Clap de fin pour la “télé de papa”?
La “télévision de papa” vit-elle vraiment ses dernières heures? Attaquée frontalement par les plateformes de streaming et les réseaux sociaux qui s’approprient les plus jeunes cibles, la télé linéaire fait de la résistance. Mais pour combien de temps encore? Enquête dans l’écosystème audiovisuel où deux verbes servent aujourd’hui de repères pour relever le défi de la digitalisation des chaînes: s’unir et se réinventer.
C’est un pavé dans la mare. Un sacré pavé dans la mare audiovisuelle. A l’aube de l’année 2023, le grand patron de la BBC a créé l’émoi en annonçant la fin de “la télé de papa”. Dans un discours prononcé à la Royal Television Society, Tim Davie a en effet osé: “Imaginez un monde internet only où la télévision et la radio sont éteintes, mais où le choix est infini. (…) Un arrêt de la diffusion linéaire se produira un jour et nous devrions donc être actifs dans sa planification”.
Si Tim Davie ne s’aventure pas dans le pronostic d’une date précise, il évoque néanmoins “les années 2030” comme la période probable de cette révolution audiovisuelle. Bien sûr, la prestigieuse BBC ne disparaîtra pas en tant que telle, mais son accessibilité devrait être à l’avenir 100% numérique, via un point d’entrée central sur le net, bien loin du schéma actuel d’une diffusion prioritaire sur un poste de radio ou de télévision “classique”. En clair: l’écran du futur imminent – connecté au web – sera plus que jamais protéiforme (smartphone, tablette, ordinateur portable, cadre numérique accroché au mur, etc.) et le menu, délinéarisé.
Le règne de l’ Atawad
Evoquée par le patron de la BBC, la raison de ce bouleversement technologique est simple: les réseaux sociaux et les plateformes de streaming ont redistribué les cartes de la production de contenus, entraînant les jeunes générations dans de nouvelles habitudes de consommation audiovisuelle. C’est le triomphe de ce qu’on appelle l’Atawad, acronyme de l’expression anglaise Any time, any where, any device et que l’on pourrait résumer ainsi: “Je regarde ce que je veux, quand je veux, où je veux, comme je veux”.
Un arrêt de la diffusion linéaire se produira un jour et nous devrions donc être actifs dans sa planification.
Dans cette “délinéarisation” progressive du contenu audiovisuel, les Netflix, YouTube et autre TikTok n’ont cessé de monter en puissance et ces plateformes menacent aujourd’hui “la télé de papa”. Selon une enquête menée l’été dernier par l’Ofcom (le régulateur des médias en Grande-Bretagne), les jeunes Britanniques âgés de 15 à 24 ans passeraient même déjà plus de temps sur TikTok que devant la télévision: 57 minutes en moyenne par jour rien que pour ce réseau social, contre 53 minutes pour les programmes télé. Et on ne parle même pas des autres plateformes numériques…
Car selon une autre étude menée cette fois au niveau mondial par le World Advertising Research Center (WARC), la génération Z des 15-24 ans consacrerait désormais 177 minutes par jour (quasi trois heures) à se divertir et à s’informer sur ces concurrents directs de la télévision classique que sont Twitch, YouTube ou encore Instagram.
La télé n’attire plus les jeunes
Méchamment bousculée, “la télé de papa” voit d’ailleurs ses revenus publicitaires s’éroder au fil du temps. La part du média digital dans les investissements consentis par les annonceurs en Belgique n’a fait qu’augmenter ces dernières années, passant de presque 17% en 2014 à quasi 37% en 2022 selon les dernières estimations du marché, dépassant ainsi la part de la télévision depuis trois ans déjà. Les prévisions des analystes sont même inquiétantes pour “la télé de papa” puisque, à l’horizon 2027, le digital devrait carrément engloutir près de la moitié des investissements publicitaires en Belgique (47%), tandis que la télévision n’en recevrait même plus le quart (23,8%) et que les autres médias (radio, presse écrite, affichage et cinéma) continueraient également à souffrir.
“La multiplication de nouvelles plateformes et de nouveaux touchpoints performants sur des cibles plus jeunes fait en sorte que la télévision linéaire perd de son attrait, de sa puissance et donc de sa couverture sur ces jeunes générations, résume Thierry Brynaert, CEO de l’agence média WaveMaker Belgium. Cette érosion des recettes publicitaires est problématique car qui dit érosion des recettes dit aussi réduction des investissements dédiés aux contenus par les chaînes de télévision, et certainement encore plus sur les chaînes du secteur privé qui vivent exclusivement de la publicité. Or, si le contenu des chaînes est moins bon ou moins riche, les audiences des programmes seront plus faibles, et donc les recettes seront encore moindres car les annonceurs iront là où leurs clients vont pour consommer le contenu.”
Les médias classiques doivent accélérer leur transformation digitale.
Consolidation et transformation
Le climat est d’autant plus tendu en télévision que certaines plateformes de streaming comme Disney+ et Netflix (qui vampirisent déjà l’audience des chaînes traditionnelles) ont lancé outre-Atlantique une offre d’abonnement moins chère, avec de la publicité, qui débarquera cette année en Belgique et grignotera encore un peu plus le gâteau de la pub traditionnellement dédiée à la télé.
Pour résister, les acteurs locaux n’ont donc pas d’autre choix que de s’unir et ou de se réinventer. Depuis quelques années, on assiste ainsi à une accélération dans les consolidations de groupes médias (RTL Belgique racheté par DPG Media et Rossel ; LN24 repris par le groupe IPM, etc.) mais aussi à la création de nouvelles sources de revenus par ces acteurs historiques. “Pour tenter de garder leurs audiences et surtout attirer les plus jeunes afin de rester pertinents auprès des annonceurs, les médias classiques doivent accélérer leur transformation digitale, poursuit Thierry Brynaert, de WaveMaker Belgium. Ils doivent développer davantage leurs plateformes digitales, à l’image d’Auvio ou de VTM GO en Flandre, mais aussi créer de nouvelles sources de revenus en produisant davantage de contenus qui seront revendus tantôt à l’étranger, tantôt à des plateformes telles que Netflix ou Amazon Prime Video.”
Privilégier la “coopétition”
Pour cet autre expert médias, l’enjeu est véritablement là: “Je me fous de savoir si la télévision linéaire va disparaître en Belgique dans 15 ans ou pas, s’énerve Bruno Liesse, directeur général de Polaris, un département de l’agence médias Space. Ce qui m’importe, c’est de savoir si les groupes médias locaux vont disparaître ou pas dans ce même laps de temps. Car le problème aujourd’hui, ce n’est pas la transformation digitale, mais la façon très médiocre dont les médias locaux ont raté le train d’une association entre eux pour mieux résister. Il y a un manque réel de solidarité entre les médias locaux à cause du machisme arriéré de ceux qui sont aux commandes, et c’est déplorable.”
Pour faire face à la menace grandissante des géants du net, le cabinet Deloitte a d’ailleurs plaidé, lui aussi, pour un rapprochement entre les acteurs de l’écosystème belge. Dans un rapport dédié au marché publicitaire en Fédération Wallonie-Bruxelles, ses experts ont invité les protagonistes de l’audiovisuel francophone à adopter davantage un modèle de “coopétition” (un mot-valise qui fusionne les termes coopération et compétition). Autrement dit, Deloitte estime que les concurrents locaux devraient davantage coopérer selon notre devise L’union fait la force, à l’instar de la plateforme française Salto qui réunit les frères ennemis de la télévision publique et privée (les chaînes de France Télévisions, TF1 et M6) sur le même service de vidéos à la demande. Leur force de frappe et leur attractivité publicitaire ne seraient qu’augmentées…
Tant qu’il y aura du sport, de l’actu et de l’événementiel, il y aura du linéaire.
Le contre-exemple BBC Three
En attendant un hypothétique projet de “Salto à la belge”, il n’en reste pas moins que la question de la “fin” de la télévision linéaire reste aujourd’hui posée. Si les responsables de la RTBF et de RTL Belgium tiennent à nuancer les propos du patron de la BBC, d’autres estiment en revanche que le passage au “tout numérique” n’est certainement pas pour demain.
“Tant qu’il y aura du sport, de l’actu et de l’événementiel, il y aura du linéaire”, réagit Bernard Cools, chief intelligence officer à l’agence médias Space, qui rappelle “l’anecdote BBC Three” en Grande-Bretagne pour appuyer son propos. Il y a tout juste 20 ans, cette troisième chaîne de la BBC avait été créée spécifiquement pour les moins de 35 ans.
“Mais en 2016, la BBC mettait fin à la diffusion linéaire de cette chaîne pour ne la conserver qu’en version digitale, rappelle Bernard Cools. Compte tenu de l’évolution de la consommation des moins de 35 ans, ce passage vers le non-linéaire pouvait paraître une évidence. Il générait également une diminution de coûts pour l’organisme public britannique. Néanmoins, le suivi des audiences a rapidement montré une chute drastique de la consommation de la chaîne après ce passage au tout numérique. En 2017, l’audience hebdomadaire était inférieure de 70% sur l’ensemble de la population et de 69% sur le coeur de cible des 16-34 ans par rapport aux niveaux enregistrés en 2015, lorsque BBC Three était diffusée de façon linéaire. Le 2 mars 2021, la BBC annonçait qu’elle allait relancer cette troisième chaîne en télévision linéaire dès 2022. Il est dès lors assez amusant de voir son patron Tim Davie annoncer aujourd’hui la fin de la télévision linéaire dans un futur relativement proche…”
Un média solide
Tout aussi sceptique sur la fin annoncée de la télévision linéaire, le directeur général de Polaris renchérit: “Pour moi, cette déclaration de Tim Davie est du bullshit complet, s’emporte à nouveau Bruno Liesse. Il me fait penser à Bill Gates qui annonçait, il y a de nombreuses années déjà, la fin de la presse écrite avant 2020. Or, elle est toujours là! Alors, bien sûr, en télé, le reach moyen par jour s’est fragilisé. On a perdu 10% de la population par jour en moyenne sur 10 ans, mais il faut relativiser: la télévision linéaire ne va pas disparaître dans les 10 ou 15 ans. Un nouvel équilibre va se créer et il existera toujours une masse d’audience incompressible en télé. Car le consommateur mainstream aime que les médias s’occupent de lui. Il est assez paresseux et il accepte que les éditeurs agrègent l’actualité pour lui. Sans oublier cette notion de serendipity que l’on retrouve en télé: des découvertes inattendues qui répondent à un besoin nécessaire de l’organisme: le plaisir!”
Là aussi, les chiffres se veulent rassurants: chez nous, la dernière étude Médias: Attitudes et Perceptions (MAP) du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), livrée en novembre 2022 et menée auprès d’un échantillon représentatif de 2.200 personnes, confirme que la télévision reste toujours le mode de consommation audiovisuelle préféré des Belges francophones.
“Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le visionnage de la télévision disparaîtrait au profit de la vidéo à la demande, l’étude MAP montre pour 2021 que la télévision reste le mode de consommation le plus populaire puisqu’elle est regardée, que ce soit ou non en combinaison avec la vidéo à la demande, par 72,2% des répondants”, relève ainsi le Conseil supérieur de l’audiovisuel.Il n’empêche. Les lignes sont en train de bouger et les acteurs de l’audiovisuel belge s’adaptent malgré tout à la révolution numérique, à l’image de la RMB.
Trouver le bon équilibre
La régie publicitaire de la RTBF vient en effet de lancer Slice, “un tout nouvel écosystème autour de la création de contenu”, pour répondre justement aux besoins des annonceurs sur les cibles les plus jeunes qui délaisseraient la télévision classique. “Pour nos clients, il est essentiel que RMB puisse fournir une réponse lorsqu’ils veulent toucher ces consommateurs qui ont entre 16 et 25 ans, voire 35 ans, explique son CEO Yves Gérard. Slice est donc un facilitateur de production de contenu qui se décline en un espace 100% dédié pour offrir de nouvelles solutions de communication.”
Entre studio d’enregistrement, gaming room, podcast room ou encore tutorial room, l’écosystème Slice invitera les créateurs et autres influenceurs à créer du contenu sponsorisé par des marques via un contrat sur lequel la régie publicitaire prendra une marge. Un contenu qui pourra se retrouver sur différentes plateformes numériques comme Twitch, YouTube ou TikTok, bien loin de la bonne vieille télévision linéaire.
“Nous sommes déjà très clairement dans une réflexion qui est déstructurée par rapport au linéaire, conclut Yves Gérard, CEO de RMB. Mais il ne faut pas jeter pour autant le bébé avec l’eau du bain! Le linéaire reste encore très important et notre mission consiste justement à trouver aujourd’hui un équilibre et les meilleures combinaisons possibles pour nos clients.”
Entretien avec Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF
TRENDS-TENDANCES. Tim Davie, le patron de la BBC, a évoqué la fin de la télévision linéaire dans un futur relativement proche, de 10 à 15 ans. Quel est votre sentiment?
JEAN-PAUL PHILIPPOT. Je connais bien Tim Davie qui pilote le plus grand média public audiovisuel et ses propos traduisent le cap stratégique que la BBC a pris.
Nous vivons une période de bouleversement rapide et profond de nos habitudes médiatiques. Cela nous impose d’adapter nos politiques éditoriales et nos stratégies de diffusion si nous voulons faire vivre les missions spécifiques au média public: être révélateur et ambassadeur des créatrices et créateurs locaux, contribuer à la cohésion de nos sociétés dans toutes ses diversités.
Sans reprendre la radicalité des propos de Tim, je partage son sentiment d’urgence et cette impérieuse nécessité de transformation. Le futur médiatique sera numérique, et nos médias publics également. Nous allons vivre encore longtemps avec une offre hybride, évoluant progressivement du linéaire vers le non-linéaire. Je suis persuadé que nous conserverons une offre, plus limitée, de chaînes de télé et de radio. Tous deux possèdent des caractéristiques uniques et nécessaires, ce sont des médias de rassemblement avec des lignes éditoriales que je qualifierais de chaudes: le direct, l’information, les grands événements sportifs, culturels, tout ce qui parle d’émotion, qui rassemble…
C’est cela que le public ira chercher selon son envie et à son rythme. Le média public doit aussi proposer une offre non linéaire, riche et éclectique, avec de outils de recommandation qui possèdent des caractéristiques propres. Nous consommons déjà tous nos contenus autrement, en partie en linéaire et en non-linéaire. Mais l’évolution technologique est telle qu’il est impossible de fixer les échéances. Il faut donc être agile dans notre mode organisationnel, créatif dans nos formats et dans nos écritures, curieux et attentif au monde qui évolue et surtout développer et investir les liens avec tous nos publics.”
Entretien avec Guillaume Collard, CEO de RTL Belgium
TRENDS-TENDANCES. Tim Davie, le patron de la BBC, a évoqué la fin de la télévision linéaire dans un futur relativement proche, de 10 à 15 ans. Quel est votre sentiment?
GUILLAUME COLLARD. Il n’y a pas de compétition à proprement dire entre linéaire et non-linéaire. Il s’agit d’une évolution de plus en plus marquée vers des modes de consommation différents. Nous devrions plutôt parler de convergence car on parle en réalité d’un même écran.
Pour anticiper ce point de convergence chez RTL, nous souhaitons nous concentrer sur plusieurs éléments: une distribution multiplateforme avec une digitalisation omniprésente, des méthodes de mesures d’audiences et de comportements cross-plateformes optimales, et le maintien d’une économie créative forte afin de créer et de proposer du contenu concernant, informatif et divertissant pour tous, ceci dans la réalité de consommation de chacun. Alors que la télévision reste souveraine sur les plus de 50 ans, les modes de consommation changent et il convient surtout de s’adapter aux comportements des plus jeunes qui fragmentent énormément leur consommation de “total vidéo”.
Le challenge est de trouver le contenu “linéaire” suffisamment séduisant pour les garder en contact avec la télé qu’il faut réinventer, et d’utiliser d’autres plateformes, notamment digitales, pour tenter de les convertir ou de les reconvertir en leur rappelant l’existence de nos offres linéaires. Plus que jamais: content is king, le challenge étant de proposer le meilleur contenu, n’importe quand, n’importe où. Par ailleurs, la portée d’un contenu ne doit plus s’analyser uniquement à l’aune de sa vie sur une plateforme, mais de ses vies: linéaires, non linéaires, court terme, long tail, version longue, courte… Il doit être pensé comme cela dès le départ, ce qui est un véritable challenge créatif. Mais la télévision linéaire reste un amplificateur incontournable pour créer une audience immédiate de masse qui va continuer de s’accumuler sous diverses formes et plateformes.”
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