prétexte… Changez le contexte belge et vous aurez une tout autre histoire. Le contexte doit permettre d’être audacieux. Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment le cas. Regardez le temps qu’il faut pour ébaucher la transition énergétique et édicter un cadre stable qui permettrait aux entreprises de se positionner et d’investir.
Il faut du temps pour sortir du corset économique dans lequel nous sommes enfermés. Réussir la transition ne se fait pas en une année.
Finalement, l’économie bleue ne se heurte-t-elle pas, comme l’écologie, à la réalité des choses, à des résistances trop fortes ? Il suffit de voir ce qui est arrivé à Nicolas Hulot.
Je connais bien Nicolas et son départ m’a déçu. Je suis dans le développement durable depuis 25 ans. Il faut du temps pour sortir du corset économique dans lequel nous sommes enfermés. Avec Zeri, nous avons 204 projets. Ils prennent du temps. Tous. Réussir la transition ne se fait pas en une année. Alors pourquoi partir si vite ? Vous avez toutes sortes de résistance. Il y a quelques années, Unilever était venu me trouver pour introduire de la durabilité dans l’entreprise. Je leur avais proposé deux projets liés aux tomates, parce qu’à l’époque, Unilever en achetait encore davantage qu’Heinz. Le premier projet était lié à leur peau. Unilever n’en faisait rien alors que chez Elizabeth Arden, les mêmes molécules étaient synthétisées… Mais les supply chains respectives des deux sociétés n’ont jamais pu se mettre d’accord. Je leur ai aussi proposé d’investir dans une production de tomates sans eau. Quel bel exemple de durabilité ! Ils ont refusé car Unilever ne fait qu’acheter les tomates… Regardez aussi l’histoire du glyphosate. Il existe des alternatives mais il faut cinq ans pour obtenir une homologation et ça coûte très cher ! En tant qu’entrepreneur, je ne vais pas construire une usine sans elle. Que va-t-il se passer selon vous ? Dans cinq ans, on va prolonger le glyphosate parce qu’aucune alternative ne sera disponible. J’avais demandé à Nicolas de faire bouger les choses au niveau européen pour que ce processus d’homologation soit raccourci. A force d’attendre, on va finir par perdre les entrepreneurs. Dont une société belge… Je me souviens que du temps d’Ecover, pour démontrer le caractère écologique de mon produit WC, je l’avais versé sur une salade que j’avais mangée devant les journalistes…
Parlons-en d’Ecover. Vous y avez jeté les bases de ce que vous êtes devenu aujourd’hui.
Ce fut un dur apprentissage. Il y a eu le choc, brutal, de réaliser qu’Ecover en utilisant l’huile de palme contribuait à la déforestation et la destruction de l’habitat des orangs-outans. J’ai donc quitté l’entreprise. Zeri a été créée en réaction. Ma séparation avec Ecover m’a aussi permis de rejoindre l’équipe qui, au Japon, préparait le protocole de Kyoto. A 37 ans, je me suis retrouvé à la tête d’un think tank de haut niveau avec 82 chercheurs à ma disposition. Un cadeau incroyable. Evidemment – autre dur apprentissage – aucune de mes propositions n’a été acceptée. On m’a octroyé une aumône : présenter mes projets devant tout le monde. Trois personnes sont venues dont deux s’étaient sûrement trompées de salle ( rires…). Les Américains et les Européens ne voulaient pas des idées des Japonais. Résultat, à la place, on a créé le marché des droits à polluer. Belle bêtise. Avec le recul des années, il faut quand même avouer qu’à un tel niveau élevé de décision, rien n’a vraiment changé…
De quoi vous estimez-vous aujourd’hui le plus fier ?
D’abord Las Gaviotas, réalisé dans le cadre du protocole Kyoto avec l’aide des Japonais. Nous avons réussi à replanter 8.000 hectares de pins et de palmiers en Colombie dans un endroit jugé improductif et à créer de la sorte une véritable communauté autosuffisante. L’eau potable y est gratuite, la résine des pins sert à produire la colophane utilisée dans l’industrie du papier et les palmiers donnent de l’huile et du biocarburant. Des centaines de personnes en vivent désormais… Son directeur Paolo Lugari y fait un travail remarquable. Ensuite, mes fables. Elles financent ma fondation et mes activités. Je suis l’auteur étranger le plus lu dans les écoles chinoises. Quel privilège !
Je sais que je dérange. Mais je n’ai pas vocation à être aimé par tout le monde.
Comment expliquer cette popularité en Chine ?
Je n’ai rien fait pour. Les Chinois sont venus me chercher. Ce sont des gens très pragmatiques et je sais que cela en agace plus d’un. On les traite de dirigistes, moi je dis pragmatiques. Les Chinois ont bien conscience que pour changer les mentalités et réussir leur transition énergétique et économique, l’éducation est primordiale. Ils ont créé 5.000 écoles maternelles vertes, et ce n’est qu’un début. Elles ont un potager, sont écologiques et prônent le recyclage. Mes fables sont lues dans 750.000 écoles et sont devenues une référence en termes de développement durable. J’en ai 180 en chinois et ils en veulent 365 pour 2021. Ils aimeraient les décliner en programmes destinés à la télévision. Mes fables arrivent aussi en France et en Italie. Les Chinois m’apprécient depuis que je leur ai proposé de faire du papier de pierre il y a une vingtaine d’années. Cela ne nécessite ni eau, ni arbre et le papier obtenu est recyclable à vie. Ils en produisent 25 millions de tonnes aujourd’hui.
Quels sont les projets qui vous occupent aujourd’hui ?
A Zermatt, je viens de présenter à des investisseurs une série de projets liés au café. A l’heure de la forte consolidation mondiale du secteur, certains commencent à s’interroger. Je pense à Lavazza ou à Neumann où il y a une culture de l’investissement d’héritage. Laisser une trace durable plutôt que de détruire la filière. Nous y avons présenté le café solide. Une petite barre à 70 % de teneur en caféine dont la fabrication utilise toute la cerise plutôt qu’uniquement le noyau. Cette cerise est riche en antioxydants. Nous avons testé cette barre dans les pays baltes où il y a un grand appétit pour le café à manger plutôt qu’à boire. Le deuxième projet porte sur le décaféiné. Aujourd’hui, il s’obtient par un procédé chimique. C’est ridicule car il existe des variétés de caféiers qui, naturellement, ne produisent pas de caféine. Nous souhaitons replanter 100.000 hectares de forêt à Madagascar qui servirait de canopée à ces caféiers. C’est une formidable opportunité pour les agriculteurs malgaches et l’occasion de produire un décaféiné naturel et bio. Enfin, je soutiens la machine de Hans Stier, de Bonaverde, qui à la fois torréfie, moud et fait le café. Elle crée un nouveau modèle économique pour les cultivateurs : ils envoient leurs grains verts en direct et sont payés au prix du café torréfié. On vise le million de machines.
Cela vous dérange-t-il d’être surnommé le gourou du développement durable ?
L’éditeur de mon dernier livre a fait inscrire ” Le Steve Jobs du développement durable ” sur la couverture. En Amérique du Sud, mes amis m’appellent le Che Guevara du développement durable. J’aime moins car je n’ai pas du tout envie de mourir d’une balle dans la tête ( rires). Après, je comprends tout à fait que les gens aient besoin de locomotives, d’inspirateurs qui disent les choses telles qu’elles sont. Je dérange aussi, je sais. Mais je n’ai pas vocation à être aimé par tout le monde.
Par Xavier Beghin.
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