Paul Vacca
Dans l’intimité des chefs
D’un côté, jamais peut-être les chefs n’auront été aussi adulés, telles des rock stars. De l’autre, jamais ils n’auront été autant tutoyés.
Aujourd’hui, le chef est devenu une pure fiction. Avec un nouveau récit qui se déploie à longueur d’émissions culinaires comme Top Chef ou Le Meilleur pâtissier et sur les réseaux sociaux avec des chefs “nouvelle génération” tout en tatouages et en selfies. En résulte une forme de célébrité paradoxale comme sait la produire notre époque, entre sur-mythification et démythification. D’un côté, jamais peut-être les chefs n’auront été aussi adulés, telles des rock stars, noyés sous une déferlante de likes et de followers. De l’autre, jamais ils n’auront été autant tutoyés, car quiconque a suivi une saison de MasterChef se sent pousser une toque sur la tête et des étoiles sur la poitrine, soudain capable de juger en expert le dressage d’une assiette ou la composition d’un plat signé d’un étoilé. Et que dire de l’ “homérisation” de ses propres exploits culinaires sur Instagram, summum de cette “cuisine ornementale” que fustigeait déjà Roland Barthes dans une de ses Mythologies dans les années 1950 à propos des fiches cuisine du magazine Elle?
D’un côté, jamais peut-être les chefs n’auront été aussi adulés, telles des rock stars. De l’autre, jamais ils n’auront été autant tutoyés.
Ironiquement, c’est un ouvrage de fiction qui se charge aujourd’hui de rendre une certaine réalité à cette profession: Chef, un roman signé Gautier Battistella qui vient de sortir chez Grasset. L’histoire de Paul Renoir, chef de 62 ans, tout juste sacré meilleur cuisinier du monde par ses pairs et retrouvé mort un fusil de chasse à ses côtés. Pourquoi a-t-il décidé de mettre fin à ses jours alors que son restaurant sur les hauteurs du lac d’Annecy arbore fièrement trois étoiles au Guide, accueille une clientèle venue de Dubaï, Tokyo ou San Francisco et affiche complet neuf mois à l’avance? L’occasion pour Battistella de mener l’enquête en nous faisant revivre, à travers la trajectoire de ce grand chef, 50 ans d’histoire de la cuisine française.
Ce “roman vrai” de la gastronomie française raconte, comme une fresque balzacienne ponctués de cliffhangers à la HBO, l’évolution de la profession depuis la fin de Seconde Guerre mondiale: de la gastronomie sous l’égide des femmes (dont l’emblématique “mère lyonnaise”, Eugénie Brazier) jusqu’au fooding, en passant par la “nouvelle cuisine”, le néo-bistrot, la fusion, la cuisine moléculaire, etc. Le roman raconte aussi l’ambiance crue, machiste et martiale des “brigades”, tout comme l’addiction aux étoiles du Guide, graal pour lequel les chefs signent un pacte faustien, mais aussi ces nuits en forme de micro-siestes et ces jours de cauchemars éveillés, parcours entre rêves exaltés et destins brisés.
C’est aussi un vrai roman qui nous plonge là où seule la fiction peut nous conduire, sous le glaçage d’Instagram, dans l’intimité même des chefs. La plume de Battistella, qui les a côtoyés depuis 15 ans pour le Michelin, sonde leur chair et nous donne à voir leurs sublimes contradictions: astres à l’éclat solaire traversés de parts d’ombre lunaires, parfois habités de tourments saturniens. Tels qu’en eux-mêmes, quotidiennement ballottés entre la poésie de l’assiette et la prose de l’intendance, princes sisyphéens qui remettent leur couronne en jeu à chaque service.
Ne pas s’attendre pour autant à un livre nostalgique. S’il rend hommage aux racines, Chef regarde vers l’avenir: le restaurant de Paul Renoir ne s’appelle-t-il pas Les Promesses? Sur la fin, le roman, dans un habile tour de main narratif, développe même une saveur utopiste. Et si les étoiles venaient à disparaître? Tant pis. Ou plutôt tant mieux. Tant qu’elles continueront de briller dans le regard d’un enfant qui pousse pour la première fois les battants d’une cuisine… Un livre qui se dévore autant qu’il se déguste, porté par la jubilation toujours renouvelée des mots et des mets.
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