Eddy Duquenne: “Nous n’allons pas jouer à la roulette avec Kinepolis”

Kinepolis

Le groupe cinématographique Kinepolis a mis la pandémie derrière lui, affirme son CEO Eddy Duquenne. La baisse de la fréquentation ne l’inquiète guère. L’avenir de Kinepolis est prometteur, notamment en raison du potentiel d’augmentation des recettes par visiteur et du potentiel immobilier.

A l’heure où de nombreux grou­pes cinématographiques pan­sent encore leurs profondes plaies financières, Kinepolis présentera bientôt de solides résultats annuels pour 2023. “La pandémie n’est pas terminée pour le secteur du cinéma et pour Hollywood, mais elle l’est pour nous, déclare le CEO Eddy Duquenne. Par rapport à 2019, nous avons compté près de 80 % de fréquentation l’année dernière, et pourtant nous avons réalisé plus de ventes, un meilleur résultat, une meil­leure position de trésorerie et un meilleur ratio d’endettement.” Kinepolis a accueilli 40,3 millions de visiteurs en 2019, contre 29,3 millions en 2022. Il n’est pas certain que le groupe puisse un jour atteindre à nouveau le nombre de visiteurs de 2019 sur une base comparable. Mais c’est aussi moins important qu’on ne le pense, selon le CEO.

TRENDS-TENDANCES. Pourquoi ?

EDDY DUQUENNE. Comparons avec Louis Vuitton et à ses sacs à main. Personne ne regarde le nombre de sacs vendus, mais plutôt le chiffre d’affaires qu’ils génèrent. Tout le monde se base toujours sur le nom­bre de visiteurs alors que nous som­mes une entreprise en croissance en termes de chiffre d’affaires. C’est le cas depuis 15 ans. Nous réalisons plus de chiffre d’affaires par visiteur et nous devons poursuivre cette tendance. Pourquoi ? Nous sommes la soirée la moins chère. Un client consomme 15 à 20 euros chez nous. Personne n’ira se divertir ailleurs pendant trois heures pour 15 à 20 euros. Mais il faut peut-être penser à gagner 30 à 40 euros par client. Non pas en augmentant nos prix mais en offrant encore plus d’expérience. Nous interrogeons constamment nos clients sur leur satisfaction. Il en ressort que la volonté de payer pour plus d’expérience et d’émotion est élevée. Les festivals Tomorrowland et Rock Werchter en sont l’illustration. Cela n’arrivera pas, mais si le nombre de visiteurs diminue de moitié mais qu’ils dépensent 30 à 40 euros, nous aurons un meilleur modèle économique. L’une de nos principales dépenses est notre immobilier, que nous n’utilisons que pendant une partie limitée de la journée, mais qui a une grande valeur. Nos sites sont très bien situés. Nous pourrions conver­tir certains d’entre eux, et les faire passer de monofonctionnels à polyvalents. C’est techniquement possible et l’investissement n’est pas si lourd. De cette manière, nous augmenterions notre rendement par mètre carré.

Qu’entendez-vous par polyvalent ?

Nos bâtiments sont conçus de manière à ce que les planchers inclinés en béton ne fassent pas partie de la structure porteuse. Si vous les enlevez, vous obtenez un sol plat. On peut alors y imaginer d’autres choses.

Par exemple ?

Oh, nous pouvons en faire des bureaux, des commerces ou quel­que chose dans l’industrie hôtelière. Un bowling ? Je doute qu’une telle chose enrichisse l’expérience ciné­matographi­que. Nous devons identifier ce qui est demandé et ce qui peut être construit en termes de permis. Dans certains endroits, nous ne pouvons faire que du commerce de détail, dans d’autres, nous pouvons aussi imaginer de l’immobilier résidentiel. Nos biens immobiliers ont donc une valeur sous-jacente très importante, qui n’est pas pleinement reflétée aujourd’hui parce qu’elle est trop liée à l’exploitation des cinémas.

Pensez-vous que les chiffres de fréquentation d’avant la crise seront encore atteints ?

Je ne sais pas vraiment. Notre monde occidental a une population vieillissante, alors que les jeunes sortent plus et vont donc plus au cinéma que les personnes âgées. Un deuxième élément qui joue un peu en notre défaveur est que lorsqu’une population gagne en pouvoir d’achat, elle dispose de plus d’alternatives pour sortir. Quoi qu’il en soit, il faudra attendre encore un ou deux ans avant de conclure quoi que ce soit. Les efforts des studios n’ont jamais été aussi importants. Mais il y a deux ans et demi à trois ans entre le feu vert accordé à la réa­lisation d’un film et son apparition sur nos écrans. Fin 2022, il y a eu un goulot d’étran­­glement dans le montage des films, et l’année dernière, il y a eu la grève des scénaristes. Cela signifie qu’il faudra peut-être attendre 2025 ou 2026 pour que l’offre de films retrouve son rythme d’antan.

Revenons à cette expérience client. A quoi pensez-vous ?

Nous nous sommes concentrés sur l’amélioration de l’expérience des clients pendant la pandémie. Par exemple, nous avons récemment annoncé 21 écrans ScreenX (où l’image est étendue aux murs de la salle, Ndlr), ainsi qu’un accord important avec Imax (donnant à Kinepolis six écrans supplémentaires avec une très haute qualité d’image et de son, Ndlr). Nous étudions également quelle expérience convient à quel film. Par exemple, la 2D ne convient pas à Avatar, ou Barbie ne convient pas aux sièges mobiles. Nous allons également tester d’autres choses cette année, par exemple en proposant quel­que chose à manger et à boire à un niveau différent. Nous som­mes en train de finaliser certains nouveaux concepts alimentaires. Je suis très enthousiaste à ce sujet. Il s’agit aussi de savoir comment les faire entrer dans la salle sans déranger les autres spectateurs. Et il s’agira toujours de finger food. Nous n’allons évidemment pas servir du steak frites dans une salle de cinéma. Cela ne doit pas sentir, ne pas tacher et ne pas faire de bruit.

Nous avons en outre déjà un système à Anvers qui permet de communiquer par siège, via un code QR au dos du siège, ouvrant une application sur votre téléphone. Cela nous permet pour la première fois de communiquer avec les gens individuellement. Cela ouvre un nouveau monde de possibilités. Lesquelles ? Ce sera l’objet d’un prochain article, car je vois déjà vos yeux briller. (rires)

Eddy Duquenne © BELGA

Kinepolis a acquis des salles de cinéma pendant la pandémie. Quels sont les projets de croissance externe aujourd’hui ?

Cela reste une question d’opportunité. Et il y en aura beaucoup dans les deux prochaines années. Lorsque je regarde le marché, je vois quelques grands acteurs en Europe et aux Etats-­Unis, mais à part eux, je vois surtout un marché très fragmenté avec beaucoup de petits groupes familiaux. Souvent, ces derniers n’ont pas investi dans l’innovation parce qu’ils voulaient de toute façon ven­dre. Beaucoup, en revanche, attendent une amé­lioration de l’offre en 2024 pour vendre au maximum de leur valeur. Mais il n’y aura pas plus de contenu qu’en 2023 en raison de la grève des écrivains et des scénaristes l’année dernière. Je vois moins de place pour les groupes de trois à cinq salles. Quand on voit ce qui nous attend: RGPD, ESG, intelligence artificielle pour programmer et proposer plus intelligemment. Notre métier devient encore plus capitalistique et compliqué. Il faut avoir un certain tour de taille. Mais c’est donc notre domaine: des acquisitions plus petites ou complémentaires avec un potentiel d’amélioration. Il y a aussi les grands groupes, qui ont connu de graves difficultés financières pendant la pandémie. Mais nous n’avons jamais eu l’ambition d’acquérir un AMC ou un Cineworld. La plupart de ces grands groupes ont aussi souvent un arriéré d’investissements dans la maintenance. En fait, nous ne miserons jamais tout. Nous ne jouons pas à la roulette avec cette société. Mais une acquisition est possible, si une occasion unique se présente demain…

Y aura-t-il de l’argent pour une telle opportunité ?

Nous recevons beaucoup d’appels de la part d’investisseurs privés. Nous sommes approchés par des gens qui proposent d’associer le savoir-faire de Kinepolis à leur force de frappe. Les grands banquiers londoniens et américains passent aussi. Ces deux ou trois dernières années, nous avons été remarqués aux Etats-Unis parce que nous som­mes un élément déclencheur dans ce secteur. Cela peut paraître un peu vantard, mais ces banquiers internationaux nous disent que nous sommes l’un des acteurs les plus puissants du secteur cinématographique et que nous sommes devenus la référence. Y compris en termes de performances financières. D’ailleurs, je ne pense pas qu’un autre acteur de notre secteur égalera ou dépassera ses résultats de 2019.

Les banquiers interna­tionaux nous disent que nous sommes l’un des acteurs les plus puissants du secteur du cinéma et que nous sommes devenus la référence.”

Quelle région regardez-vous ?

Nous préférons un environnement macroéconomique stable, avec une population en augmentation et qui est aussi de préférence un peu plus jeune, et une culture que nous comprenons. La pandémie m’a appris à être plus efficace. Avant, j’étais au Canada tous les mois (où Kinepolis a acquis le groupe Landmark avec 37 cinémas en 2017, Ndlr), maintenant seulement trois à qua­tre fois par an, avec beaucoup moins de décalage horaire. Mais soudainement, par exemple, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, ou d’autres parties de l’Amérique du Nord, sont devenues plus proches.

La Chine ne vous attire pas ?

Encore une fois, nous n’allons pas jouer à la roulette avec Kinepolis. Sur le plan géo­politique, nous vivons l’une des périodes les plus incertaines de ces dernières décennies. Avant même la pandémie, nous avions déjà moins d’estime pour la Chine. Bien que je ne sois pas aussi négatif que beaucoup d’autres à l’égard de ce pays. Regardez la vitesse à laquelle les problèmes sont résolus là-bas, alors qu’en Europe, nous ne résolvons pas les problèmes, nous ne faisons que les aggraver.

On vous demande aussi si Kinepolis est à vendre ?

Oui, mais je pense que tout le monde sait maintenant que nous ne le sommes pas. Nous avons encore trop d’appétit et d’ambition, y compris notre actionnaire de référence (la famille Bert, Ndlr). Mais bien sûr, nous écoutons tous ceux qui proposent de faire quelque chose ensemble. Mon père disait toujours qu’un corbeau qui vole attrape plus de choses qu’un corbeau restant assis sur sa branche. Il faut donc voler.

Kinepolis a récemment racheté une grande partie de ses propres actions, ce qui permet à la famille de contrôler à nouveau plus de 50 % du capital.

Cela s’inscrit dans le cadre d’un nouveau programme d’options d’achat d’actions pour les employés. Nous l’avons fait à plusieurs reprises.

Est-ce aussi parce que vous pensez que le prix de l’action est sous-évalué ? Il est encore bien en deçà du cours de plus de 60 euros qui prévalait avant la création de l’entreprise.

J’ai vraiment l’impression que notre entreprise n’est pas bien valorisée. Nous faisons pourtant ce qu’il faut. De toute façon, nous gérons l’entreprise, pas le cours de l’action. C’est au marché de déterminer comment il la valorise. Les marchés et leur sentiment dépendent de nombreux facteurs. Mais je n’ai pas encore vendu une seule action, bien au contraire.

Les cinémas ont souvent fait l’objet de pessimisme et de catastrophisme. Le secteur est-il un chat à sept vies ?

Nous avons été condamnés par l’opinion publique à maintes reprises, avec l’essor de la télévision couleur, du câble, des vidéoclubs avec les cassettes VHS, les DVD, le Blu-ray, etc. Nous avons survécu à tout, comme nous survivons aujour­d’hui à Netflix. Netflix n’est pas un concurrent. Les gens y regardent surtout des séries, moins de films. Regardez: un film réalise 55 % de ses ventes dans une salle de cinéma. Le reste est réparti entre la télévision payante, la télévision gratuite, la vidéo premium à la demande… Toutes ces chaînes paient quelques pour cent pour leur contenu. En tant que studio, comment comptez-vous rentabiliser votre film sans les salles de cinéma ? Hollywood l’a bien compris.

La télévision couleur, le câble, les vidéo­clubs, les DVD, le Blu-ray, etc. Nous avons survécu à tout cela, comme nous survivons aujourd’hui à Netflix.”

co-CEO Eddy Duquenne, Kinepolis © BELGA

Il y a quelques années, Kinepolis envisageait d’investir dans le contenu lui-même. Est-ce encore vrai aujourd’hui ?

A terme, il n’est pas exclu que quelques groupes se regroupent pour jouer un rôle dans la production, car nous savons ce que le client veut voir. Mais Kinepolis ne se lancera pas seul.

Le scénario d’une sortie de Bourse est-il également à l’ordre du jour chez Kinepolis?

Vous parlez au CEO, pas à l’actionnaire de référence. Mais je le saurais certainement si c’était le cas. Ce n’est pas un problème immédiat parce que nous nous sentons encore bien sur le marché boursier. Mais il faut évaluer cela en permanence. S’il s’avère qu’il n’y a plus d’intérêt pour les entreprises de notre taille ou de notre secteur, et que nous sommes sous-évalués alors que nous avons besoin de capitaux supplémentaires, nous analyserons la situation en profondeur.

Vous avez 61 ans, mais vous êtes CEO de Kinepolis depuis plus de 16 ans. Combien de temps allez-vous continuer ?

Je n’en sais rien. Diriger une telle entreprise reste un sport de haut niveau. Je ne fais donc pas grand-chose d’autre. J’ai quelques bons amis, mais il y a aussi beaucoup de gens pour qui je n’ai pas le temps et qui pourraient être de bons amis. Le fait d’être CEO est tout de même très amusant. J’espère que mon médecin ne me dira pas d’arrêter l’année prochaine. Personne n’est à l’abri d’une telle éventualité, bien sûr. Mais la dépendance de cette entreprise à l’égard d’une ou de quelques personnes est bien moindre qu’il y a 10 ou 15 ans. Nous avons des gens très talentueux à bord, et nous allons déléguer encore plus en préparation d’une transition qui aura lieu, je l’espère, dans quelques années.

Quelle est votre prochaine étape ?

Je vais peut-être évoluer vers le conseil d’administration. L’actionnaire de référence envisage certainement les choses de la même manière.

En tant que président exécutif ?

Cela pourrait être une étape logique, mais ce n’est pas à moi d’en décider, mais au conseil d’administration. Ou à ma femme, qui pourrait dire un beau jour que trop c’est trop. Mais ce n’est pas comme si un prince héritier ou une princesse héritière attendait déjà dans les coulisses. Nous verrons à ce moment-là si mon successeur sera interne ou externe. Nous y pensons, mais pas trop non plus. Nous devons nous y prendre à temps, mais pas trop tôt non plus, car nous nous met­trions alors des bâtons dans les roues. D’ailleurs, lorsque j’assiste aux réunions des fédérations internationales de cinéma, je suis toujours l’un des plus jeunes. C’est une industrie de vieux. (rires)

Profil

1962 : naissance à Laeken
1985 : maîtrise en sciences économiques appliquées
1985 : début de carrière en tant qu’employé de guichet à la CGER
1997 : executive manager corporate banking à la CGER devenue Fortis Banque
1998 : co-CEO de Sunparks
Depuis 2008 : CEO Kinepolis

109
Nombre de cinémas détenus par Kinepolis
, soit plus de 201.000 sièges. Le groupe emploie plus de 4.000 personnes et est également présent en France, aux Pays-Bas, au Canada, aux Etats-Unis, en Espagne, au Luxembourg, en Pologne et en Suisse.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content