Comment les grandes maisons de disques se remplissent les poches en toute légalité
Universal Music Group a fait une entrée en Bourse fracassante du fait de ses excellents résultats financiers. Les grands labels semblaient aussi dépassés que le CD, leur ancienne vache à lait. Mais à l’heure du streaming, leur immense catalogue musical vaut à nouveau de l’or.
Universal Music Group a entamé sa carrière boursière en fanfare. Ses débuts sur le marché d’Euronext Amsterdam en septembre dernier se sont soldés par un rebond de quelque 30%, soit une valorisation de 42,5 milliards d’euros. La semaine dernière, l’action dont le prix de départ avait été fixé à 18,50 euros, s’échangeait encore aux alentours des 25 euros. La raison de ce succès? L’incroyable catalogue de musique d’Universal. D’Abba aux Beatles en passant par Billie Eilish, le groupe détient les droits des artistes les plus célèbres dans à peu près tous les genres.
Les ayants droit ne sont pas toujours correctement enregistrés, avec pour conséquence que la diffusion d’une chanson quelque part dans le monde génère des redevances qui n’arrivent pas toujours dans les bonnes poches.”
Jozefien Vanherpe (KU Leuven)
Résultat: 7,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un bénéfice net avoisinant 1,3 milliard. Le catalogue est tellement gigantesque qu’aucun artiste ne contribue à ce chiffre d’affaires pour plus de 1%. Autrement dit, Universal ne dépend aucunement d’un seul et unique fournisseur. Sa force réside aussi dans ses canaux de distribution. Les services de streaming et leurs plus de 400 millions d’utilisateurs qui rapportent aux labels 13,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires constituent désormais leur principale source de revenus. Des revenus qui proviennent plus précisément des droits perçus. Certes, les concerts rapportent plus aux artistes mais tous, y compris les méga-stars, ont besoin des labels pour produire et distribuer leur musique. Grâce à son énorme catalogue, Universal est donc en position de force pour négocier avec les services de streaming la place d’un artiste dans les playlists les plus populaires, par exemple. Universal détient en outre une participation de 3% dans Spotify, leader du marché du streaming, ce qui renforce encore un peu plus sa position.
Imbroglio juridique
Universal est un géant aux pieds d’acier qui a son destin bien en main. L’effondrement des ventes de CD est désormais digéré. La position de force de cette major et des deux autres grands labels survivants de l’industrie de la musique (Sony et Warner) est même probablement supérieure à celle d’Apple et d’Amazon dans le secteur de la technologie. Pourquoi? Parce que sa machine à sous est alimentée par de la créativité artistique monnayée par le biais du droit de propriété intellectuelle. Un fonctionnement d’une opacité juridique telle que le profane a beaucoup de mal à s’y retrouver. A titre d’exemple, voyez les tribulations de la méga star Taylor Swift, sous contrat chez Universal, qui donnent un aperçu de la complexité du système…
Taylor Swift, jeune chanteuse country de 31 ans, est une superstar depuis une quinzaine d’années. Elle sort régulièrement de nouvelles chansons mais retravaille aussi d’anciens morceaux, baptisés Taylor’s Versions, diffusés par Spotify et d’autres services de streaming. Elle a pris cette initiative suite à un conflit portant sur les masters, à savoir les premiers enregistrements de ses chansons dont des copies ont été réalisées pour être streamées ou vendues. Au terme de son premier contrat, Taylor Swift avait transféré la plupart des droits inhérents aux enregistrements originaux pour ses six premiers albums à Big Machine Records, son label de l’époque. Il y a quelques années, Taylor Swift a voulu récupérer ses droits pour mieux contrôler l’utilisation de ces tubes et optimiser les rentrées générées par lesdits droits, redevenus intéressants du fait du succès du streaming.
Il se trouve que la société de Scooter Braun, producteur et agent artistique new-yorkais mais aussi grand ennemi de Taylor Swift, a racheté la maison de disques et le catalogue de la chanteuse en 2019. Le conflit a dégénéré, à tel point que celle-ci n’avait plus le droit d’interpréter les vieux morceaux qu’elle avait coécrits. Entre-temps, Scooter Braun a revendu le catalogue à un fonds de capital-risque pour la modique somme de 300 millions de dollars, paraît-il. Taylor Swift est maintenant sous contrat chez une autre filiale d’Universal. Cette fois, c’est elle qui détient les droits des masters pour les albums sortis dans le cadre de son nouveau contrat, et elle sort régulièrement de nouvelles versions de ses anciens tubes qui cartonnent sur Spotify.
Différents types de droit
“Il n’est pas rare que les artistes signent des documents qu’ils regrettent par la suite. La mésaventure de Taylor Swift a provoqué une véritable prise de conscience”, déclare Jozefien Vanherpe de la KU Leuven. La spécialiste en droit de propriété intellectuelle prépare un doctorat consacré au cadre juridique des contrats dans l’industrie musicale et à une meilleure répartition des droits, en faveur des artistes essentiellement.
“Du point de vue juridique, il convient de distinguer trois éléments, explique Jozefien Vanherpe. D’une part, la composition ou la combinaison abstraite de la mélodie, de l’harmonie et du rythme. De l’autre, l’exécution. Et enfin, l’enregistrement de l’exécution. Les droits relatifs à la composition incombent initialement à l’auteur et au compositeur. Plusieurs personnes sont généralement concernées. Par exemple, à Nashville (Mecque de la musique country, Ndlr), les droits sont le plus souvent alloués à toutes les personnes présentes en studio pendant le processus de création. Les droits d’exécution et d’enregistrement échoient quant à eux aux musiciens exécutants. Les artistes peuvent aussi vendre ou donner sous licence les droits à une maison de disque par exemple, contre un montant fixe ou des royalties. Mais la maison de disques ayant investi dans l’enregistrement est, elle aussi, titulaire d’un droit.
Grâce à son énorme catalogue, Universal est en position de force pour négocier avec les services de streaming la place d’un artiste dans les playlists les plus populaires.
En outre, les droits d’auteur et les droits voisins, ainsi que le fonctionnement des sociétés de gestion collective comme la Sabam et PlayRight en Belgique, diffèrent d’un pays à l’autre, ce qui rend les réglementations encore plus complexes. Et pour corser le tout, il faut savoir que les ayants droit ne sont pas toujours correctement enregistrés, avec pour conséquence que la diffusion d’une chanson quelque part dans le monde génère des redevances qui n’arrivent pas toujours dans les bonnes poches. Le streaming génère annuellement des sommes astronomiques de revenus qui ne trouvent pas toujours d’allocataires, arrivant le plus souvent dans l’escarcelle des grands labels. Björn Ulvaeus, du groupe Abba, est l’un de ceux qui ont entrepris de mettre fin à ces manquements en défaveur des artistes.”
Manque à gagner
“Il est extrêmement difficile pour les artistes de négocier au mieux leurs contrats dans les moindres détails, poursuit Jozefien Vanherpe. La répartition des droits n’est pas le seul écueil. Par exemple, les maisons de disques accordent souvent des avances aux artistes pour leur permettre de préparer leur album. Ces avances sont ensuite systématiquement décomptées des royalties que le label est censé reverser. Le calcul peut se faire de différentes manières. Une des méthodes les plus courantes prive les artistes et leurs héritiers de royalties sur leurs anciens albums ou morceaux pendant des décennies. Sony est le premier grand label à appliquer une méthode permettant aux artistes d’être à nouveau rémunérés pour leur ancien répertoire. L’ancien catalogue semblait ne plus avoir autant de valeur quand les fans de musique se sont mis à télécharger massivement au début du siècle. Or, les grands classiques ont toujours autant la cote sur les plateformes de streaming. Autrement dit, le manque à gagner pour les artistes est bien réel.”
Pour de nombreux artistes, ces questions de droit sont bien trop complexes, les empêchant d’exploiter correctement leur oeuvre. Heureusement, ils gagnent aussi leur vie en se produisant sur scène, source de revenus qui s’est pour ainsi dire tarie du fait de la pandémie. Du jour au lendemain, quantité d’artistes sont donc devenus quasi entièrement dépendants de leurs royalties. Le hic, c’est que les redevances générées par le seul streaming sont insignifiantes. En théorie, les choses devraient toutefois bientôt changer. “Le principe de rémunération équitable, tel que défini dans la directive européenne relative au marché unique numérique de 2019, déjà appliqué à la musique diffusée dans l’horeca, s’étend désormais aussi au streaming, explique Jozefien Vanherpe. Les artistes devraient être ainsi directement et mieux rémunérés par l’entremise des sociétés de gestion collective.” Cela semble évident, mais on n’y est pas encore, poursuit la doctorante: “Reste à voir ce que le législateur belge va décider. Même si l’industrie musicale est presque entièrement numérisée, elle fonctionne encore selon le modèle traditionnel de rémunération de l’époque des CD, très favorable aux maisons de disques”.
“En tant qu’amatrice de musique, conclut-elle, je m’interroge sérieusement sur les conséquences pour les artistes mais je respecte aussi la façon dont les grandes maisons de disques ont survécu aux téléchargements illégaux et réussi à se repositionner. A l’heure actuelle, le streaming rapporte un million de dollars par heure aux grands labels. Cela ne s’est pas fait sans mal évidemment: seules trois majors sur cinq ont survécu et beaucoup de petites et moyennes maisons de disques ont mis la clé sous la porte ou ont perdu leur indépendance. Mais les survivants sont plus forts que jamais.” Ou comme dirait Abba: The Winner Takes It All.
“Il faut se préparer à la fin du vinyle”
Outre Universal, Sony et Warner, il existe encore pas mal de labels indépendants, comme Consouling Sounds de Gand, spécialisé dans les artistes de niche comme le groupe de post-metal Amenra. Les fondateurs, Nele Buys et Mike Keirsbilck, exploitent aussi un magasin de disques. “Nous avons lancé notre label en 2008, au début de la numérisation, témoigne Nele Buys. Notre modèle de rémunération ne pouvait pas se fonder sur la musique numérique, nous en étions parfaitement conscients. Le petit label que nous sommes doit se battre pour grappiller les miettes tombées de la table. Je suis convaincue que les artistes qui comptent sur les services de streaming subiront bientôt la concurrence des morceaux créés par intelligence artificielle. Même si nous avons recours à Spotify comme canal de marketing, nous nous focalisons essentiellement sur les vinyles, des produits physiques qu’il est possible de collectionner. Une façon de mieux rémunérer les artistes aussi. Mais il faut se préparer à la fin du vinyle. Les disques souffrent de la hausse des prix des matières premières et les presses de vinyle travaillent essentiellement sur commande des grandes maisons de disques qui ont de moins en moins intérêt à prioriser les produits physiques. Il faudra trouver quelque chose de nouveau, comme la création d’une véritable communauté d’amateurs de musique. Nous sommes réalistes: la plupart d’entre nous sont des ‘utilisateurs de musique’ qui se contentent de Spotify. Les labels niches comme le nôtre doivent rester un port franc pour les artistes, sans quoi l’art ne pourra plus s’exprimer à l’ombre des majors. Une aide à l’innovation de la part de l’Etat serait la bienvenue pour initier un changement radical de notre modèle commercial.”
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