Paul Vacca
Et si les lecteurs audio étaient en quête d’une connexion à une voix intérieure?
Chassez le numérique, il revient au galop. Ici-même, dans ces colonnes, nous avons pu nous gausser, il y a deux semaines, de l’OPA ratée de l’e-book sur le livre papier. Or voilà que, depuis quelque temps, on évoque le livre audio et ses courbes de croissance affolantes. Une disruption en cacherait-elle une autre au royaume du livre?
Pourtant, cette fois-ci, l’attaque, semble-t-il, n’est pas frontale. Le livre audio ne vise pas directement l’existence du livre, il proposerait plutôt une extension du domaine de la lecture l’ouvrant à d’autres publics soit rétifs à la lecture soit en incapacité de lire. Reste que dès qu’il y a Amazon dans le coin, on serait en droit de soupçonner que quelque chose se trame. Et en effet, en 2008, Jeff Bezos a fait l’acquisition d’Audible, une start-up produisant des contenus pour 300 millions de dollars, se lançant aussitôt dans une politique d’acquisition de droits éditoriaux audio agressive : de 88.000 titres en 2008 Audible en propose aujourd’hui 470.000 avec un système d’abonnement donnant accès au large catalogue de ” littérature audio “.
Et de fait, c’est une drôle de guerre qui se joue entre Amazon et les éditeurs : le géant de Seattle, en donnant vie à un segment audio rentable, génère une nouvelle source de revenus non négligeable pour les éditeurs (et d’ailleurs les droits flambent avec des castings de voix parfois dignes de productions hollywoodiennes) tout en les menaçant à terme sur le versant audio. Ayant échoué à ubériser les éditeurs, Amazon via Audible envisagerait désormais de les ” netflixer “.
Car on sent bien que l’objectif d’Amazon serait d’arrimer Audible à son écosystème vocal mis en place autour d’Alexa et consorts. La voix comme voie royale à tous les pans de nos vies : nos contenus, nos infos, nos achats, la commande de nos objets quotidiens et puis enfin notre bibliothèque.
Et il est vrai que d’un certain côté, le livre audio remplit parfaitement les promesses d’ubiquité proposées par les technologies vocales en permettant à chacun d’accéder à la lecture, là où le livre papier ne le permettait pas : sur le tapis de course, pendant un jogging, en commutant dans les transports, dans un bain ou même pendant les tâches ménagères (comme le suggère le site Audible). Le renouveau du livre audio est à ce titre l’enfant de la commodité, de l’indépendance, de l’hyperconnexion et du multitasking de nos temps numériques.
Mais paradoxalement, il en est aussi la parfaite négation. Le livre audio réveille également un imaginaire des temps prénumériques. Anthony Goff, éditeur chez Hachette Audio, interrogé par le Financial Times, a noté que les éditeurs ont d’abord intuitivement associé la demande pour le livre audio à une tendance au multitâche pour finalement constater qu’elle correspondait majoritairement à la recherche d’un ” temps pour soi “. Depuis un an, un an et demi, Anthony Goff souligne que l’essentiel de la progression sur ce marché se fait avec des gens en déconnexion avec le multitâche : en ne faisant rien d’autre que d’écouter leur livre audio dans un besoin de se ressourcer.
Le livre audio ne vise pas directement l’existence du livre, il proposerait plutôt une extension du domaine de la lecture.
Mais aussi de vivre une expérience. Alors que nous avons toujours cherché à comprendre ce que l’e-book pouvait apporter de plus à l’acte de lire un livre, l’oralité du livre audio peut dans certains cas ouvrir le champ à une expérience enrichie de la lecture.
Certains contes ou légendes peuvent gagner tout naturellement à retrouver leur essence orale. Mais d’autres livres, souvent réputés exigeants, peuvent également sortir vainqueurs de l’opération. On pense notamment à Belle du Seigneur, roman parlé plus que narré entièrement dicté par Albert Cohen à son épouse d’abord, puis à sa fille. On peut aussi savourer avec Virginia Woolf un espace à soi en lisant Une chambre à soi ou se laisser porter par les monologues intérieurs de Mrs Dalloway ; s’immerger dans les ” streams of consciousness ” d’ Ulysse de Joyce ou retrouver l’oralité explosive du Voyage au bout de la nuit de Céline. C’est tout le paradoxe du livre audio : offrir une connexion pour mieux se déconnecter et suivre sa propre voie.
Et si les lecteurs audio étaient moins en quête d’une connexion à l’écosystème numérique vocal qu’à une voix intérieure ? Et à la recherche d’un temps où les histoires se racontaient autour d’un feu de bois ou par la voix maternelle ou paternelle à l’heure du coucher ?
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