Paul Vacca
Finissons-en avec les “millennials” !
Ils sont partout. Dans les médias, les livres, les conférences, les colloques, les spots publicitaires ou les clips. Ils sont scrutés, analysés, disséqués dans leurs moindres faits et gestes par les sociologues et les cabinets d’études. Ce sont les millennials, nos congénères nés entre 1981 et 1996.
Et pourtant, aux dernières nouvelles, ils restent toujours aussi méconnus. Pour les uns, ils seraient paresseux, narcissiques, incapables d’engagement, irresponsables. Pour d’autres, ils sont au contraire créatifs, animés par un altruisme sans frontières, engagés passionnément pour le changement social. Certains les voient maîtres des nouvelles technologies quand d’autres les décrivent esclaves de leur smartphone et dépendants aux réseaux sociaux. D’autres enfin, comme un aveu d’impuissance déguisé, ont fini par les définir… comme indéfinissables.
Bref, plus on les étudie, moins on les comprend. Et pour ajouter à la confusion, entre spécialistes, on tombe rarement d’accord sur les dates et les étiquettes. Certains préfèrent parler de génération Y, de génération Z ou encore de digital natives… Bien sûr, le concept de génération à usage sociologique n’est pas nouveau – Génération X, le roman de Douglas Coupland date de 1991 – mais son utilisation, aujourd’hui, tourne à l’hystérie collective.
Cela s’explique en partie parce que les millennials sont au coeur des préoccupations des entreprises et des politiques. Cible prioritaire des industriels et des marques, énigme pour les DRH et la classe politique, tous sont à la recherche de l’algorithme qui pourrait ouvrir l’accès à cette génération.
Or, sous des appareillages statistiques coûteux et ultrasophistiqués, on trouve souvent une sociologie au doigt mouillé flirtant avec le café du commerce. Pourquoi les millennials sont-ils décrits comme narcissiques ? Eh bien, à cause du selfie et de Snapchat voyons, c’est évident ! De même qu’on les jugera naturellement engagés dans la société sur la foi d’un tee-shirt à l’effigie d’une ONG ou de la signature d’une pétition en ligne. Sans oublier toutes les caractéristiques qu’on leur attribue, appartenant à la jeunesse en soi, du romantisme au grunge en passant par Mai 68 et le punk…
Cloisonner les générations conduit tout naturellement à les dresser les unes contre les autres, à la recherche de classes d’âge boucs émissaires.
Et puis, à force d’isoler l’objet de son étude, cette obsession ” générationniste ” pousse à de sublimes contresens. Comme par exemple, quand on déplore le manque structurel d’implication chez cette classe d’âge vis-à-vis des entreprises qui les recrutent, en l’accusant de changer d’employeur comme de smartphones ou de ne penser qu’à ses vacances. Mais n’est-ce pas plutôt une réponse aux entreprises qui, en majorité, se désengagent auprès de leurs salariés au profit de leurs actionnaires ?
De même qu’on a pu affubler les jeunes salariés qui restaient vivre chez leurs parents du sobriquet de ” nouveaux Tanguy “, en référence au film d’Etienne Chatiliez. Sauf que dans le film, le héros éponyme voulait rester chez ses parents par choix alors qu’aujourd’hui c’est en grande partie un choix par nécessité. A-t-on eu l’idée de baptiser les ” nouveaux Harpagon ” ceux qui préfèrent mettre leur chambre sur Airbnb plutôt que de la louer à un jeune salarié ?
Sans nier qu’il existe évidemment une communauté d’esprits liant les membres d’une même classe d’âges, la propension actuelle à vouloir à tout prix la traduire en des comportements types est vaine. Elle est symptomatique d’une obsession de notre époque pour l’identité, qu’elle soit raciale, sexuelle ou politique. Et de fait, le ” générationnisme ” procède, à sa façon, d’une même ” essentialisation “, dans la mesure où il assigne chacun à résidence dans sa propre classe d’âge.
On nous objectera que, contrairement au racisme ou au sexisme, c’est parfaitement inoffensif. Comme le jeu des sept familles. Pour autant, cloisonner les générations conduit tout naturellement à les dresser les unes contre les autres, à la recherche de classes d’âge boucs émissaires. Cela nuit évidemment à la véritable compréhension de la dynamique des générations dans son ensemble. Ces labels générationnels occultent également l’importance d’autres déterminants – sociaux, géographiques, familiaux ou de genre – et déforment notre compréhension des enjeux individuels et des problématiques sociales.
Plus qu’une clé de compréhension de notre société, le ” générationnisme ” distille, au contraire, le ferment de l’incompréhension.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici