De Gaza à Tesla en passant par Harvard: comment les entreprises gèrent-elles leurs dilemmes moraux ?

JOCHANAN EYNIKEL. © Jonas Lampens
Dirk Vandenberghe Journaliste freelance

Les entreprises sont de plus en plus souvent confrontées à des dilemmes moraux. Les citoyens, les consommateurs et autres parties prenantes attendent d’elles qu’elles prennent position sur des sujets aussi variés que la guerre à Gaza, le développement durable ou l’utilisation d’une Tesla comme voiture de société.

Le philosophe d’entreprise Jochanan Eynikel s’est penché sur la meilleure manière d’aborder ces dilemmes dans la pratique. « Ce n’est certainement pas un plaidoyer contre la raison », précise d’emblée Jochanan Eynikel, philosophe d’entreprise chez Etion.

Eynikel donne régulièrement des conférences auprès des membres d’Etion et d’autres organisations sur l’éthique, l’entrepreneuriat fondé sur les valeurs et la culture d’entreprise durable. « Lors de sessions consacrées aux dilemmes moraux, j’ai constaté que les entrepreneurs avaient très rapidement un avis tranché. Ils disaient : “pour moi, ce n’est pas un problème” ou “je ne ferais jamais une chose pareille”, avant même que nous ayons commencé à réfléchir à ce sujet », explique Jochanan Eynikel.

« J’ai aussi remarqué que ces réflexions pouvaient parfois les amener à modifier leur avis, mais en général ce n’était pas le cas. L’intuition première est très forte et reflète ce à quoi on accorde réellement de la valeur. Les choix moraux ne sont pas simplement une somme d’arguments favorables ou défavorables. Un seul argument ou élément peut peser tellement lourd qu’il l’emporte sur tous les autres. C’est ainsi que j’ai élargi mon approche, non seulement philosophique, mais aussi psychologique, pour mieux comprendre comment se prend une décision morale. »

Un malentendu persiste donc sur le fait que les choix moraux sont en grande partie rationnels ?

JOCHANAN EYNIKEL. « Oui, la philosophie occidentale a justement produit de nombreux penseurs rationnels. Je ne plaide certes pas contre la raison — l’intuition peut aussi nous égarer —, mais je veux démontrer clairement que notre ressenti intuitif révèle le poids que nous attribuons à certains arguments. Il est donc utile, au sein d’une organisation, de sonder le ressenti autour d’un sujet donné.

La question “Que défendons-nous ?” ne peut pas recevoir une réponse purement rationnelle. Surtout dans un monde devenu tellement plus complexe, où l’on demande aux entreprises de se positionner sur des sujets comme la coopération avec des entreprises israéliennes, ou sur l’inclusion et le développement durable.

Et précisément parce que cette diversité s’accompagne parfois de polarisation, il est utile pour une organisation d’examiner ses valeurs internes et de s’interroger sur la manière de justifier certains choix. Il y aura sans aucun doute des arguments rationnels, mais pas uniquement. Le problème, c’est que l’émotion, dans un contexte d’entreprise, est souvent perçue comme suspecte ou bien comme quelque floue. »

Mais disposer d’un cadre rationnel de référence, auquel on peut éventuellement déroger si l’intuition le justifie, est tout de même utile ?

EYNIKEL. « Il est effectivement utile de disposer de quelques principes clairs et inébranlables. Il existe deux stratégies pour gérer les choix éthiques. La première est procédurale : établir des règles. C’est utile — et même nécessaire — pour les situations en noir et blanc, par exemple en matière de sécurité.

Mais l’éthique concerne très souvent des zones grises, pour lesquelles il n’existe pas de règles. Tenter d’en appliquer dans ce cas peut même provoquer un rejet. Les règles deviennent insuffisantes lorsqu’il s’agit de décisions plus fondamentales, comme une collaboration avec des entreprises issues de régimes autoritaires. »

Le problème, ici, n’est-il pas que ce qui est éthique pour l’un ne l’est pas pour l’autre, et que cela risque de dégénérer en guerre culturelle sur le lieu de travail ?

EYNIKEL. « C’est bien pour cela que je plaide en faveur du dialogue, en impliquant autant de parties prenantes que possible. La décision revient in fine au CEO ou à la direction. Une entreprise n’est pas une démocratie pure, et même dans une démocratie, il faut parfois se plier à la majorité.

Mais il est essentiel que chacun puisse être entendu et que l’on respecte ceux qui ont des objections. Par exemple contre un projet susceptible de bénéficier indirectement à l’industrie de l’armement, parfois il peut être envisagé que la personne à qui cela pose un problème moral ne doive pas participer à cette mission. »

Est-ce la raison pour laquelle il est crucial de communiquer clairement à tout le monde la manière dont une décision a été prise ?

EYNIKEL. « Il est vrai que la communication échoue parfois, même si je suis souvent impressionné par le soin avec lequel les entrepreneurs communiquent. Ce qui est essentiel — et parfois négligé — c’est qu’un dilemme implique toujours une perte, un dommage. Il faut avoir le courage de le reconnaître et de le nommer. Cela permet de valoriser ceux qui trouvent une décision problématique, et d’illustrer en même temps les conséquences qu’on est prêt à assumer, ainsi que le point d’équilibre de sa propre décision morale. Pensez aux universités ou aux entreprises qui continuent de s’opposer à la politique du président Trump, même si cela les expose à une perte de subventions. »

Les choix moraux sont-ils aujourd’hui sous pression, à cause de ce que Donald Trump exige parfois des entreprises, comme le démantèlement de politiques liées à la durabilité ou à l’inclusion ?

EYNIKEL. « C’est vrai que ces dernières décennies ont clairement été marquées par des thèmes comme la durabilité et la diversité. Ne pas y participer vous rendait presque suspect. Aujourd’hui, sous la pression politique du président américain, ces choix sont devenus moins évidents, et certaines décisions — notamment en matière d’égalité — sont de plus en plus contestées. »

C’est aussi une occasion de montrer quelles sont vos véritables convictions.

EYNIKEL. « En effet, car lorsqu’une décision entraîne un préjudice, elle témoigne de votre sincérité. C’est nettement plus crédible qu’une décision qui vous serait purement favorable. Il s’agit alors d’un véritable choix moral. Mais chaque entreprise doit en décider par elle-même. Certaines adoptent une position intermédiaire : elles tiennent un discours favorable à Trump en public, tout en poursuivant en interne leur ancienne politique. Mais dans ce cas-là, la communication est plus difficile

Vous préférez utiliser le terme de “balance morale” plutôt que celui, plus courant, de “boussole morale”. Pourquoi ?

EYNIKEL. « C’est un terme que j’ai emprunté à un collègue néerlandais. Je le trouve plus approprié, car une boussole pointe toujours dans la même direction, ce qui est difficile à maintenir dans des environnements complexes. Or, notre monde est devenu de plus en plus complexe. La balance, en revanche, offre une image plus pertinente pour le processus décisionnel : elle permet de visualiser les éléments en jeu, d’expliciter ce qui entre en ligne de compte, et de nommer également les préjudices qui peuvent en découler. »

Trump a-t-il aussi un autre effet : montrer qu’on peut obtenir des résultats en agissant de manière peu éthique, en tyran ?

EYNIKEL. « Personnellement, je trouve cela très préoccupant. C’est pour cette raison que j’ai rédigé une étude sur le retour des chefs autoritaires. En période d’incertitude et de chaos, ce type de leadership devient toujours plus populaire. Mais cette tendance, très visible en politique, ne se retrouve pas dans le monde de l’entreprise. Depuis les années 2000, les études montrent que le leadership y est devenu bien plus horizontal, avec des structures plus plates, une organisation plus dynamique et un leadership d’activation.

C’est un peu ironique de constater que les pionniers de ces approches se trouvent dans le secteur technologique américain, alors que ce même secteur abrite des figures prônant des idées autoritaires et s’alignant sur Trump, comme Peter Thiel ou Elon Musk. Pourtant, les collaborateurs ne veulent pas être dirigés de manière autoritaire. Au contraire, les études démontrent que le leadership partagé et adaptatif est aujourd’hui bien plus la norme que le leadership directif ou autoritaire. »

Les entreprises sous-estiment-elles parfois l’importance des choix éthiques qu’elles peuvent ou doivent faire ?

EYNIKEL. « Cette prise de conscience s’est nettement accrue. L’identité de l’employeur, sa “employer brand”, est devenue un enjeu majeur. Et c’est une bonne chose, selon moi. Les entreprises sont aujourd’hui très sensibles au regard des autres – dans une « économie de la réputation », on ne peut plus y échapper.

Un véritable changement s’est opéré : autrefois, il s’agissait surtout de limiter les effets négatifs de ses activités, notamment sur l’environnement. Aujourd’hui, il est question de renforcer l’impact positif que l’entreprise a sur l’ensemble de son environnement. L’entreprise devient un levier pour agir concrètement en faveur du bien commun. »

Dans votre livre, vous notez qu’il est important de bien connaître son consommateur lorsqu’on doit prendre des décisions morales. N’est-ce pas un peu opportuniste ?

EYNIKEL. « Cette remarque concernait les boycotts, l’ultime instrument à disposition du consommateur. Cela dit, ce que fait Trump aujourd’hui peut aussi s’apparenter à une forme de boycott de certaines entreprises. Il s’agit d’une action où la partie prenante s’exprime avec son portefeuille. Je comprends votre remarque, mais il est tout de même essentiel de savoir ce qui rend votre entreprise économiquement vulnérable à un boycott. Dans ce contexte, connaître son consommateur est important, car cela conditionne l’impact – plus ou moins douloureux – d’un comportement jugé moral ou immoral.

Si Ben Cohen (le cofondateur de la marque de glaces Ben & Jerry’s, ndlr) est expulsé du Sénat américain pour avoir protesté contre Israël, cela n’aura aucun effet sur Ben & Jerry’s, car Cohen, l’entreprise et ses clients partagent une image progressiste. À l’inverse, les ventes de Bud Light – une marque plus centriste – ont fortement chuté lorsque la société a fait appel à Dylan Mulvaney, femme transgenre, pour une campagne promotionnelle sur les réseaux sociaux.

D’un point de vue économique, il est donc pertinent de connaître les préférences de valeurs de votre clientèle. Cela peut orienter des prises de position plus affirmées. Mais je ne plaide certainement pas pour adapter vos convictions à celles du consommateur. »

Vous plaidez pour une meilleure valorisation de la lenteur dans la prise de décision sur les dilemmes moraux. Cela ne va-t-il pas à contre-courant de l’époque ?

EYNIKEL. « Cette remarque vient du recteur sortant de la KU Leuven, Luc Sels, que j’ai interrogé au sujet de la collaboration de l’université avec des institutions israéliennes. Les décisions importantes exigent en effet un temps de réflexion suffisant, au cours duquel il faut également sonder la sensibilité morale de l’ensemble de l’organisation. Plus la décision est complexe, plus cette lenteur peut aider à aboutir à un choix justifié.

Cela ne signifie pas qu’il faille repousser indéfiniment la décision, mais bien qu’il est nécessaire de se donner l’espace pour faire un choix mûrement réfléchi. Si l’on ne le fait pas et qu’on se fie uniquement à son intuition personnelle, on tombe dans ce que j’appelle une “éthique de l’étincelle”, qui ressemble trop à une “politique de l’étincelle”. »

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