Gorillas, Ding Dong, Frichti, …: le “quick commerce” peut-il être rentable?
Quadrillant les grandes villes européennes avec leurs “dark stores”, les start-up promettant la livraison des courses en 10 minutes se multiplient. Mais y a-t-il une réelle demande? Et puis surtout, comment gagner de l’argent avec ce business que personne n’est encore parvenu à rentabiliser?
C’est un véritable phénomène dans les grandes villes européennes. Nées de la crise et de l’appétence toujours plus forte des consommateurs pour la livraison à domicile, les start-up du “quick commerce” se multiplient à vitesse grand V. Leur promesse? Vous livrer vos courses en 20, 15, voire 10 minutes, soit moins de temps qu’il ne faut pour vous rendre au magasin du coin. Signe de l’engouement pour ce nouveau service express, les montants que parviennent à lever ces jeunes pousses donnent le tournis. Depuis sa création l’an dernier, l’allemand Gorillas, qui vient de débarquer à Bruxelles et Anvers, a levé pas moins de 266 millions d’euros auprès de fonds d’investissement et autres business angels.
Ces start-up doivent trouver de meilleures conditions d’achat sans bénéficier de la taille critique de la grande distribution.”
Vincent Vandierendonck (Bain & Company)
Après un premier test en juin dans quelques communes bruxelloises, la start-up belge DingDong s’apprête elle aussi à boucler une première levée de fonds. Objectif: lancer une application et ouvrir 10 dark stores d’ici la fin de l’année, dans plusieurs villes du pays. Les dark stores ? C’est là le coeur du business model de ces nouveaux game changers, des mini-entrepôts fermés au public où sont préparées les commandes livrées ensuite par des coursiers à vélo électrique dans un rayon de deux kilomètres. Ces entrepôts sont installés au milieu des habitations, dans des zones suffisamment denses pour pouvoir livrer un grand nombre de consommateurs dans un petit périmètre. Gorillas dispose déjà de trois dark stores à Bruxelles et deux à Anvers. Le fondateur de DingDong entrevoit, pour sa part, un potentiel de six à huit “magasins” en Région bruxelloise, et de 80 dans tout le pays dans les deux à trois ans. “Nous voulons couvrir une vingtaine de villes en Belgique”, assure Thilo von Trott.
La plupart des acteurs du “quick commerce” proposent un assortiment assez serré d’articles pouvant être livrés à vélo. “Ils sont surtout concentrés sur les catégories dites de commodité, explique Vincent Vandierendonck, partner chez le conseil en stratégie et management Bain & Company. Des snacks, de l’alcool, des plats préparés, etc. Leur panier moyen tourne aujourd’hui autour de 20 à 40 euros, soit un petit panier qui se rapproche de celui des magasins de proximité.” Des magasins sur lesquels ces nouveaux joueurs disent s’être alignés en termes de prix. La livraison, elle, est facturée la plupart du temps 1,80 euro. Autant dire que ces start-up perdent de l’argent pour l’instant. La question est donc de savoir si cette nouvelle activité peut devenir rentable…
Conditions d’achat
“Ces entreprises sont pour le moment dans une phase très coûteuse de conquête de clients“, explique notre expert, qui estime que la rentabilité pourrait être au rendez-vous sous certaines conditions. “Elles disent afficher des prix identiques à ceux pratiqués dans les supermarchés. Toutefois, la réalité montre que les prix des articles vendus via ces nouvelles applications sont 5 à 10% plus élevés qu’en magasin. Le maintien de ces écarts est, d’après moi, une condition de la rentabilité.” L’un des grands défis réside donc aussi dans la maîtrise des coûts d’achat. “Ces start-up doivent trouver de meilleures conditions d’achat sans bénéficier de la taille critique de la grande distribution.” Par exemple, Gorillas passe par une centrale d’achats et DingDong par des grossistes.
D’après notre spécialiste, ces jeunes pousses partent cependant avec plusieurs atouts. Leurs coûts de préparation, dit-il, sont bien moindre que ceux des distributeurs classiques. L’assortiment serré, notamment, permet de préparer les commandes beaucoup plus rapidement. Tout comme la disposition des articles dans les dark stores, qui n’est pas du tout celle d’un magasin. “Tout est conçu pour aller vite, affirme Vincent Vandierendonck. Un algorithme indique aux préparateurs le chemin à parcourir.” Les coûts de livraison sont en outre réduits car les distances sont courtes. “Pour autant que les volumes augmentent, ces acteurs peuvent clairement devenir rentables.”
Du simple dépannage?
Tous ne sont cependant pas aussi optimistes. C’est notamment le cas du consultant en grande distribution Philippe Goetzmann. Pour lui, les montants injectés dans ces nouveaux acteurs de la distribution relèvent de la pure folie. “Tout cet argent brûlé pour un service dont je ne perçois pas vraiment l’usage à échelle”, lâche-t-il. D’après cet observateur, la raison d’être de ces acteurs tiendrait surtout du dépannage. “Il est impossible de se faire livrer de vraies courses en 10 minutes, affirme notre interlocuteur. Entre l’assortiment limité et la capacité d’emport des coursiers, je ne vois pas comment cela peut fonctionner.” Philippe Goetzmann n’est par ailleurs pas convaincu que les clients aient réellement besoin de se faire livrer leurs courses en si peu de temps. “Lorsque l’on fait ses courses, on opère de manière réfléchie. Le seul fait de rédiger sa liste prend du temps. Je ne vois donc pas l’intérêt d’ensuite se faire livrer en 10 minutes. Si j’ai la possibilité de me faire livrer en un quart d’heure, je ne vais pas commander des pâtes, de la sauce, etc., pour ensuite encore devoir cuisiner. Je vais plutôt commander un plat de restaurant.”
Notre panier est plus important que ce que les gens pensent. Je suis convaincu que ce n’est pas du dépannage.”
Maximilien Hubot (Gorillas)
Selon le consultant, le “quick commerce” serait donc voué à ne couvrir que certains besoins très spécifiques: un ingrédient manquant, un invité qui débarque à l’improviste, un WC bouché, etc. “Il y aura de place pour du ‘quick commerce’ de dépannage, cher, donc de niche”, estime-t-il. D’autant que le prix de la livraison pourrait bien augmenter à terme. Pour l’instant, ces acteurs acceptent de perdre de l’argent et financent la livraison à 1,80 euro grâce aux importantes levées de fonds. Et après?
Philippe Goetzmann trouve finalement que ces nouveaux acteurs, loin d’être de vrais game changers, sont plutôt à ranger dans la case nice-to-have, c’est-à-dire une option, un luxe. “Contrairement à d’autres modèles de rupture comme Deliveroo qui supprime la salle de restaurant ou Amazon qui supprime le magasin, ces joueurs ne disruptent pas la chaîne des coûts. Non seulement ils ne suppriment pas de coûts mais ils en rajoutent. Multiplier les dark stores, cela coûte cher!”
Des paniers plus élevés
Du côté des acteurs actifs chez nous, on souligne que les coûts d’installation d’un dark store n’ont absolument rien à voir avec ceux d’un vrai magasin de proximité. “Nous ne devons pas les installer dans des rues commerçantes, explique le fondateur de DingDong. Le mobilier est sommaire, ce sont de petits centres logistiques efficaces.” “Il peuvent se situer à mi-étage ou au sous-sol, embraye Vincent Vandierendonck. Cela permet de réduire les frais d’ouverture.”
Sur la question du dépannage, les responsables de DingDong et Gorillas réfutent. “Il est clair que nous n’avons pas vocation à permettre aux clients d’effectuer leurs courses mensuelles, mais nous ne sommes pas uniquement sur du dépannage, insiste Thilo von Trott. Nous avons des clients qui commandent deux à trois fois par semaine avec un panier moyen un peu plus élevé.” “Notre panier est plus important que ce que les gens pensent, appuie Maximilien Hubot, responsable de l’expansion internationale chez Gorillas. Je suis convaincu que ce n’est pas du dépannage. Nous favorisons d’ailleurs la récurrence. Par exemple, dès le départ, notre intention a été de vendre des fruits et légumes.”
Pour atteindre la rentabilité, notre interlocuteur explique que différents leviers pourraient être activés. “Le prix de la livraison en est un, reconnaît-il. Nous travaillons par ailleurs sur l’optimisation des dark stores, nous testons la livraison de plusieurs commandes par un seul coursier, etc.”
Se diversifier
D’autres acteurs ont, pour leur part, décidé de construire un modèle davantage diversifié. C’est le cas de la start-up française Frichti qui vient, elle aussi, de se lancer à Bruxelles. A côté de la livraison des courses à domicile en 20 minutes, la plateforme propose un service traiteur permettant aux entreprises et aux particuliers de se faire livrer des repas concoctés dans une cuisine centrale. “Notre modèle est du coup plus résilient, affirme Martin Ruckert, directeur général pour la Belgique. Si votre seul service est de livrer du Coca-Cola et des chips en 10 minutes pour 1,80 euro, je ne pense pas que cela soit viable.” La jeune pousse affiche d’ailleurs des tarifs un peu différents de ceux de ses concurrentes 100% “quick commerce”. Chez Frichti, la livraison express est ainsi facturée 4-5 euros, et 2,50 euros dans un créneau horaire précis. “Nous ne voulons pas installer de mauvaises habitudes chez les clients en leur donnant l’impression que la livraison en 20 minutes ne coûte presque rien, affirme le responsable. Nous remarquons d’ailleurs que les créneaux sont très appréciés.”
On le voit: chacun son modèle. Ce qui est certain, c’est que la course au “quick commerce” est bel et bien lancée. Reste à voir si cette livraison ultra-rapide représente une réelle attente des clients. De suffisamment de clients… “Ce ne sera pas pour tout le monde, conclut Vincent Vandierendonck. Ces nouveaux joueurs toucheront surtout les consommateurs très urbains et moins sensibles au prix.” Selon Bain & Company, le “quick commerce” devrait capturer un à deux points de la distribution alimentaire en ligne d’ici 2025.
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