Paul Vacca
“Entrer dans une librairie, c’est sortir de notre confinement culturel”
Comment va-t-on faire pour nous évader ? Pour changer de latitude ? Pas facile. Envisager, par exemple, de partir sur un coup de tête, de larguer les amarres comme on pouvait le faire avant, c’est hors de question. Notre horizon s’est rétréci : les terres lointaines, les contrées vierges, les nouvelles métropoles attendront. Et avec elles, la sensation de renaissance, le doux vertige du jet-lag et le dépaysement face aux langues incomprises et aux rituels inattendus. Nos odyssées aériennes se sont soudain figées en une Iliade confinée.
Toutes les terres inconnues nous seraient-elles donc devenues inaccessibles ? Peut-être pas. Car quoi qu’il arrive, il nous restera toujours une terra incognita à découvrir : celle qui se trouve en bas de chez nous. Mettre le pied dehors va constituer désormais une nouvelle expérience. Nous risquons aussi le dépaysement car tous les repères auront changé. Et comme sur une terre devenue étrangère, il nous faudra assimiler de nouveaux codes.
Et si cet empêchement de voyages pouvait aussi se lire comme une invitation à redécouvrir ce qui fait notre quotidien ? Il y a évidemment tous les recoins ignorés, ceux qui auraient échappé à notre regard jusqu’à présent. Mais aussi tous ces endroits que nous ne voyons plus à force de les avoir continûment sous notre regard. Un peu comme dans La Lettre volée, la nouvelle d’Edgar Poe : ce qui est quotidiennement sous nos yeux finit par devenir pour chacun d’entre nous un point aveugle.
Et parmi les endroits familiers de notre quotidien (qu’on les fréquente quotidiennement ou que l’on passe devant sans pousser la porte), il y a les librairies. Le 11 mai prochain, leur réouverture va être l’occasion d’aller ou de retourner vers les livres. Mais pourquoi, au fait ? N’avons-nous pas suffisamment échangé et parlé de livres sur les réseaux sociaux ? Notre bibliothèque ne regorge-t-elle pas encore de livres pas encore lus ? Que nous apporte d’unique une librairie ? Osons la question : pourquoi se rendre en librairie ?
Un ouvrage y répond parfaitement. C’est Incognita incognita de Mark Forsyth (Editions Le Sonneur), un petit livre servi par une érudition joyeuse, un art roué du paradoxe et ce soupçon de mauvaise foi si délicieusement british. Il nous donne à voir en 48 petites pages tout un monde : cette contrée à la fois familière et inconnue que l’on visite en poussant la porte d’une librairie.
Pour Mark Forsyth, entrer dans une librairie, c’est sortir de notre confinement. Pas celui, physique, que nous expérimentons actuellement, mais ce confinement culturel qui constitue depuis toujours chez chacun de nous comme une seconde nature. Cette tendance plus ou moins affirmée à nous diriger vers les mêmes plats devant un buffet aux 1.000 victuailles en obéissant plus ou moins servilement à notre algorithme intérieur.
Pousser la porte d’une libraire, c’est découvrir une contrée inaccessible par Internet. Car Internet nous a habitués à aller chercher ce que voulions déjà ou ce que nous pensions vouloir en paramétrant nos désirs : ” vous avez aimé ceci, vous aimerez cela “. La bien-nommée Toile, en nous procurant la confortable illusion de nous ouvrir à tous les désirs du monde, nous maintient en réalité prisonniers dans les mailles de nos algorithmes. Et nous empêche d’accéder au ” plaisir de trouver ce que l’on ne cherche pas “.
Une librairie nous ouvre au contraire les portes du hasard, de la chance et de ce que l’auteur appelle – en hommage ironique à Donald Rumsfeld – de ” l’inconnu inconnu ” : un inconnu au carré que nous ne savions même pas ne pas connaître. Entrer dans une librairie, c’est donc voyager en ” terre inconnue inconnue “. Un monde où d’heureux accidents et de charmants quiproquos se muent en des désirs neufs libérés de nos habitudes. Dans une librairie – et particulièrement dans celles que Forsyth appelle les Bonnes Librairies – ce n’est pas vous finalement qui choisissez les livres, mais eux qui vous adoptent en tant que lecteur avec ou sans l’aide du libraire. Alors, peut-être que pour nous évader, changer de latitude et transformer notre Iliade actuelle en odyssée, nous est-il plus que conseillé, le 11 mai, de pousser à nouveau la porte d’une librairie. Et de ressentir le dépaysement et l’enivrante sensation de jet-lag en plongeant au coeur d’un livre qui nous était jusque-là ” inconnu inconnu “.
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