Vers un budget de la défense à 30 milliards d’euros ? C’est possible, si…

F35 © NurPhoto via Getty Images
Alain Mouton Journaliste chez Trends  

Le budget de la défense belge pourrait atteindre 30 milliards d’euros, selon l’OTAN. Une ambition jugée réaliste selon le général Marc Thys.

L’année dernière, le budget de la défense de la Belgique représentait 1,24 % du PIB, soit 7,9 milliards d’euros. Pour inscrire ce montant dans le budget, il a fallu faire preuve d’un certain nombre d’artifices numériques. Ces artifices ne suffisent plus, maintenant que le budget est porté à 2 % et plus. Et certainement pas si l’on passe à 5 % ou à 30 milliards d’euros, comme le réclament les États-Unis et le patron de l’OTAN, Mark Rutte. Mais même cela n’est pas irréaliste. « Dans les années 1970, nous étions déjà à ce niveau », rappelle l’ancien général de corps d’armée Marc Thys.

En 1984, l’armée belge comptait 60 000 soldats professionnels. En 1992, ce nombre est tombé à 50 000, en 2006 à 40 000. Aujourd’hui, la défense belge compte 26 400 militaires et 2 700 employés civils. Plus de la moitié des dépenses de défense belges sont consacrées au personnel. Seuls la Grèce, la Bulgarie, la Croatie, l’Italie et le Portugal dépensent encore plus pour le personnel de défense en termes de pourcentage, selon le rapport annuel de l’OTAN.

Il est étrange que les frais de personnel représentent une part aussi importante du budget de la défense, alors que le nombre de militaires est en baisse depuis des années. L’une des explications est que les pensions militaires – 1,7 milliard d’euros par an – sont également incluses. Cela permet de masquer des années de manque d’investissement dans l’équipement militaire.

Créativité budgétaire

L’OTAN autorise une telle créativité budgétaire, comme l’indique le rapport annuel de l’Alliance : « Les pensions versées par le gouvernement aux anciens militaires et aux civils qui ont été employés dans la défense sont comptabilisées, que ces paiements proviennent du budget du ministère de la défense ou d’autres ministères ». En outre, les coûts des opérations humanitaires peuvent également être inclus dans la rubrique « défense ». Il en va de même pour la destruction d’anciennes munitions. Le démantèlement des obus de la Première Guerre mondiale que l’on trouve encore presque quotidiennement dans le Westhoek contribue au respect de la norme de défense de l’OTAN.

De tels artifices ont permis aux pays de l’OTAN de donner l’impression, pendant des années, qu’ils investissaient structurellement dans la défense. En effet, la Belgique n’est pas la seule à opter pour l’artifice numérique afin de faire paraître les dépenses de défense plus belles qu’elles ne le sont en réalité. « Les garde-côtes et les forces de police militarisées telles que la gendarmerie française et la Marechaussee néerlandaise sont également inclus », note le professeur de finances publiques Herman Matthijs (VUB, UGent).

En 1977, le budget de la défense représentait 3,4 % du PIB. Mais toutes sortes d’autres coûts étaient cachés dans les budgets des différents ministères

3,5 + 1,5 pour cent

L’époque où l’on s’enrichissait de manière créative pour établir le budget de l’armée est révolue. À l’approche du sommet de l’OTAN qui se tiendra la semaine prochaine à La Haye, un débat acharné fait rage sur l’augmentation des dépenses de défense au-delà de 2 % du PIB, vers 2,5 à 3, voire 5 %. Cela nécessitera davantage d’investissements dans des équipements concrets tels que les munitions et les systèmes antiaériens, dans l’expansion des capacités telles que les navires de guerre, et dans de nouvelles formes de défense telles que les drones et la cybersécurité. Plusieurs milliards d’euros supplémentaires sont en jeu. Matthijs : « Il est très probable que le sommet de l’OTAN des 23 et 24 juin demandera aux membres d’augmenter rapidement leur budget de défense à 2,5 % du PIB. Les États-Unis et la Pologne sont déjà au-dessus de ce seuil.

Les pourcentages semblent abstraits, mais Herman Matthijs les concrétise par quelques calculs. Pour la première économie européenne, l’Allemagne, le passage de 2,1 % (91 milliards d’euros) à 2,5 % du PIB coûterait 12 milliards d’euros. Pour la Belgique, il s’agit de près de 7 milliards d’euros.

Et cela pourrait ne pas suffire. Les États-Unis font pression pour que les budgets soient progressivement portés à 5 % du PIB. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a également été séduit par cette idée. Pour la Belgique, cela signifie 21,3 milliards d’euros de plus qu’aujourd’hui, ce qui porte le budget total à 29,2 milliards d’euros. Avec la croissance du PIB, cela représentera déjà plus de 30 milliards d’euros l’année prochaine. « Selon la proposition de Mark Rutte, ces 5 % seront répartis en 3,5 % pour les dépenses militaires et 1,5 % pour l’infrastructure. Ce dernier point n’est pas encore clairement défini », note Herman Matthijs. « De nombreuses infrastructures, telles que les routes et les ports, sont gérées par des gouvernements autres que l’État national. En Belgique, une grande partie est entre les mains des régions, aux États-Unis entre les mains des États, en Allemagne entre les mains des Länder. Les investissements dans la cybersécurité se font aussi souvent à ce niveau de gouvernement ».

Pour les petites munitions, la Belgique a fait un bon choix en signant un contrat de 18 ans avec le groupe FN Browning.

Compte tenu de notre situation budgétaire précaire, plusieurs responsables politiques belges ont déjà fait savoir que 3,5 plus 1,5 % n’était pas réalisable, surtout à court terme. Au sein du gouvernement fédéral, presque tous les partis y sont opposés. La N-VA est favorable à une évolution vers 5 % étalée sur dix ans. Le Premier ministre De Wever a fait savoir que le gouvernement ne s’opposerait pas aux 5 % lors du sommet de l’OTAN.

Le général à la retraite Marc Thys, aujourd’hui attaché à l’Institut Egmont, replace ces chiffres dans une perspective historique : « Nous avons déjà connu ces 3,5 plus 1,5 %. Quand j’ai commencé à la Défense en 1977, le budget de la défense était de 3,4 %. Mais il y avait aussi un Comité des questions de sécurité nationale, qui relevait du Premier ministre et était dirigé par un général. Elle devait s’assurer que notre pays était prêt à être mobilisé. Par exemple, il achetait des wagons de chemin de fer susceptibles d’être utilisés pour des transports militaires. La commission vérifiait également si les gares étaient adaptées à ces wagons, et si nos ponts pouvaient supporter des chars d’assaut. Tout cela était caché dans les budgets des différents ministères.

Une Commission vidée de sa substance

Cette commission s’est lentement vidée de sa substance après la chute du mur et a été supprimée en 2014. Aujourd’hui, nous devons à nouveau mettre en place quelque chose de similaire. Ces 5 % ne sont pas peu, bien sûr, mais pas beaucoup non plus. Surtout pour la Belgique, qui a procédé aux coupes les plus importantes et les plus rapides dans ses budgets militaires. Par conséquent, nous sommes aujourd’hui confrontés au rattrapage le plus important ».

Cela ne veut pas dire que nous nous retrouverions dans une économie où tout tourne autour de la défense. Lors d’un débat à la Trends Summer University, Julien Compère, PDG du groupe FN Browning, a été clair à ce sujet : « Nous ne vivons pas dans une économie de guerre en Europe. Ni aujourd’hui, ni demain. Ce n’est pas qu’on ne peut plus acheter de voiture parce que tout l’acier est utilisé pour la défense ».

M. Thys est conscient que la tâche est très difficile pour la Belgique, compte tenu de ses finances publiques moroses, mais il pense que les régions devraient jouer un rôle plus important : « En fait, elles devraient passer à 2 ou 3 % de leur revenu régional, ou du moins à un pourcentage de ce qui est transmis aux régions par le biais de la loi de finances. Ou au moins à un pourcentage de ce qui est transmis aux régions par la loi de finances ». Herman Matthijs pense également que la norme de 1,5 % n’est pas si utopique, si elle inclut tous les travaux d’infrastructure qui peuvent également être utilisés pour la défense. « 1,5 %, cela représente 9 milliards d’euros. Vous obtenez cela avec les 3 milliards pour les chemins de fer, plus toutes les dépenses régionales pour les routes et les ports. Ces 3,5 %, c’est autre chose ».

Contrat avec le groupe FN Browning

En ce qui concerne les investissements purement militaires, un revirement majeur est en effet nécessaire. Non seulement sur le plan budgétaire, mais aussi sur le plan matériel, la route vers les 30 milliards d’euros est semée d’embûches. Par exemple, moins d’argent ira-t-il au personnel et plus à l’équipement ? L’OTAN stipule que 20 % du budget de la défense doivent être consacrés aux investissements et aux acquisitions. La plupart des pays se situent au-dessus de ce seuil, à l’exception de trois d’entre eux : Le Portugal, le Canada et la Belgique, qui se situe tout au fond du classement avec 15,2 %. 30 % sont consacrés aux opérations et à la maintenance, 5 % aux infrastructures. « Compte tenu des investissements prévus, nous atteindrons les 20 % cette année », affirme M. Matthijs. « Et c’est nécessaire. Nos stocks de munitions restent sous-dimensionnés. Le plus grand dépôt, celui de Leopoldsburg, est là depuis deux jours. J’ai entendu dire qu’un dépôt était en cours de réouverture dans la province de Namur.

Le ministre de la défense, Theo Francken (N-VA), l’a déjà souligné lors de la présentation de son document d’orientation : il faut d’abord dépenser davantage pour les munitions et le développement d’une défense aérienne crédible, puis d’autres achats tels que des chasseurs F-35 supplémentaires, une troisième frégate et des drones suivront.

« Ce sont les bonnes priorités, mais la question de savoir si ce sera facile est une autre paire de manche », prévient M. Thys. « C’est une question de capacité de production industrielle. Pour les petites munitions, la Belgique a fait un bon choix en signant un contrat de 18 ans avec FN Browning Group. C’est une référence européenne. Peu de pays ont conclu des contrats à long terme. Les entreprises ne doublent pas leurs lignes de production sur la base d’un contrat de deux ou trois ans. L’industrie attend des garanties sous forme de contrats à long terme. Deuxième mise en garde : si vous passez un contrat pour une balle ordinaire aujourd’hui, elle ne sera pas disponible avant 12 mois au plus tôt. Et il se peut qu’un lot ne soit même pas rejeté pour des raisons de qualité. Pour les munitions plus spécialisées, les délais d’attente sont encore plus longs, jusqu’à sept ou huit ans pour certains missiles.

1,5 % pour l’infrastructure, soit 9 milliards d’euros. Cela s’ajoute aux 3 milliards d’euros pour les chemins de fer et à toutes les dépenses régionales pour les routes et les ports

Pas de missiles tirés sur les drones

Notre armée disposera bientôt de missiles antiaériens portables, qui pourront être déployés rapidement contre les drones, les hélicoptères et les avions volant à basse altitude. La Belgique achète ces missiles à la Pologne, pour un contrat de 140 millions d’euros. On nous prévient depuis longtemps que la Belgique dispose à peine d’une défense aérienne digne de ce nom, alors que nous sommes une plaque tournante logistique pour l’OTAN. « Pendant des années, trop peu d’investissements ont été réalisés dans ce domaine », a déclaré le lieutenant général Frédéric Goetynck, chef adjoint de la défense, lors d’un débat organisé dans le cadre de la Trends Summer University. « Les seules défenses aériennes sont nos chasseurs.

« Il faut mettre en place un dôme défensif sur la Belgique. Une telle défense antiaérienne se compose de plusieurs couches. L’accord avec la Pologne n’est qu’une sous-section », explique Thys. Il y a deux ans, la France, la Belgique et trois autres pays ont décidé d’acheter conjointement des missiles sol-air de courte portée de type Mistral. Entre-temps, un accord a également été conclu avec les Pays-Bas et la Norvège pour l’achat de missiles antiaériens Nasams.

Les projets de commandes d’artillerie aérienne ne sont pas étrangers aux récentes évolutions militaires. La guerre en Ukraine a montré que les drones sont devenus essentiels, comme en témoigne l’opération au cours de laquelle des drones ukrainiens ont endommagé des bombardiers coûteux loin sur le territoire russe.  Thys : « C’est pourquoi d’autres systèmes sont envisagés. On peut difficilement envoyer un missile d’un million d’euros sur des drones de quelques dizaines de milliers d’euros.  Ce n’est pas rentable, comme on le voit en Ukraine. De plus en plus, il s’agira de drones dont la mission sera d’éliminer d’autres drones. »

Enfin, Theo Francken souhaite acheter de nouveaux avions en plus des 34 chasseurs F-35 achetés, bien qu’il n’y ait pas encore d’accord à ce sujet au sein du gouvernement fédéral.

« Tous ces investissements en matériel font que la Belgique ne consacrera plus 50 % de son budget de défense au personnel », prévoit Herman Matthijs. « Si nous passons à 2 % du PIB pour les dépenses de l’armée, le poids des coûts de personnel tombera à 45 %, même s’il faudra recruter du personnel supplémentaire. Mais même là, les défis ne sont pas minces.

« Le recrutement n’est pas un problème. Pour chaque poste vacant, nous avons quatre candidats

5 000 postes à pourvoir

L’armée a 5 000 postes vacants à pourvoir dans les deux prochaines années. « Le problème est que nous n’avons plus de brigades complètes. Normalement, cela représente 3 000 hommes à chaque fois », explique Herman Matthijs. « Ni la brigade de Leopoldsburg, ni celle de Marche-en-Famenne ne sont à la hauteur. La troisième est la brigade de parachutistes, et elle n’est pas complète non plus. Pour atteindre la capacité maximale, il faut 3 500 recrues. C’est un problème qui dure depuis des années. Et les nouvelles recrues ne sont pas immédiatement déployables ».

La pénurie moins grave

Dans la marine, la pénurie serait moins grave. « Ils font le tour des écoles de Flandre occidentale et trouvent plein de personnes », avance Herman Matthijs. « Quelqu’un âgé de 18 à 20 ans peut souhaiter passer trois mois sur un navire, où le salaire est en fait une épargne. Aux États-Unis, de nombreux jeunes passent d’abord quelques années sur un porte-avions. Mais le défi n’est pas moindre dans la marine. Normalement, il y aura une troisième frégate, mais elle n’a pas encore été commandée. Cela signifie deux fois 125 soldats, car il faut toujours avoir un équipage de réserve. Ce ne sera pas facile – 50 hommes pour un dragueur de mines devrait déjà être plus facile. En outre, l’armée de l’air a besoin de personnel supplémentaire pour la défense antiaérienne, les hélicoptères et les F-35 supplémentaires. L’état-major militaire d’Evere va également augmenter ses effectifs de 4 000 militaires. Matthijs : « Mais il s’agit surtout de tâches administratives et d’une partie de la branche cybersécurité. »

« Il y a sept ou huit ans, nous avons connu un tsunami des pensions. Beaucoup de soldats sont partis à ce moment-là », ajoute Marc Thys. « En 2017, lorsque j’étais commandant de l’armée, j’ai dit qu’il fallait recruter 10 000 personnes. Ce sera plus. Aujourd’hui, le nombre de candidats est beaucoup plus élevé que les années précédentes, donc ça se passe bien. Mais ne regardez pas aveuglément les chiffres. Il y a des gens qui viennent d’arriver, des militaires qui ont entre 20 et 30 ans d’expérience, mais relativement peu de gens qui ont entre 10 et 15 ans d’expérience. Ce sont les entraîneurs des jeunes qui arrivent. En termes d’expertise, il y a un problème structurel ». Le vice-chef d’état-major de la défense, Frédéric Goetynck, est plus optimiste. « Le recrutement n’est pas un problème », affirme-t-il. « Pour chaque poste vacant, nous avons quatre candidats. Au début, certains abandonnent, mais par la suite, le taux de rétention est plus élevé.

Une coopération qui n’est pas toujours rose

Les marines belge et néerlandaise coopèrent intensivement depuis des décennies. Et dans l’armée, il y a la CaMo (Capacité Motorisée), une coopération entre la Belgique et la France pour l’achat de nouveaux véhicules blindés. Elle est considérée comme un exemple pour les autres pays de l’OTAN, bien que la coopération soit la norme depuis un certain temps déjà.
« Je pense que la Belgique a fait les bons choix en s’engageant dans ces partenariats », commente le général au repos Marc Thys. « Nous sommes une référence en matière de rapprochement des besoins. C’était une stratégie de survie pour la défense belge, car il y avait des coupes sombres. Cela nous a permis de franchir facilement le pas mental qui consiste à s’affranchir de la souveraineté nationale, et donc d’un réflexe national trop strict. Les achats et la production en commun permettent de réaliser des économies d’échelle ».
Tout n’est pas rose pour autant. La Cour des comptes a récemment rendu un jugement sévère sur le projet CAMO. Le coût d’achat, d’entretien et d’exploitation des 400 véhicules blindés n’est pas de 1,4 milliard d’euros, mais de 14 milliards. De plus, la Belgique doit acheter des munitions et des pièces détachées au prix du fournisseur français, et ce prix est considéré comme un secret d’État français. Selon les critiques, la Belgique a été roulée dans la farine. Frédéric Goetynck nuance : « Beaucoup de choses sont dites à tort sur le prix des achats de l’armée. Ils varient parce qu’on négocie un paquet global. La Belgique achète le même nombre de F-35 que l’Allemagne, mais à un prix inférieur, car ces achats se font avec des accords sur les retours économiques, comme la maintenance et la construction de pièces détachées dans le pays de l’acheteur. »

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