Dirk Lannoo (Katoen Natie): “La pandémie ne va pas stopper la mondialisation”
La pression est maximale sur les chaînes mondiales. La mécanique logistique est victime de sa propre perfection, commente Dirk Lannoo, vice-président de la multinationale logistique Katoen Natie.
Les professionnels de logistique voient l’économie mondiale se transformer sous leur nez. C’est particulièrement le cas de Dirk Lannoo, 36 ans de bons et loyaux services au sein du groupe logistique Katoen Natie, dont il est aujourd’hui vice-président. “Le glissement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie s’est amorcé il y a 20 ans et va encore durer 20 ans. Nous le sentons jusqu’ici. Aux aéroports de Zaventem ou de Schiphol par exemple, ce sont des bus électriques made in China qui transportent les passagers. Les constructeurs de bus européens se plaignent de cet assaut chinois sur le marché domestique. Mais n’ont-ils pas simplement manqué le bon wagon? Je suis heureux de voir Volkswagen annoncer des milliards d’investissements dans de nouvelles technologies de batteries. Sauf qu’à l’époque, les constructeurs automobiles se moquaient ouvertement d’Elon Musk. Aujourd’hui, leur plus grand concurrent est Tesla. Les Européens se sont trop longtemps reposés sur leurs lauriers.”
Les navires prennent du retard, les ports sont surchargés, les entreprises de production s’arrêtent par manque de pièces.
Pas question de se reposer, en revanche, dans le secteur logistique. Les navires prennent du retard, les ports sont surchargés, les entreprises de production s’arrêtent par manque de pièces. “C’est la tempête parfaite, commente Dirk Lannoo. Le dérèglement du transport maritime met d’autres maillons de la chaîne sous pression. Quand de nombreux navires arrivent simultanément, le port sature. Les postes d’amarrage ne se libèrent qu’avec les chargements et déchargements des conteneurs, qui dépendent à leur tour des transports depuis ou vers les entrepôts où les containers sont chargés ou déchargés. C’est une mécanique extrêmement complexe, et d’autant plus fragile. Une pandémie suffit largement pour faire s’effondrer ce château de cartes.”
Auparavant, la logistique était plus robuste, il y avait de la marge. “Quand j’ai commencé dans ce secteur en 1986, les exportations étaient beaucoup plus hasardeuses, sourit Dirk Lannoo. Quand votre conteneur partira-t-il? Quand arrivera-t-il au Brésil? Passera-t-il rapidement la douane ou restera-t-il bloqué trois mois sur les docks? Les marchandises arriveront-elles en bon état? Les entreprises n’avaient aucune certitude.”
Si le secteur logistique est aujourd’hui beaucoup plus maillé – mais d’autant plus fragile -, c’est également imputable aux clients. “Les entreprises sont obsédées par le just in time, des stocks minimums et des fonds de roulement aussi réduits que possible, explique le vice-président. Le système n’a plus aucune marge et le moindre incident suffit à provoquer la panique. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Les entreprises prennent ainsi conscience qu’il n’est pas si idiot, finalement, d’avoir des stocks. Mais du coup, elles ont toutes décidé d’en reconstituer en même temps. Ce qui n’a fait qu’empirer les problèmes de la chaîne logistique.”
Champagne
La crise donne lieu à des scènes inédites dans le fret aérien. “Normalement, nous nous rendons de temps
à autre à l’aéroport pour livrer une expédition urgente, explique Dirk Lannoo. Aujourd’hui, cela fait plusieurs mois que nous envoyons tous les jours des camions remplis à ras bord à Zaventem. Des marchandises habituellement expédiées par containers sont à présent transportées en avion. Des entreprises industrielles nous demandent presque chaque jour de charger des pièces aussi lourdes et volumineuses que des moteurs de camions dans des avions. Elles ne veulent même pas savoir combien ça leur coûte. Car l’alternative est une production bloquée qui leur coûterait encore plus cher. Pour de nombreuses entreprises, c’est tout ou rien. Entre-temps, les divisions cargo de compagnies aériennes vivent un âge d’or.”
Chez les armateurs aussi, le champagne coule à flots, affirme Dirk Lannoo. Même s’il trouve l’émoi suscité par les tarifs de transport de conteneurs exagéré. “Dans la presse, on voit des chiffres spectaculaires, comme 15.000 dollars pour expédier un container d’Asie vers l’Europe.
Ce sont des prix qui ont cours sur le marché au comptant, pour des entreprises qui ont besoin d’un transport urgent. De nombreuses entreprises concluent des contrats annuels avec les armateurs, qui facturent aujourd’hui environ 5.000 dollars par conteneur. C’est toujours plus cher qu’avant la pandémie mais, à l’époque, les entreprises étaient gâtées. Les transports de conteneurs coûtaient deux fois rien.”
Comme le transport de conteneurs reste bon marché pour de nombreux produits, la pandémie et les problèmes d’approvisionnement qu’elle provoque ne vont pas inverser la globalisation, contrairement à ce qu’affirment de nombreux commentateurs. “Il est évident que les entreprises font leurs comptes, embraie Dirk Lannoo. Certaines vont relocaliser leur production en Europe, surtout dans des pays comme la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie. Mais elles seront également nombreuses à maintenir leur production en Asie. Cela n’a rien d’étonnant. Un conteneur à 5.000 euros peut transporter 20.000 t-shirts, ce qui représente un coût de transport d’à peine 25 cents pièce. Pour de nombreux appareils électriques aussi, les frais de transport sont négligeables. Il est par exemple possible de mettre des milliers de rasoirs dans un conteneur. De nombreuses personnes se disent opposées à la globalisation, mais sont trop heureuses d’acheter des t-shirts, des téléviseurs ou des baskets à bas prix provenant de l’autre bout du monde.
Des marchandises habituellement expédiées par containers sont à présent transportées en avion.
Et aujourd’hui, on achète comme jamais. Nous le remarquons à nos volumes. Cette frénésie contraste en tout cas avec le débat sur les factures d’énergie impayables pour les ménages.”
Citoyen du monde
Dirk Lannoo ne voit aucun indice suggérant un dénouement rapide de la pelote logistique. Les problèmes vont encore au moins durer un an, estime-t-il. “J’espère avoir tort”, ajoute-t-il. Entre-temps, Katoen Natie fait ce qu’elle peut. L’entreprise enregistre un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros en 2022 – en incluant sa filiale Indaver active dans le traitement de déchets – et compte 18.000 collaborateurs. Qui mettent tout en oeuvre pour faire tourner les 180 centres logistiques de Katoen Natie répartis dans 38 pays. “Le télétravail n’existe pas dans la logistique, rappelle Dirk Lannoo. Il est impossible de charger ou décharger un navire ou un camion en ligne. Notre site de Kallo emploie 2.500 personnes. Nous avons eu des pics de 180 collaborateurs absents par jour, en raison d’un contact à haut risque, par exemple. Cela bouleverse tout notre planning. Il faut constamment demander à des collaborateurs de faire des heures supplémentaires ou d’annuler des vacances. Si les problèmes ne durent que quelques semaines, ce n’est pas grave. Mais souvent, ils durent beaucoup plus longtemps. Cette époque n’est pas un cadeau pour les entreprises logistiques et leurs collaborateurs.”
La grave pénurie de main-d’oeuvre – rien qu’à Anvers, Katoen Natie a plusieurs centaines de postes vacants – et le handicap salarial avec les Pays-Bas ne sont pas non plus un cadeau. “Dans notre secteur, ce handicap salarial va bientôt atteindre les 20%, explique Dirk Lannoo. Pour le compenser, nous devrons faire à 80 ce que les Néerlandais font à 100. Nous sommes de gros travailleurs, mais c’est mission impossible.” L’écart est un signal d’alarme pour la politique, estime Dirk Lannoo, qui est également président de la Vlaams Logistiek Verbond (Fédération flamande de la logistique). La logistique est reconnue comme un cluster fer de lance en Flandre, avec les subventions qui vont de pair pour les projets innovants. Les dirigeants politiques ont donc conscience de l’importance du secteur, ce qui n’a pas toujours été le cas.
Le vent est en train de tourner dans le milieu portuaire. La fusion entre Anvers et Zeebrugge était impensable dans les années 1990. “A des réceptions à Anvers, on me traite encore de ‘traître’ parce que Katoen Natie a été le premier opérateur portuaire anversois à investir à Zeebrugge, explique Dirk Lannoo. C’est significatif de la mentalité qui règne dans ce pays. Anvers et Zeebrugge se chamaillent alors qu’un exportateur japonais ou brésilien peut à peine distinguer les deux ports sur une carte. Il est urgent que les Belges deviennent des citoyens du monde.”
Populisme
Qu’apportera l’avenir? “La pandémie ne va pas arrêter la mondialisation, tranche Dirk Lannoo. La mondialisation a sorti de la pauvreté des centaines de millions de personnes dans le monde entier. Simultanément, des secteurs entiers ont disparu d’Europe occidentale. Voyez ce qui reste du textile flamand. A Gand, UCO était par exemple la plus grande filature d’Europe. Mais pourquoi nous accrochons-nous au passé? La mondialisation oblige la Belgique à se réinventer. Les Belges sont de gros travailleurs. Mais de temps à autre, ils doivent oser se poser et réfléchir à la manière dont leurs enfants gagneront leur croûte dans 30 ans.”
Il y a des signes encourageants. Dirk Lannoo se réjouit de la prolifération de petites entreprises technologiques et biotechnologies à Gand, précisément la ville qui a perdu son industrie textile. Mais le chemin est encore long, alors que le débat s’enlise souvent dans des discours populistes, sans grande connaissance des dossiers, y compris dans les médias de qualité. Cela explique notamment pourquoi Fernand Huts – fondateur et président de Katoen Natie, et auparavant jamais avare de commentaires – se fait de plus en plus rare dans les médias aujourd’hui. “Quel capitaine d’industrie ouvre encore la bouche dans la presse ( néerlandophone, Ndlr)? Vic Swerts, du producteur de colles et de silicone Soudal, de temps à autre, mais c’est tout ou presque. Le reste se tait. J’aime une bonne discussion, mais avec des gens qui savent de quoi ils parlent. Parfois, j’ai peine à croire qui on invite dans les débats télévisés. On ne lutte pas à armes égales. Donc, c’est fini.”
L’e-commerce est plus vert
Les ventes en ligne sont mal perçues, mais elles présentent pourtant une empreinte écologique plus faible que les ventes traditionnelles en magasin, affirme Dirk Lannoo. “Les gens sont aveuglés par les camionnettes de livreurs qui circulent dans les rues, mais ils oublient les parcours longs et souvent complexes – avec une foule d’étapes intermédiaires et de dépôts – qu’accomplissent les marchandises avant d’arriver dans un magasin classique, corrige le vice-président. Si l’on veut vraiment réduire l’empreinte écologique de l’e-commerce, on peut pénaliser les commandes expresses. ‘Commandé aujourd’hui, livré demain’: c’est cela qui crée du trafic supplémentaire. Plus les entreprises logistiques disposent de délais de livraison, plus elles pourront combiner de livraisons sur le même trajet et économiseront de kilomètres. Heureusement, je vois de plus en plus de boutiques en ligne facturer des frais supplémentaires pour une livraison rapide.”
L’affirmation selon laquelle le retard de l’e-commerce belge serait imputable à l’interdiction de travail de nuit est “un gros mensonge”, pointe Dirk Lannoo. “En Belgique, des entreprises logistiques comme Katoen Natie tournent 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Si les enseignes de supermarchés belges nous avaient sous-traité leur e-commerce, à nous ou à nos collègues, il n’y aurait eu aucun problème. Pourquoi n’avons-nous jamais eu de Bol.com ou de Coolblue belge? Parce que les boutiques en ligne belges n’ont pas investi dans leur notoriété. C’est grâce à de gigantesques investissements marketing que chaque Américain commande aujourd’hui sur Amazon. Même s’il faut rappeler que pendant des années, Amazon a pu financer une activité e-commerce déficitaire avec les bénéfices de ses services cloud. Cela fait partie du jeu d’échecs dans ce secteur.”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici