Alstom Belgique en piste pour le marché de la décennie
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Énorme enjeu pour Alstom Belgique : un appel d’offres de la SNCB pour des centaines de rames automotrices AM30. Il pèse 2 milliards d’euros et devrait être bientôt attribué. La dernière usine belge de trains, à Bruges, est concernée.
Bienvenue dans la dernière usine de trains du pays. “Notre site de Bruges est le seul dans le Benelux à produire des trains”, proclame Bernard Belvaux, CEO d’Alstom pour le Benelux, dans un bureau situé dans des bâtiments qui respirent les belles heures de la fabrication ferroviaire made in Belgium.
Le couloir du siège brugeois est orné de photos de métros, de trams et de trains assemblés sur ce site actif depuis plus d’un siècle. De ces hangars sont sortis les premières rames de métro bruxelloises, le tramway de la Côte, les rames Shuttle d’Eurotunnel livrées en 1993, des générations de trains de la SNCB (AM80, AM86, AM96, M6 et M7), des trams de la Stib ou encore les voitures de première classe des Thalys.
Au sud du beffroi, à côté des lignes de la SNCB
L’usine est située au sud du beffroi de Bruges, entre les voies de chemin de fer et le canal Gand-Ostende. Aujourd’hui, Alstom y assemble les voitures des trains M7 à étage de la SNCB, pour des rames à grande capacité de lignes comme Ostende-Bruxelles-Eupen ou Bruxelles-Namur. L’usine emploie 480 salariés. Elle développe aussi une activité de maintenance de locomotives (multimarque).
Alstom mise sur le nouvel appel d’offres de la SNCB pour assurer le plan de charge de l’usine, une fois les livraisons des commandes de rames M7 achevées. Il porte sur une flotte de rames automotrices à trois voitures qui pourrait représenter jusqu’à 170.000 sièges, avec des capacités différentes selon les configurations. Dans certains cas, la voiture du milieu comportera deux niveaux. Toutes ces rames sont électriques et visent à remplacer notamment les rames automotrices AM75, AM80 ou AM86 (le chiffre final renvoie à l’année de la première mise en service, 1975 pour AM75). Certaines remplaceront les trains diesel des lignes non électrifiées (Couvin, Audenarde), en motorisation électrique alimentée par une batterie. L’attribution pourrait intervenir d’ici l’été.
“Le contrat le plus important de ces dernières années”
“Nous avons une belle usine ici, estime Bernard Belvaux. Nous serions très heureux d’avoir des commandes complémentaires. C’est le contrat le plus important pour le ferroviaire en Belgique de ces dernières années, qui peut aller, sans doute, jusqu’à 600 rames.” Le contrat de départ pourrait porter sur une commande ferme de 180 rames et des options sur le même volume. L’accord-cadre à attribuer porte sur 12 ans. Alstom propose sa plateforme Coradia, utilisée notamment au Luxembourg par CFL.
Les annexes du contrat de service public 2023-2032 de la SNCB indiquent, pour cet investissement, un budget total de 1,958 milliard d’euros jusqu’en 2032, mais le contrat pourrait s’étendre jusqu’à 2034.
Il reste à voir si le nouveau gouvernement ne modifiera pas ses engagements financiers pour le rail afin de limiter le déficit public. “D’ici six ou sept mois, nous aurons sans doute une meilleure visibilité”, prévoit Bernard Belvaux. Cela ne devrait pas remettre en cause l’appel d’offres pour les AM30, mais pourrait en modifier le calendrier. “Dans les documents de l’Arizona, j’ai cru comprendre que les plans d’investissements ne seraient pas impactés et que les contrats de gestion seraient respectés.”
L’espoir de l’argument local
Rien n’indique qu’Alstom sera l’heureux élu. “Nous espérons que la SNCB tiendra compte de la préservation de l’emploi en Belgique”, glisse Bernard Belvaux. Même si apparemment ce critère ne figure pas dans l’appel d’offres, qui est européen, et ne peut privilégier un pays. Plusieurs autres fabricants ont vraisemblablement déposé une offre : Siemens (Allemagne), qui fournit les rames Desiro (AM08), et CAF (Espagne/Pays basque), mais nous n’en avons pas reçu confirmation.
L’Arizona aime les trains autonomes
Alstom ambitionne d’élargir ses activités en Belgique en développant la conduite autonome des trains, un projet mené sur son site de Charleroi. “Nous avions déjà conçu ce système pour les métros, où l’environnement est plus contrôlé, explique Bernard Belvaux. Pour les trains, c’est plus complexe en raison des obstacles potentiels sur la voie. Mais c’est une tendance de fond. L’Arizona a d’ailleurs annoncé son intention de l’expérimenter.” Le dirigeant envisage également une application concrète en Belgique, notamment pour fluidifier le trafic saturé de la jonction Nord-Midi, goulot d’étranglement du réseau ferroviaire national. “La conduite autonome permet de réduire l’intervalle entre les trains, ce qui pourrait accroître la capacité de la jonction sans devoir construire une nouvelle infrastructure, un projet qui prendrait des années et coûterait une fortune”, assure le CEO.
Le patron d’Alstom Benelux prend en exemple un contrat conclu récemment avec Infrabel, de 80 millions d’euros, qui porte sur des milliers de détecteurs à installer sur les voies, conçus et fabriqués avec deux entreprises belges, Alpha Innovation à Louvain-la-Neuve et Connect Group en Flandre. “En tant qu’entreprise publique, et grâce aux fonds du gouvernement fédéral, nous investissons directement et indirectement dans l’économie et l’emploi en Belgique”, précisait le CEO d’Infrabel, Benoît Gilson, à la conclusion du contrat. Bernard Belvaux convient que la fabrication locale n’est pas un argument en soi. “L’offre doit être compétitive, avec un bon prix, reconnaît-il. Avoir le drapeau belge ne suffit pas.”
L’usine des rames M7 pour la SNCB
Même si la SNCB et Infrabel achètent souvent du matériel à Alstom, la concurrence joue à chaque contrat. La SNCB a ainsi préféré, en 2008, Siemens pour les rames des services RER (trains S) et choisi les rames Desiro (AM08).
Actuellement, l’usine de Bruges assemble les rames M7 pour la SNCB, un contrat signé en 2015. Alstom et Bombardier Transport s’étaient associés pour cette offre. Le contrat-cadre peut aller jusqu’à 1.362 voitures. Alstom se chargeait des éléments de traction, comme les locomotives/voitures de tête des rames M7, dont 112 unités ont été produites à Valenciennes. La traction et les éléments de signalisation (sécurité) sont fournis par l’usine de Charleroi. Bombardier, de son côté, prenait en charge l’assemblage des voitures sur le site de Bruges, dont la structure de base (chaudronnerie) est faite à son usine de Crespin, près de Valenciennes. Depuis 2021, Alstom a racheté Bombardier Transport, et est donc devenu l’unique prestataire du contrat. Au total, les commandes fermes s’élèvent à 751 voitures, dont 525 ont été livrées, soit 60.000 places assises.
Même si la SNCB et Infrabel achètent souvent du matériel à Alstom, la concurrence joue à chaque contrat.
Dans de vastes hangars, les voitures sont peintes, revêtues d’une couche de protection, “ce qui permet d’enlever plus facilement d’éventuels graffitis”, explique Xavier Thaler, site managing director de l’usine. Ensuite, l’assemblage se poursuit par étape, avec le câblage (35 km par voiture), l’installation de systèmes, l’isolation, le garnissage, un test statique en fin de course.
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Retards rattrapés
La production s’est accélérée, car la livraison des rames M7 a connu de sérieux retards. “Notamment à cause de l’impact du covid, qui a tout désorganisé, et entraîné des retards pour la livraison de certaines pièces”, poursuit Xavier Thaler.
Bernard Belvaux ajoute que le manque d’investissement, au temps de Bombardier, alors en difficulté, n’a pas aidé. “La page est tournée, assure-t-il. Nous avons quasiment rattrapé le retard.” Ce que confirme la SNCB. Les ventes d’Alstom Belgium ont ainsi gonflé, passant de 380 millions d’euros pour l’exercice 2022/23 à 820,6 millions d’euros pour 2023/2024 (clôturé fin mars 2024).
Après l’acquisition de Bombardier Transport, Alstom a lancé des actions pour accélérer la production. “Nous avons notamment digitalisé le processus, pour disposer d’une information en temps réel de l’état de la production”, indique le CEO. Alstom a aussi aidé certains fournisseurs dont la trésorerie était en difficulté. Cela étant, notons que les retards ne sont hélas pas rares dans la livraison de matériel ferroviaire, une production en petite série, quasi sur mesure.
L’usine de Bruges pourrait-elle obtenir d’autres productions du groupe, pour l’exportation ?
Si le contrat AM30 échappe à Alstom, l’usine de Bruges pourrait-elle obtenir d’autres productions du groupe, pour l’exportation ? “Ce n’est pas impossible, mais la ligne de conduite d’Alstom est de créer de l’emploi là où l’on gagne des commandes. Nous sommes dépendants d’investissements publics, il nous paraît normal d’avoir une contrepartie dans ces pays.”
Il espère augmenter l’activité de maintenance de locomotives, qui représente 15% des revenus de l’usine, profitant de la proximité des ports d’Anvers et de Zeebrugge. Les opérateurs historiques comme la SNCB assurent eux-mêmes ce type de services, mais de plus en plus d’opérateurs, notamment de fret, le sous-traitent.
Un secteur très consolidé
La Belgique a longtemps été un acteur majeur de la fabrication de matériel ferroviaire, avec des entreprises historiques comme les Acec, La Brugeoise et Nivelles, et bien d’autres. Aujourd’hui, le premier acteur du secteur en Belgique est le français Alstom.
Il fournit à la fois du matériel roulant et des équipements de signalisation à la SNCB, ainsi que des équipements de signalisation à Infrabel. L’entreprise exporte ses technologies de signalisation développées à Charleroi, dans les normes ERTMS, qui unifient la sécurité de la gestion du trafic ferroviaire en Europe et remplacent progressivement les anciens systèmes nationaux.En Belgique, Alstom emploie 1.536 salariés répartis sur deux sites industriels, à Bruges et Charleroi (1.086 salariés), ainsi qu’au siège administratif à Bruxelles.
Le marché européen du ferroviaire est dominé par Alstom et l’allemand Siemens, avec quelques concurrents comme l’espagnol CAF ou le suisse Stadler. À l’échelle mondiale, le numéro un du secteur est le groupe chinois CRRC, dont la présence en Europe est limitée. En 2019, la Commission européenne a bloqué un projet de fusion entre Alstom et la branche ferroviaire de Siemens, invoquant des risques pour la concurrence. Le grand basculement du secteur belge a eu lieu voici plus de 30 ans. En 1988, le groupe canadien Bombardier a pris le contrôle de La Brugeoise et Nivelles (BN), fermant l’usine de Nivelles puis de Manage pour ne conserver que celle de Bruges. L’année suivante, le français Alstom (appelé Alsthom à l’époque) a acquis la branche ferroviaire des Acec à Charleroi. En 2021, Alstom a racheté Bombardier Transport, y compris l’usine de Bruges.
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