Paul Vacca
Comment la librairie indépendante est en train de disrupter Amazon
Comme aurait dit l’écrivain Mark Twain, les nouvelles concernant la mort des librairies indépendantes ont été largement exagérées. Depuis qu’Amazon a fait irruption sur la scène de la vente en ligne en 1995, combien les ont déjà enterrées ?
Il est vrai que 43 % d’entre elles ont disparu entre 1995 et 2000, selon les chiffres de l’American Booksellers Association (ABA), une association dédiée à la promotion des librairies indépendantes.
L’histoire semblait donc écrite. Celle d’une disparition inéluctable à plus ou moins long terme de la librairie indépendante. Comme dans le film Vous avez un message de Nora Ephron, datant de 1998, mettant en scène une libraire face aux mastodontes intraitables.
Mais voilà, il y a eu un twist scénaristique. Un retournement inattendu. Une croissance de 35 % entre 2009 et 2015 du nombre de libraires indépendants, passant de 1.651 à 2.227. Qui se poursuit aujourd’hui avec des bastions repris à l’ennemi. Le retour de plusieurs librairies indépendantes qui avaient déserté les centres-villes, comme à New York, dans le Village ou l’Upper West Side.
Une renaissance suffisamment surprenante – et significative – pour que Ryan Raffaelli, un jeune professeur en gestion d’entreprise à la Harvard Business School, décide d’en comprendre les raisons profondes. Pour ce faire, il a enquêté pendant plus de cinq ans. A noter qu’il s’était auparavant penché sur la résurrection d’une autre industrie, elle aussi enterrée un peu hâtivement : l’horlogerie suisse.
Comme pour l’horlogerie suisse qui a survécu face à la déferlante des montres numériques, la renaissance de la librairie indépendante appartient, selon lui, à un vaste mouvement d’ensemble qu’il nomme la technology reemergence : la réinvention des industries traditionnelles face aux mutations technologiques. Pour Ryan Raffaelli, la renaissance des industries traditionnelles disruptées par les nouveaux acteurs technologiques se fait au prix d’une réinvention de leur métier. Pas en cherchant à rivaliser avec leurs nouveaux concurrents sur leur propre terrain, mais au contraire par la réaffirmation de leur identité propre. C’est là que réside la dynamique d’une possible renaissance.
Face à l’extension du marché en ligne, les librairies indépendantes se trouvent face au un défi passionnant : celui de redevenir toujours plus elles-mêmes.
Ryan Raffaelli a identifié trois éléments identitaires forts qui caractérisent la librairie indépendante. Ce sont les trois ” C ” : Community, Curation et Convening – que nous traduirons pour conserver les 3 C par Communauté, Choix et Chaleur.
Communauté d’abord, car les libraires indépendants s’inscrivent au coeur d’un mouvement nouveau vers la proximité et le local, en réaction à la globalisation des grandes chaînes et des acteurs en ligne. Une dynamique naissante chez les consommateurs qui veulent redonner vie à leurs centre-villes et à leur quartiers. Face à la machine Amazon qui délocalise et déshumanise, les librairies indépendantes développent au contraire de fortes connexions avec leurs communautés locales.
Choix ensuite, car les librairies indépendantes, plutôt que de recommander uniquement des best-sellers, développent des relations personnelles avec leurs clients bien au-delà de l’algorithme stupide et mécanique d’Amazon.
Chaleur, enfin, car, contrairement à la froideur du rapport en ligne, les librairies indépendantes deviennent le lieu d’une expérience – et pas seulement d’un achat. En tant que centres intellectuels, elles sont capables de réunir des communautés différentes autour d’intérêts communs via des conférences, des séances de dédicaces, des soirées de jeux, des histoires pour les enfants, des groupes de lecture et même des fêtes d’anniversaire. Ryan Raffaelli a même noté que certaines librairies aux Etats-Unis accueillaient désormais plus de 500 événements par an.
Ces trois éléments sont-ils vraiment capables de disrupter Amazon ? Pas au point évidemment de mettre à terre le mastodonte mondial dont l’ascension semble plus que jamais irrésistible. Mais en s’ouvrant un espace, non pas en dépit, mais grâce à Amazon. Car plus l’uniformisation s’étend, plus le désir d’humanisation et d’expérience s’accroît. Les grandes chaînes comme Borders – mise en faillite en 2011 – se sont brûlé les ailes à vouloir imiter la froideur d’Amazon. Face à l’extension du marché en ligne, les librairies indépendantes, elles, se trouvent face au un défi passionnant : celui de redevenir toujours plus elles-mêmes. Elles devraient presque en remercier Amazon.
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