Baskets et sneakers de collection, à marche forcée
Objets de toutes les spéculations au point d’affoler le marché de la revente, les baskets en édition limitée sont hissées au rang d’oeuvres d’art par les maisons de vente aux enchères. Un actif d’un nouveau genre que l’on peut comparer à l’engouement pour les NFT. Pour combien de temps encore?
François Pinault est un audacieux. Lors de l’inauguration parisienne de son centre d’art à la Bourse de commerce, l’homme d’affaires et milliardaire de 85 ans arborait aux pieds des sneakers “chaussettes” aux courbes futuristes. Il n’y a pas d’âge pour être jeune. A condition de pouvoir se payer la cure de jouvence. Les baskets Speed de Balacienga, propriété du groupe Kering, sont proposées sur le site officiel de la marque au prix de 675 euros. Une broutille pour les spéculateurs et amateurs de sneakers de collection habitués à voir les compteurs s’affoler sur le marché de la revente.
Une paire d’Air Jordan 1 X Dior commercialisée 1.900 euros en 2020 se revend aujourd’hui jusqu’à 20 fois plus. La Yeezy Knit RNR lancée à l’automne 2021 au prix de 200 euros se négocie désormais sur le marché bis entre 500 et 1.000 euros.
Les décès en pleine gloire des étoiles de la musique ou du sport sont l’assurance d’une ruée vers l’or.
Des exemples de culbute parmi d’autres qui ont donné l’idée aux maisons de vente aux enchères de s’intéresser à ces actifs d’un nouveau genre, avec pour motivation première de diversifier leur portefeuille tout en attirant un profil inhabituel d’acheteurs. “Nos clients participant à la catégorie des baskets sont généralement un peu plus jeunes que pour les autres catégories d’enchères, relevait en 2021 sur la chaîne Euronews, Josh Pullman, le directeur général de la division Sotheby’s Global Luxury. Les 20 à 40 ans sont majoritaires, et plus de 50% des acheteurs sont aussi de nouveaux clients. C’est un excellent moyen d’attirer de nouveaux clients dans le business.”
Les décès en pleine gloire des étoiles de la musique ou du sport n’y changent rien, au contraire: ils sont l’assurance d’une ruée vers l’or où l’attrait du profit se le dispute au cynisme. “Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé avec Virgil Abloh, le directeur artistique de Vuitton et fondateur de la griffe d’accessoires Off-White, disparu à l’âge de 41 ans. Ou le sort tragique de l’ex-basketteur Kobe Bryant. La cote des sneakers auxquels leur nom était associé dans le cadre de collaborations a explosé dès l’annonce de leur mort”, constate Alexis Papageorgiou, producteur multimédia qui a collectionné jusqu’à 300 paires de sneakers.
1,8 million de dollars pour des Nike
Les “sneakers à célébrité forte”, pour reprendre la terminologie des commissaires-priseurs, sont les plus recherchés. Les tennis portées par Roger Federer lors du premier tour de l’US Open en 2014 ont été adjugées 45.000 euros en juin 2021 chez Christie’s. La paire de Nike chaussée par le rappeur américain Kanye West lors des Grammy Awards de 2008 s’est envolée pour 1,8 million de dollars en avril 2021.
Enormément de spéculation
En 2017, le Bruxellois a ouvert dans la capitale l’une des premières boutiques de customisation et de vente de baskets de collection. S’il se félicite que des institutions comme le Mudac à Lausanne, le Musée de l’Homme à Paris ou le Brooklyn Museum à New York consacrent des expositions aux sneakers, il regrette l’état d’esprit qui règne sur le marché de la revente. “Il y a aujourd’hui énormément de spéculation, regrette-t-il. Cela me fait penser aux NFT, avec une nouvelle génération d’acheteurs dont l’unique objectif est la revente. On a des chaussures sans utilité.”
Nombre de modèles sont cédés aux enchères pour un prix qui oscille entre 200 et 300 euros.
Le quadragénaire met en garde aussi contre la focalisation excessive des boursicoteurs sur les “heat”, autrement dit, les modèles de sneakers les plus cotés, rattachés neuf fois sur dix à une personne publique dont la popularité n’est pas à l’abri de sérieux trous d’air. “L’exemple de Kanye West est parlant”, rappelle le spécialiste, en référence aux propos violemment antisémites tenus par l’artiste à la fin de l’année passée, entraînant une chute vertigineuse de sa cote sur le marché de la revente des sneakers griffées à son nom.
Plateforme d’achat et de vente
A l’opposé de ce fiasco, l’auteur-compositeur star Pharrell Williams, passé maître dans la gestion de son image, s’est naturellement tourné vers un équipementier historique, Adidas, pour de juteuses associations. Le modèle NMD Human Race, cosigné par le chanteur de Happy et la marque Chanel, limité à 500 exemplaires, s’arrache aujourd’hui à plus de 9.000 euros. Les poussées de croissance ne sont pas pour autant toujours aussi spectaculaires. Nombre de modèles sont cédés aux enchères pour un prix qui oscille entre 200 et 300 euros. Le nombre croissant de transactions démontre pourtant l’étonnante santé d’un secteur en plein boom.
StockX, la plus importante plateforme numérique d’achat et de revente spécialisée dans le domaine, avance un chiffre d’affaires de 360 millions d’euros avec une moyenne d’une transaction par seconde lors du dernier Black Friday. La puissante place de marché, lancée en 2016, doit aussi sa popularité à son système de bourse qui permet aux fans de suivre en temps réel le niveau de l’offre et de la demande. Valorisé à 3,5 milliards d’euros, le mastodonte qui claironne son statut de licorne rassure de toute évidence les investisseurs.
Sneakermania
Selon la banque américaine Cowen, le marché mondial du “sneaker resale” pourrait tripler d’ici 2030, pour atteindre les 30 milliards de dollars. “Le public a accepté l’idée d’acheter des sneakers à la revente au prix fort comme cela se fait pour le vin ou l’art, ce qui n’était pas évident il y a quelques années, analyse Alfred Mendes, initiateur et organisateur de la convention Sneakermania. L’idée m’est venue en voyant ce qui se faisait à l’étranger, entre autres aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas. En Belgique, il n’y avait pas d’événement comparable: les revendeurs opéraient dans leur coin de manière informelle sur les réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram.”
Une couture approximative, une teinte irrégulière, une étiquette à la typographie douteuse ou une odeur de colle inhabituelle sont autant d’indices à charge.
La dernière édition de Sneakermania s’est déroulée à l’automne 2022 sur le site de Tours & Taxis, à Bruxelles. Elle a rassemblé près de 4.000 visiteurs pour une centaine d’exposants, contre une cinquantaine de stands lors du lancement en 2019. “La convention est un tiers de confiance qui permet de rassurer le client sur son achat. Il y a énormément de contrefaçons qui circulent sur le marché. Pour nous protéger contre ce risque, nous travaillons avec des vendeurs historiques dont on garantit la fiabilité et le sérieux. Les nouveaux venus sont acceptés à condition de remplir un certain nombre de critères et d’engagements. Le fait même que les stands soient payants découragent un grand nombre de vendeurs mal intentionnés.”
Professionnalisation
Les scammers, comme on les appelle dans le jargon, doivent ruser pour déjouer la sagacité des experts en fakes. Les produits sont scrutés dans les moindres détails. Une couture approximative, une teinte irrégulière, une étiquette à la typographie douteuse ou une odeur de colle inhabituelle sont autant d’indices à charge.
“Le milieu s’est clairement professionnalisé”, se réjouit Alfred Mendes. Les vendeurs occasionnels du dimanche côtoient désormais les structures établies, au premier rang desquelles trône le groupe suisse Sneakerness, connu pour déployer des conventions dans toute l’Europe, de Londres jusqu’à Budapest.
“Le marché n’est pas encore arrivé à maturité, le pic n’a pas été atteint mais peut-être que l’on s’en rapproche, redoute l’entrepreneur belge. Il y a un risque de fatigue de la part des acheteurs. On est obligé de mettre des sommes plus importantes pour les avoir, il n’y a pas d’autre choix. Les produits collectors sont tellement convoités qu’il n’y a quasi jamais moyen de les acheter sur le marché primaire.”
Séries limitées
Pour tenter de mettre la main sur la précieuse marchandise, les collectionneurs et vendeurs sont logés à la même enseigne. Il faut être le plus rapide sur internet ou compter sur le tirage au sort lors de la sortie pour espérer être l’heureux gagnant d’un produit qui n’existe qu’en nombre très réduit. Las de participer à cette razzia, les commerçants se rattrapent avec le dépôt-vente.
Mais quel que soit le canal d’approvisionnement, une constante demeure: l’écrasante majorité des transactions concerne des produits Nike. “Ce n’est pas nouveau mais le phénomène s’est accentué, se désole Alexis Papageorgiou. Roger Federer essaye bien de promouvoir la marque suisse On Running dont il est actionnaire depuis 2019 mais cela ne fait pas de bruit. De toute évidence, être européen, c’est moins bien qu’être qu’américain.”
Antoine Moreno
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