Faire commerce dans un pays fragmenté: enquête sur les différences culturelles Nord/Sud
La chaîne flamande de prêt-à-porter e5 mode se replie sur le nord du pays, expliquant que son offre “ne convenait pas suffisamment au public wallon”. Mais quelles sont exactement ces différences régionales ?
Il y a quelques semaines, e5 mode annonçait son intention de se retirer du marché wallon. Au sud du pays, l’enseigne ne possède que 12 points de vente, contre 56 en Flandre. Pas assez, d’après ses responsables, pour pouvoir atteindre un niveau suffisant d’économies d’échelle afin de soutenir toute l’infrastructure et le marketing dont une chaîne de vêtements a besoin. Mais la marque avance aussi un autre argument. ” Je constate que notre offre est conçue pour répondre aux besoins du public flamand et ne convient pas suffisamment au public wallon “, déclare son CEO dans le communiqué de presse annonçant la décision de retrait.
Y aurait-il donc des différences culturelles en matière de prêt-à-porter entre le nord et le sud du pays ? Quelles sont ces différences, précisément ? Et puis comment, en tant que retailer (de mode), s’y adapter ? Nous avons mené l’enquête.
Première étape : retour chez e5 mode. La déclaration du patron nous intrigue. Nous voulons en savoir plus. Mais le CEO de la chaîne assure être lui-même en pleine réflexion sur le sujet. ” Nos stylistes font en sorte d’offrir une gamme très large susceptible de convenir à tout le monde. Nous constatons simplement que celle-ci fonctionne mieux en Flandre, affirme Frédéric Helderweirt. Est-ce parce que nos articles sont plutôt conçus en style nordique/scandinave/anglo-saxon et pas en style latin ? C’est une hypothèse. Ce qui est certain, c’est que les produits qui fonctionnent très bien en Flandre ne sont pas ceux qui ont la cote en Wallonie. Je suis persuadé qu’il est impossible de calquer un même modèle des deux côtés de la frontière linguistique. ”
L’homme relève par ailleurs une différence de perception de sa chaîne au nord et au sud du pays. ” En Flandre, e5 mode est considérée comme une enseigne offrant des produits de qualité à prix abordable pour femmes et hommes dans la quarantaine et plus, explique-t-il. En Wallonie, en revanche, notre gamme n’est pas perçue comme du prêt-à-porter quotidien. Nous étions considérés comme vieillots et trop chers. ”
Un pouvoir d’achat plus faible en Wallonie
C’est que, de manière générale, le pouvoir d’achat est plus faible côté wallon. Et en tant que distributeur, il faut pouvoir s’y adapter. C’est ce qu’a fait, par exemple, l’enseigne flamande JBC avec sa collection pour enfants Besties. Même si cette collection d’entrée de gamme est présente dans tous les points de vente du groupe, elle a été lancée ” pour répondre à une réalité du marché wallon “, explique Vivien Vanoirbeek, operation business partner chez JBC. ” De plus en en plus de chaînes ne sont présentes qu’en Flandre ou en Wallonie, dit-il. Dans le secteur de la mode, nous avons donc d’autres concurrents en Wallonie, qui jouent davantage sur la fibre du prix. ”
Au niveau de l’assortiment aussi, le distributeur a dû s’adapter. JBC n’est pas une enseigne multimarque. La chaîne vend ses propres collections. Il n’empêche : elle noue parfois des partenariats avec de grands noms. ” Nous proposons des marques là où nous sentons que cela est nécessaire, explique notre interlocuteur. Mais de manière générale, nous n’abordons pas le marché belge comme s’il s’agissait de deux marchés distincts. La seule chose que nous faisons, c’est mettre l’accent sur certaines choses plutôt que d’autres en fonction des demandes des clients. Cela ne se fait d’ailleurs pas toujours selon une logique Nord/Sud. Nous nous adaptons au sein même de chaque Région. Si les clients d’une province sont, par exemple, davantage attirés par notre collection Besties d’entrée de gamme, nous adaptons notre communication pour mettre l’accent sur cette collection. ”
Reste que JBC doit malgré tout tenir compte de la division Nord/Sud pour certains aspects de son business. En ce qui concerne sa collection enfants, l’enseigne a, par exemple, noué un partenariat exclusif avec la maison de production anversoise Studio 100, très connue en Flandre avec des personnages comme Lutin Plop, Maya l’Abeille, etc. ” En Wallonie, nous avons noué une collaboration avec Disney, explique Vivien Vanoirbeek. Quand nous avons une faiblesse d’un côté, nous devons rééquilibrer la situation. ”
Même chose pour les ambassadeurs de la marque. ” La Flandre a cet attachement aux Bekende Vlamingen, des personnalités qui sont installées depuis longtemps au nord du pays et qui conservent leur notoriété dans le temps, relève le responsable. En Wallonie, il est plus compliqué de trouver de telles personnalités médiatiques car beaucoup s’en vont en France étant donné la très forte perméabilité des médias français au sud du pays et les plus grandes opportunités dans l’Hexagone. ” Après avoir travaillé avec Tatiana Silva, Julie Taton et Sandrine Corman – toutes parties sur des médias français – JBC s’offre aujourd’hui les services de l’animatrice de la RTBF Sara De Paduwa.
“Le client wallon adore les marques connues”
Même défi pour l’enseigne multimarque ZEB (groupe Colruyt), qui possède 70 magasins chez nous, dont 14 en Wallonie. Au nord du pays, le groupe a noué un partenariat avec l’acteur Tom Waes, inconnu au bataillon côté francophone. Elle a donc dû trouver un autre ambassadeur, et il s’agit en l’occurrence d’une ambassadrice puisque c’est l’animatrice de Radio Contact Maria Del Rio qui a accepté de prêter son visage à la marque.
Au-delà de ces références culturelles différentes, ZEB a également dû s’adapter à d’autres niveaux. ” A la base, nous adoptons la même stratégie en Flandre et en Wallonie, tant en matière d’assortiment que de prix, assure Erika Mees, responsable communication. Mais il est vrai qu’il y a malgré tout quelques différences. Certaines marques fonctionnent mieux en Wallonie. Maintenant, il y a aussi des différences entre les régions. Des marques ne fonctionnent, par exemple, que dans le Limbourg et pas dans le reste de la Flandre. Toutefois, ce qui est vrai, c’est que le client wallon adore les marques connues, davantage que le client flamand. Dans nos dépliants pour la Wallonie, nous affichons donc davantage d’articles de certaines marques. ”
La responsable relève par ailleurs un appétit plus important du Wallon pour les promos. ” C’est également le cas en Flandre, précise-t-elle. Mais encore plus au sud du pays. Etant donné qu’il s’agit de notre stratégie, en Flandre comme en Wallonie, cela ne nous demande pas vraiment d’adaptation, même si nous veillons à proposer un assortiment encore plus à prix de base dans nos points de vente wallons. ”
Si le groupe entend encore ouvrir des magasins ZEB en Wallonie, on rappellera qu’il a racheté en 2017 l’enseigne wallonne de vêtements PointCarré (30 magasins côté francophone). Une volonté de disposer d’une enseigne distincte sur chaque marché ? ” Les deux sont complémentaires, répond notre interlocutrice. PointCarré est plutôt un magasin de famille où la clientèle veut être aidée et habillée ; tandis que ZEB est une enseigne tendance et plus jeune. Nous voulons continuer à ouvrir des points de vente ZEB en Wallonie, donc il ne s’agit pas d’avoir une enseigne par région. ”
PointCarré devrait toutefois pour sa part rester en Wallonie. Un magasin a bien été ouvert à Coxyde, surtout pour accueillir “les Wallons qui viennent à la mer”, reconnaît Erika Mees. ZEB a préféré racheter il y a deux ans la petite chaîne flamande The Fashion Store (10 magasins en Flandre), au positionnement similaire à celui de PointCarré. C’est sous cette marque qu’elle entend ouvrir de nouveaux magasins au nord du pays. ” The Fashion Store connaît bien le client flamand, PointCarré connaît bien les goûts des Wallons “, reconnaît la responsable.
Une approche client différente
On voit donc bien que les différences culturelles nord/sud restent une réalité dont les retailers doivent absolument se soucier. Ce n’est pas pour rien que certains n’ont jamais franchi la frontière linguistique. C’est notamment le cas du spécialiste wallon de la chaussure Maniet/Luxus. Pendant tout un temps, deux acteurs locaux se partageaient le pays : Torfs en Flandre, Maniet en Wallonie. Mais le premier a tout récemment décidé de sortir de sa zone de confort et d’ouvrir des magasins au sud du pays. ” En ce qui nous concerne, même s’il ne faut jamais dire jamais, nous restons pour le moment à Bruxelles et en Wallonie “, explique la CEO de Chaussure Maniet, Allison Vanderplancke, qui ne nous donnera pas de détails quant aux caractéristiques du marché wallon, histoire de ne pas prémâcher le travail de son concurrent.
Si son entreprise ne s’est pas lancée en Flandre, c’est pour plusieurs raisons. ” La Wallonie est un marché moins organisé dans notre secteur, affirme la responsable. Il y a moins de chausseurs qu’en Flandre, aussi il est plus facile de pointer les endroits où il y a du commerce à faire. Par ailleurs, quand je vois déjà les différences culturelles qui existent d’une province wallonne à l’autre, je me dis qu’en Flandre, c’est une tout autre culture. ” La CEO pointe notamment des différences au niveau de l’approche client. ” Le client flamand veut être davantage autonome “, estime-t-elle. La culture de la promo ? ” Elle est identique en Flandre et en Wallonie, pense Allison Vanderplancke. Maintenant, si nous venions à ouvrir des magasins au nord du pays, nous pourrions peut-être davantage exposer des marques un peu plus haut de gamme. Il nous faudrait par ailleurs des acheteurs flamands connaissant bien les goûts locaux. En Flandre, les clients sont, par exemple, plus à la pointe en matière de mode. ”
La marche arrière de Fox & Cie
Preuve que franchir la frontière linguistique ne peut se faire à la légère : certains enseignes – et pas que dans le secteur de la mode – s’y sont cassé les dents. Cofondateur de la petite chaîne wallonne de jouets Fox & Cie (17 magasins à Bruxelles et en Wallonie), Frédéric Henrotte jure qu’il retentera l’aventure. Mais dans l’immédiat, l’homme tire les leçons de son incursion ratée sur le marché flamand. L’enseigne avait ouvert deux magasins en franchise à Alost et Courtrai en 2016 et 2018. Les deux ont dû fermer leurs portes au début de l’an dernier. Si des erreurs ont clairement été commises en matière de sélection des emplacements et de choix du franchisé, certaines différences culturelles ont aussi été mal anticipées.
” Les habitudes de consommation sont très différentes en Flandre, tout comme la concurrence, explique Frédéric Henrotte. La pénétration de l’e-commerce, en particulier dans notre secteur, est beaucoup plus importante. D’après une étude de Comeos ( la fédération belge du commerce et des services, Ndlr), dans le secteur du jouet, 65% des consommateurs en Flandre ont acheté au moins un article en ligne au cours des 12 derniers mois, contre 29% en Wallonie. Le site d’e-commerce néerlandais Bol.com occupe une position importante au nord du pays. Nous avons par ailleurs constaté que le consommateur flamand était plus attentif aux prix cassés sur les jouets. Or, nous ne faisons pas de promotions, nous ne faisons pas les soldes. Notre créneau, ce sont les jouets intemporels et durables. Enfin, nous avons remarqué que certains marques fonctionnaient mieux en Flandre qu’en Wallonie, et inversement. ”
On le voit : en tant que retailer, arriver en Belgique les yeux bandés en se disant que Flandre et Wallonie sont un seul et unique marché, ce n’est pas la bonne approche. De vraies différences existent, que ce soit en matière de goûts, de pouvoir d’achat, de sensibilité aux promotions, de paysage concurrentiel, de références culturelles, etc. Autant les anticiper, ainsi que leur impact sur le business, pour éviter de devoir fermer boutique…
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