Comment la voix va bouleverser nos courses
Alors que le géant américain de l’e-commerce Amazon est en train d’inonder d’enceintes vocales ses magasins Whole Foods Market récemment acquis, Google riposte en s’alliant au distributeur Walmart dont il propose désormais les articles via son enceinte connectée Google Home. La bataille du shopping vocal est lancée. Elle pourrait chambouler tout un secteur.
Amazon n’a pas perdu de temps. Alors que la firme de Jeff Bezos vient de racheter la chaîne de magasins bio Whole Foods Market aux Etats-Unis, elle y commercialise déjà son enceinte connectée Echo, qui permet de passer commande par la voix via Alexa, son assistant vocal que l’on ne présente plus. L’objectif du géant de Seattle est simple : il s’agit d’en faire l’assistant vocal universel, en réponse aux services des autres géants du Net. Il y a Siri, l’assistant vocal d’Apple ; Google Assistant, celui de Google ; et puis Cortona, de Microsoft, avec lequel Alexa sera bientôt compatible suite à un partenariat entre les deux groupes annoncé fin août.
Pour résister au rouleau compresseur Amazon, Google et Walmart, premier distributeur mondial, viennent de nouer un partenariat dans le shopping vocal. A l’image d’autres distributeurs américains comme Costco ou Target, Walmart va vendre ses produits sur la plateforme d’e-commerce Google Express. Tous les articles de Walmart pourront être commandés par la voix via l’enceinte connectée Google Home. Alors que d’ici 2020, entre un tiers et la moitié des accès au Web pourraient se faire par la voix, ces offensives dans le shopping vocal sont scrutées de près par les distributeurs traditionnels. Même si le mouvement n’est pas encore lancé en Belgique, quelques tests sont menés chez nos voisins (lire l’encadré ” Aux Pays-Bas, les supermarchés Jumbo se lancent dans l’aventure ” plus bas). Le phénomène ne doit pas être sous-estimé. Il pourrait engendrer une recomposition du secteur de la distribution dans son ensemble. Voici les défis que les courses vocales poseront tôt au tard aux distributeurs traditionnels, aux marques, aux consommateurs et aux géants du Net.
Dans un magasin traditionnel, les marques ont très peu d’emprise sur leur position dans les rayons. A condition d’être encore plus ‘top of mind’, les grandes marques devraient tirer bénéfice du shopping vocal.” Stefan Van Rompaey, rédacteur en chef de “RetailDetail
Gagner la confiance du consommateur
Les groupes de distribution devront très certainement envisager des partenariats avec les géants du Net qui conçoivent les enceintes connectées, à l’image de l’alliance nouée cet été entre Walmart et Google. Mais le partenariat ne doit pas forcément aller si loin. Il n’est en effet pas nécessaire de vendre ses produits sur ces plateformes. ” Le processus d’achat ne va pas changer fondamentalement, explique Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick Business School. Comme je peux aujourd’hui faire débuter une recherche sur Google ou aller directement sur le webshop de mon enseigne préférée, il sera tout à fait possible de demander à Google Assistant ou à Alexa de commander des carottes ou d’ajouter des carottes à ma liste Colruyt. ” Même si les distributeurs ne vendent pas directement leurs produits sur Amazon ou Google, ces entreprises disposeront de toute une série d’informations. ” Elles sauront ce que vous achetez chez Colruyt, assure notre expert. La société qui maîtrise l’interface entre la voix et ce qui est derrière s’assure l’accès à de précieuses données. ”
Autre défi pour les distributeurs : s’assurer la confiance des consommateurs. ” Lors d’une commande par la voix, c’est le vendeur qui maîtrise le processus, affirme Gino Van Ossel. Le consommateur risque de perdre le contrôle sur ce qu’il souhaite réellement acheter. Un peu comme dans un magasin où les articles se trouvent derrière un comptoir et où il faut s’adresser au vendeur qui fait alors une proposition en fonction de la demande du client. ” Qui me dit qu’il s’agit du produit dont j’ai vraiment besoin, et surtout qu’il n’en existe pas de moins cher ? Quand tout passe par la voix, le client ne peut pas comparer les prix comme s’il était sur le webshop de l’enseigne. ” On a pu remarquer qu’un même produit était vendu plus cher via Amazon Echo que sur le webshop du groupe, assure notre expert. Les gens sont visiblement prêts à payer plus cher lorsqu’on leur assure la facilité du shopping vocal. Par ailleurs, les produits suggérés par les assistants vocaux sont souvent les articles des vendeurs qui paient le plus. Pour parvenir à mettre le consommateur en confiance, je pense qu’il est nécessaire de pouvoir instaurer un dialogue avec l’assistant vocal. ”
Les marques face au règne de la suggestion
Alors qu’en magasin, les différentes marques sont côte à côte, toutes soumises au regard des clients ; ce n’est plus du tout le cas lors d’une commande vocale. Dorénavant, c’est le règne de la suggestion. Déjà prégnante lors d’achats en ligne ” classiques “, cette philosophie de la proposition personnalisée est l’ADN du shopping vocal. C’est tout simplement technique : les différents assistants ne peuvent proposer qu’une, voire deux réponses à une commande vocale. L’essentiel pour les marques est donc de se retrouver dans ces réponses. Sacré défi quand on sait qu’Amazon voudra certainement pousser ses marques propres. ” L’importance des marques va diminuer, prédit Gino Van Ossel. Ces dernières vont perdre la main sur l’expérience client. ” Stefan Van Rompaey, lui, estime que le shopping vocal pourrait se révéler très intéressant pour les grandes marques. ” Dans un magasin traditionnel, elles ont très peu d’emprise sur leur position dans les rayons, affirme le rédacteur en chef de la revue professionnelle RetailDetail. A condition d’être encore plus top of mind (en tête, Ndlr), les grandes marques devraient tirer bénéfice du shopping vocal. ” Les plus petites marques, en revanche…
Autre changement majeur induit par la commande vocale : la suppression des achats d’impulsion. Voilà qui devrait ennuyer les marques qui misent beaucoup sur l’achat imprévu. Finalement, les commandes vocales se révèlent très standardisées. ” Le shopping vocal est réservé aux clients qui savent exactement ce dont ils ont besoin “, assure Gino Van Ossel. Il s’agit en outre d’achats simples et récurrents, pour lesquels le consommateur n’est pas investi émotionnellement. Pour les produits chers qui demandent de choisir une taille ou une couleur, cela semble plus risqué. ” Un aspirateur ne va pas s’acheter via Echo, sourit notre interlocuteur. Faire toutes ses courses par la voix paraît compliqué. C’est pourquoi les assistants proposeront déjà les listes précédentes et vous n’aurez plus qu’à dire ‘OK’. S’il sera possible de s’affranchir du clavier, un écran restera donc indispensable. Il y a beaucoup de produits que les consommateurs achètent en reconnaissant l’emballage. On aura donc toujours besoin d’un outil visuel. ”
Des clients captifs d’un seul assistant ?
La question qui se pose en ce qui concerne les consommateurs est leur dépendance toujours plus forte aux intelligences artificielles des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ne risque-t-on pas d’assister à une concentration qui pourrait se révéler négative pour le client, celui-ci étant captif d’une seule chaîne ? ” Oui et non, estime Gino Van Ossel. Il est vrai que la loyauté, voire la captivité du client sera plus élevée. Mais tout est drivé par Google aujourd’hui. L’entreprise sait presque tout de vous, et Amazon aura aussi le même spectre de données. Après, d’autres plateformes pourraient voir le jour, et on va assister à une évolution où certains joueurs vont refuser de nouer des partenariats avec Echo, d’Amazon. ”
Le shopping vocal est réservé aux clients qui savent exactement ce dont ils ont besoin.” Gino Van hossel, professeur de “retail marketing” à la Vlerick Business School.
Le succès du shopping vocal dépendra aussi – et surtout – de la confiance que les clients voudront bien porter à cette technologie. On sait que les enceintes intelligentes apportent une expérience shopping assez pauvre, que la voix ne permet pas aux clients de visualiser les produits, et rend la navigation assez lourde étant donné l’obligation de lister tous les produits à voix haute. Pour pallier ces défauts, Amazon a lancé des enceintes équipées de caméras et d’écrans. Car, sans navigation visuelle, il est très probable que ces appareils se cantonnent, au niveau des courses, à des usages très limités comme le fait de recommander des produits basiques. Il est donc essentiel de réinventer totalement l’expérience shopping pour l’adapter à la voix, au risque de voir le consommateur se détourner de ce qu’il pourrait très vite considérer comme un gadget.
L’écosystème des GAFAM bouleversé
Entre Amazon, Google, Apple, Microsoft et compagnie, c’est la course afin d’être le premier à rafler le juteux marché des enceintes intelligentes. D’après le cabinet Gartner, il représentera 3,52 milliards de dollars en 2021 dans le monde, contre 360 millions en 2015. Aujourd’hui, il existe un risque réel de cacophonie en raison de la démultiplication des applications. Les marques, tout comme le consommateur, rêvent d’un protocole de communication universel. Car, à moins de s’équiper avec une marque unique, c’est un vrai casse-tête de savoir ce qui est compatible avec quoi. Un des défis majeurs pour les géants du Net est donc l’interopérabilité de ces nouvelles interfaces vocales. Si certains experts s’attendent à ce qu’un seul acteur finisse par s’imposer, d’autres pensent que nos smartphones intégreront plusieurs assistants, chacun étant optimisé en fonction de sa tâche. Ce qui est certain, et qui représente un défi de taille pour les concepteurs, c’est que ces enceintes devront être améliorées afin de pouvoir s’adapter aux différentes langues et aux multiples accents, ce qui est loin d’être le cas à ce jour.
La bataille de la voix pourrait par ailleurs bouleverser l’écosystème des GAFAM. ” Si Echo devient le standard en matière de recherche vocale, c’est Google qui souffrira le plus, relève Gino Van Ossel. L’impact sur son business model sera énorme. ” C’est une petite révolution pour les annonceurs, qui ont pour habitude de travailler avec des moteurs de recherche proposant des pages entières de réponses. Un assistant vocal, lui, n’en propose qu’une ou deux. ” C’est un sujet qui devrait faire réagir les autorités de la concurrence “, pointe notre expert. Il faudrait alors imaginer des publicités auditives. Aujourd’hui, Google réagit de deux manières à l’offensive d’Amazon sur la recherche. Non seulement le groupe développe fortement d’autres activités comme YouTube qui ne vont jamais devenir vocales, et puis l’entreprise est en train d’attaquer Amazon sur le commerce via Google Express et plusieurs alliances avec des distributeurs traditionnels.
C’est un projet pilote qui sera lancé fin septembre par la chaîne de supermarchés néerlandaise Jumbo. Dans un premier temps, un millier de clients vont pouvoir tester la nouvelle fonctionnalité, ce qui devrait permettre à l’enseigne de mesurer l’utilisation qui en est faite et de recueillir un premier feed-back. Concrètement, la commande vocale sera intégrée à son application. Après avoir ouvert cette dernière sur son portable, le client pourra énoncer sa liste de courses à voix haute. A noter que ce nouveau service ne sera dans un premier temps accessible qu’aux détenteursd’un iPhone, mais qu’elle devrait être disponible sous Android très prochainement.
Pour permettre la commande vocale, Jumbo s’appuie sur plusieurs technologies. C’est l’assistant vocal d’Apple, Siri, qui est mobilisé. Par ailleurs, “une technique spéciale permet de récupérer des informations à partir de grandes quantités de données structurées et non structurées”, explique l’enseigne. Cette nouvelle possibilité vient s’ajouter aux fonctionnalités déjà proposées par la chaîne. Il reste donc tout à fait possible de constituer sa liste en recherchant les produits et en les ajoutant dans son panier, ou bien en scannant ces derniers.
C’est peu de l’écrire : la voix n’a pas encore percé dans nos supermarchés. Parmi les trois grands joueurs actifs sur notre territoire, seul Carrefour a timidement testé la commande vocale, avant de renoncer. La chaîne française lançait il y a quelques années une “cuisine connectée”. Testée dans les foyers de plusieurs employés du groupe, cette télécommande permettait de scanner chez soi les produits pour les ajouter à sa liste de courses, et la commande vocale était également disponible. Mais plusieurs difficultés se sont présentées.
“Nous avons remarqué que cette fonctionnalité était très peu utilisée, explique Baptiste van Outryve, porte-parole de Carrefour. Par ailleurs, il était très compliqué de commander exactement l’article souhaité. Impossible par exemple de commander des spaghettis Barilla n°5, le système ne comprenait pas. A la place, il proposait parfois de la sauce bolognaise… Enfin, il y avait pas mal de problèmes au niveau de la langue. La technologie était disponible en français et en néerlandais, mais elle ne parvenait pas à passer d’une langue à l’autre. Et puis les différents accents ne passaient pas.”
Carrefour a donc décidé d’arrêter le test, mais l’enseigne n’exclut absolument pas de réitérer l’expérience. “Si nous trouvons d’autres partenaires pouvant nous fournir des solutions adaptées, pourquoi pas, affirme le porte-parole. Nous travaillons déjà beaucoup avec Google, et nous regardons de quelle façon l’entreprise va pouvoir traiter les problèmes que nous avons rencontrés. Rien n’est exclu, mais absolument rien n’est confirmé. Il faut aussi tenir compte des attentes des clients. Et aujourd’hui, regardez ce que le Belge commande en ligne ! Des investissements dans la commande vocale ne se justifient pas.”
Même son de cloche du côté de Delhaize, qui n’a jamais testé le shopping vocal. “Le marché belge est plus lent, affirme Roel Dekelver, porte-parole de l’enseigne au lion. Cela fait seulement deux ans que le grand public, en Belgique, a découvert les avantages de l’e-commerce alimentaire. Notre objectif aujourd’hui est donc plutôt de recruter de nouveaux clients e-commerce et d’optimiser notre plateforme. Nous sommes toujours très attentifs aux différentes innovations, mais il faut qu’il y ait une réelle valeur ajoutée pour le client. Et pour le moment, le shopping vocal n’est pas notre priorité.”
Colruyt, enfin, dit suivre de près les nouveautés en la matière. “Il y a certainement un avenir dans la technologie du shopping vocal et nous expérimentons actuellement les technologies liées aux assistants virtuels, explique le groupe de Hal. Cependant, il n’est pas évident de proposer quelque chose de concret à l’heure actuelle. Rien qu’au niveau de la langue, par exemple, ces développements n’existent ni en français ni en néerlandais.”
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