Construction: Allmat et BMC Benelux, victimes d’un secteur en crise

L’entreprise familiale Allmat a dû mettre la clé sous la porte après 40 années d’existence. © PG
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

En l’espace de quelques semaines, deux distributeurs de matériaux de construction belges ont été contraints à la faillite. Pourquoi ?

Au cours de ce mois d’août, deux distributeurs importants de matériaux de construction ont été obligés de mettre la clé sous la porte. L’un, BMC Benelux (qui opère sous les enseignes YouBuild et Vandevoorde), est flamand. Dans le cadre d’une procédure judiciaire, YouBuild avait cédé 11 de ses 19 magasins ces derniers mois, mais cela n’a pas suffi. La faillite a été prononcée ce 25 août. L’autre, Allmat, est wallon. Le 7 août dernier, le tribunal de l’entreprise de Namur a prononcé la faillite de cette entreprise familiale de Ciney, qui existait depuis une quarantaine d’années et a compté jusqu’à 13 magasins.

Pour Amélie Body, qui avec son frère Arnaud, avait repris des mains de leur père les commandes d’Allmat en 2008, l’entreprise est entrée dans un cercle vicieux au moment du covid. “Avant 2020, nos magasins fonctionnaient très bien, dit-elle. Mais personne n’avait prévu ce qui allait suivre.”

Un marché bouleversé

“Avant le covid, nous avions 13 magasins modernisés, parfaitement rénovés et adaptés aux particuliers”, raconte-t-elle. Un peu avant la pandémie, Allmat avait en effet décidé de rénover ses points de vente, afin de séduire davantage de clients particuliers.

Cette stratégie, financée par de la dette, reposait sur une croissance soutenue du marché. Mais la pandémie a brutalement modifié la donne. Le premier choc fut celui des prix. Les matériaux ont connu des hausses records. “Certains produits ont grimpé de 50%, parfois même 70%. Aujourd’hui encore, peu sont revenus à leur niveau d’avant et bâtir une maison coûte en moyenne 25% plus cher qu’avant”, explique-t-elle.

La clientèle des particuliers, déjà affectée par cette hausse des prix, a également été touchée par la remontée des taux d’intérêt. Les permis de bâtir se sont donc fait plus rares. Or, Allmat dépendait à 40% de cette clientèle de particuliers, contrairement à certains concurrents davantage tournés vers les professionnels. “Hausse des prix des matériaux, baisse des permis, taux d’intérêt qui grimpent en flèche, augmentation des coûts de transport et des salaires, rendant notre modèle économique de plus en plus fragile… La crise sanitaire a bouleversé notre marché”, résume Amélie Body.

Fragilité du modèle économique

“Notre modèle économique était de plus en plus fragile, poursuit-elle. Car nous faisions crédit à nos clients, alors que depuis le covid, nos fournisseurs nous demandaient de payer presque à l’avance en pro forma. Cela a déstabilisé la trésorerie.”

En effet, alors qu’auparavant les fournisseurs d’Allmat accordaient des délais de paiement, leur comportement change après la pandémie, car certains grands assureurs crédits se retirent du secteur. Ils ne couvrent plus les fournisseurs de matériaux. “Concrètement, les fournisseurs n’étaient plus couverts par les assureurs et exigeaient des paiements comptants, alors qu’Allmat devait continuer à offrir des délais de paiement à ses clients, explique Amélie Body. Avant, nous avions des délais fournisseurs pouvant aller jusqu’à 60 ou 90 jours. Après le covid, ce modèle a volé en éclats.”

Un maximum d’emplois préservés

Sous la pression des banques, Allmat a donc dû fermer ou céder progressivement ses magasins pour se désendetter. “En 2023, nous sommes passés de 13 à 10 magasins. Et aujourd’hui, nous n’en comptons plus que quatre. Chaque fois que nous vendions un magasin, l’argent allait directement aux banques. Or, je devais continuer à payer les fournisseurs et maintenir les stocks. Petit à petit, notre modèle s’est asséché.”

Ce cercle vicieux a finalement mené à l’insuffisance des stocks dans les quatre derniers points de vente, et donc à la perte progressive de clients.

Humainement, le parcours d’obstacles a été difficile. “Il a généré une charge mentale considérable pour notre personnel et leurs familles”, déplore Amélie Body. Mais l’administratrice déléguée insiste sur un point : entre 2020 et 2025, Allmat a, sur les 200 emplois créés par l’entreprise, sauvé environ 150 postes grâce au mécanisme de la CCT 32bis, qui permet de transférer les contrats de travail lors de la vente d’un fonds de commerce. “Nous avons toujours privilégié des repreneurs familiaux et locaux, afin de protéger les équipes. C’est une satisfaction dans ce parcours difficile”, souligne Amélie Body. Il reste toutefois aujourd’hui une cinquantaine de personnes dont le sort est incertain.

Charges financières

Allmat n’est pas la seule entreprise à avoir été secouée par la crise sanitaire. Le covid a laissé des traces profondes dans le secteur, explique Joffroy Moreau, patron de la société de conseil Ekkofin et administrateur chez Walmat, un autre marchand de matériaux actif en Wallonie. Beaucoup d’entreprises ont connu en quelques années de violents retours de balancier, qui ont marqué ce secteur d’activité à forte intensité capitalistique : les négoces doivent financer à la fois des stocks importants et l’encours d’une clientèle qui bénéficie de délais de paiement.

Tout comme Allmat, YouBuild a d’ailleurs lui aussi succombé sous le poids de charges devenues intenables. YouBuild, via sa maison mère BMC Benelux, avait accumulé près de 40 millions d’euros de dettes, dont 16,7 millions envers ses fournisseurs, 8,5 millions envers son propriétaire allemand Aurelius, ainsi que des dettes bancaires. Et tout comme Allmat, la cession de 11 magasins pour 6,5 millions d’euros, entérinée par le tribunal en juillet, n’a pas suffi à rétablir l’équilibre. L’exercice était difficile, car même avant le covid, le marché était devenu très concurrentiel. Environ la moitié des 218 employés devraient conserver leur emploi.

Les bouleversements du covid

“Avant la crise sanitaire, il y avait une offre de négoces parfois excédentaire par rapport à la demande”, explique Joffroy Moreau. Certains se livraient à une guerre des prix pour maintenir leur activité ou gagner des parts de marché, fragilisant un secteur très sensible à la conjoncture.

“Le covid a bouleversé la donne, poursuit Joffroy Moreau. Classé comme activité essentielle, le secteur de la construction a connu une demande sans précédent à partir de mai 2020. Nous avons vécu une explosion violente du business. Nous avons enregistré une croissance de 20% en 2020 et encore de 20% en 2021.” Les inondations de juillet 2021 à Liège ont amplifié cette dynamique, la reconstruction dopée par la catastrophe saturant les entrepreneurs locaux. “Les promoteurs me disaient qu’ils ne trouvaient pas d’entrepreneurs pour leurs projets, même avec des permis, car tout le monde bossait à Liège ou chez des particuliers”, ajoute-t-il.

Retour de balancier

Arrive ensuite la guerre en Ukraine et la crise de l’énergie. “On apprend tout d’un coup que de nombreux produits de la construction venaient d’Ukraine”, souligne Joffroy Moreau, citant les poudres utilisées dans les carrelages ou les briques, dont le coût est étroitement lié à l’énergie. Cette crise a entraîné une flambée des prix des matériaux, obligeant les négoces à réviser leurs tarifs en continu. “Nous avons dû embaucher une personne à temps plein pour mettre à jour les listes de prix de notre catalogue de 25.000 produits.”
À ces problèmes d’organisation s’ajoutent ceux des clients : cette inflation des coûts met sous pression les entrepreneurs et les promoteurs, souvent engagés dans des contrats à prix fixe.

“Malgré ces difficultés, la demande est restée soutenue jusqu’à mi-2023, portée par l’élan post-covid et les retards accumulés sur les chantiers, précise Joffroy Moreau. Mais à partir de la moitié de 2023, le retournement est brutal. La baisse des permis de construire, longs à obtenir, freinent les nouveaux projets, tandis que la hausse des taux d’intérêt érode les marges des promoteurs. Par ailleurs, l’augmentation des coûts salariaux, avec des indexations atteignant 20%, pèse sur un secteur où les marges nettes dépassent rarement 2 à 3%.” Quant à la clientèle des particuliers, elle reporte ses projets de construction ou de rénovation, préférant partir en vacances après des années de restrictions.

Faillites record

Derrière les défaillances de Allmat et YouBuild, c’est donc un secteur en crise qui se profile. “Le secteur de la construction a connu l’an dernier 564 faillites, un record, constate Hugues Kempeneers, directeur général d’Embuild Wallonie. Le marché dans lequel évolue le secteur de la construction s’est fortement contracté. L’activité, qui comprend donc tant le génie civil que les constructions résidentielles et non résidentielles, a baissé de 0,4% l’an dernier et 0,3% cette année. Cette tendance se confirme dans le nombre de permis d’urbanisme délivrés, qui est le plus faible depuis 10 ans. Il y a une demande qui est en train de s’effondrer et les entreprises subissent la crise de plein fouet.”

“Le secteur de la construction a connu l’an dernier 564 faillites, un record.” – Hugues Kempeneers (Embuild Wallonie)

La hausse des prix des matériaux de construction, des coûts de la main-d’œuvre et des conditions des taux hypothécaires a réduit l’accès à la propriété. “Si en 2019, sept ménages wallons sur dix pouvaient s’acheter une habitation à 240.000 euros, aujourd’hui, pour ce même bien, en raison de ces diverses augmentations, ils ne sont plus que trois sur dix à pouvoir se le permettre.”

Ces turbulences affectent en outre un secteur où les marges sont traditionnellement faibles. “Les entrepreneurs ont une marge nette de 3,3%. Cela veut dire que si un chantier a un problème, la marge disparaît. Si un deuxième problème survient, on perd de l’argent”, détaille Hugues Kempeneers.

Dans le secteur de la construction, les marges sont traditionnellement faibles. Si un chantier a un problème, la marge disparaît.

“Pas de reprise avant 2027”

“Les banques ont beaucoup aidé jusqu’en 2024, souligne Sidney Bens, administrateur et consultant dans diverses sociétés immobilières. Mais à un certain moment, elles ont été obligées de tirer la ligne.”

“Les grands constructeurs qui ont les reins solides et des carnets de commandes suffisants peuvent passer à travers leurs besoins de financement sans les banques, dit-il. Il y a les promoteurs qui ont peut-être dans leurs portefeuilles des projets un peu surévalués, mais qui peuvent encore vendre quelques biens pour pouvoir sortir la tête de l’eau et passer le cap. Et il y a une troisième famille d’acteurs, les distributeurs de matériaux, qui sont en bas de la chaîne.”

Ils sont les plus sensibles, car “c’est chez eux que les gens qui effectuent des travaux achètent leurs matériaux. Ils sont donc en prise directe avec les problèmes”, observe Sidney Bens : problèmes de prix des matières premières, de prix de l’énergie, de prix de la construction, des nouvelles normes environnementales. “Car aux problèmes conjoncturels vient aussi se greffer un problème de gestion politique, ajoute Sidney Bens : la faible activité est aggravée par certains politiques qui ne veulent pas prendre des positions sur des permis de construire. Un nettoyage s’effectue maintenant – nous l’observons avec Codic, avec Ghelamco – et, le temps qu’il soit réalisé, je ne vois pas le marché reprendre avant 2027-2028.”

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