Aldi: fin d’une saga familiale aux multiples remous
Aldi, roi du hard discount, a longtemps été une entreprise très discrète, pour ne pas dire secrète. Pourtant, une bataille qui n’avait rien de feutré faisait rage depuis quelques années entre les héritiers d’Aldi Nord. Une guerre familiale qui aurait pris fin au début de cette semaine.
Tout commence en 1919 dans la banlieue d’Essen, dans l’ouest de l’Allemagne. Anna et Karl Albrecht y ouvrent une petite épicerie familiale. Dans la foulée naissent deux fils, Karl et Theo. Lorsque ces derniers reprennent le commerce familial en 1946, ils vont le propulser vers une autre dimension en inventant ce qu’on appellera plus tard le hard discount. Soit un magasin ne proposant qu’un assortiment limité de produits, souvent sans marque, vendu au prix le plus bas et à même la palette. Le tout dans un décor réduit au strict minimum.
Un modèle qui fera leur fortune et s’imposera partout dans le monde dans les décennies qui vont suivre. L’entreprise va connaître une belle ascension pour atteindre, en 1961, 300 magasins et 25 millions d’euros. Cette même année une violente dispute éclate entre les deux frères Albrecht à cause de la vente ou non de cigarette en caisse. Theo est pour, alors que Karl est contre. Ne parvenant pas à se mettre d’accord, les deux frères décident de scinder l’entreprise. Theo prend le nord de l’Allemagne et Karl le sud. La première devenant Aldi Nord et la seconde Aldi-Süd.
Lorsque chacune s’attaque à la conquête de nouveaux pays, Aldi Nord ira en Belgique (440 magasins à l’heure actuelle), en France, en Espagne, aux Pays-Bas ou encore la Pologne. Aldi Sud se concentre sur l’Autriche, la Suisse, le monde anglo-saxon et ira même jusqu’en Chine.
Les deux sociétés – ayant des stratégies similaires, mais pas le même territoire – vont connaître un immense succès. Les deux frères deviennent multimillionnaires et se placeront à la fin de leur vie parmi les 30 plus grandes fortunes du monde. Un siècle après l’ouverture du “magasin d’alimentation Karl Albrecht”, l’entreprise pèse 90 milliards d’euros de chiffre d’affaires, compte 11 000 magasins et emploie 210 000 salariés sur quatre continents. Aldi n’est rien d’autre que l’un des plus grands succès de l’économie allemande et l’un des plus gros succès entrepreneuriaux au monde.
Les débuts d’une guerre familiale aux nombreux remous
Jusqu’il y a peu, les deux entreprises avaient développé un certain culte du secret, tout en gardant le contrôle familial sur leur entreprise. Mais cette machine bien huilée va connaître quelques soubresauts après la mort des deux frères.
Lorsqu’il décède en 2010, à l’âge de 88 ans, Theo pense que l’oeuvre de sa vie est en de bonnes mains puisqu’il a pris soin dès les années 1970 de mettre Aldi Nord dans les mains de trois fondations qui auraient à charge de décider de la stratégie et des principaux investissements.
Cette construction juridique compliquée a été mise en place pour limiter le pouvoir de leurs descendants, jugés peu aptes aux affaires. “Commun à bien des entreprises familiales allemandes, il a surtout pour but de sécuriser l’entreprise sur le long terme, que les héritiers s’entendent ou pas, qu’ils se lassent ou non de l’entreprise. Il interdit aux héritiers de vendre des parts”, écrit Martin Kuhna, auteur d’un livre consacré à la dynastie Aldi, Les Albrecht.
Babette, la veuve joyeuse
Après son décès, c’est donc ses fils Theo Jr. et Berthold et leur mère Cäcilie, qui cornaqué par la structure des trois fondations, reprennent en main la destinée d’Aldi Nord. Mais le destin connaît parfois de malheureux hasards et Berthold meurt deux ans après son père, à l’âge de 58 ans dans un sanatorium suisse des suites d’une longue maladie. Sa veuve Babette prend alors une grosse avance sur héritage et celle qui n’était partie de rien devient une figure de la jet-set.
Cette bru que la matriarche, la très austère et catholique Cäcilie Albrecht, n’a jamais aimé va faire fi de loi familiale qui impose la sobriété et s’engage dans une vie de luxe et de gaspillage au point que certains n’hésiteront pas à la qualifier de veuve joyeuse.
Mais ce que Babette ignorait c’est que son mari Berthold avait déjà fait part de ses doutes à sa famille quant à la capacité de sa femme et de ses cinq enfants à poursuivre l’oeuvre de son père et à gérer Aldi Nord. Il avait donc demandé, deux ans avant sa mort, à son frère et sa mère de limiter le pouvoir de ses héritiers (sa femme et ses cinq enfants) dans les trois fondations aux noms d’apôtres d’Aldi Nord. Soit Jakobus, Lukas et Markus, chacune détenant respectivement 19,5 %, 19,5 % et 61 % d’Aldi Nord. Berthold rétablira aussi au passage l’équilibre des pouvoirs en faveur du management de l’entreprise.
Une saga Aldi qui a fait les délices de la presse
Ce camouflet et l’exclusion de ses enfants en 2019 par le testament de Cäcilie Albrecht de la fondation Markus vont déclencher une bataille judiciaire qui va exposer le linge familial à la vue de tous et prendra la forme d’une saga qui fera les délices de la presse allemande. La veuve ira même jusqu’à tenter de faire passer, sans succès, son mari comme irresponsable de ses actes à titre posthume. Du jamais vu pour ce clan ou la discrétion est élevé au rang de religion depuis que Theo (le père) a été enlevé en 1971 et libéré douze jours plus tard après avoir payé une rançon de 3,6 millions d’euros actuels.
Malgré le grand déballage, la justice allemande va pourtant à deux reprises confirmer la validité du testament qui prive les héritiers de Berthold de toute mainmise sur Aldi Nord. Le dernier soubresaut de cette saga a eu lieu au début de cette semaine. Les héritiers se sont décidés à enterrer la hache de guerre, mettant fin au passage à tous leurs litiges juridiques. Aldi Nord sera désormais intégré dans une seule société holding, ou les deux familles- soit celle de Theo Jr. (73 ans) et celle de son frère décédé Berthold – seront propriétaires à parts égales, avec des droits égaux et une parité des votes. Pour ouvrir la voie vers une fusion entre Aldi Nord et Aldi Sud ?
Copié partout dans le monde, Aldi souffre d’une concurrence accrue et des milliards sont nécessaires pour moderniser les enseignes. En 2018, Aldi Nord va même subir des pertes pour la première fois de son histoire. Et avec 60 000 salariés dans neuf pays, Aldi Nord a des effectifs nettement plus réduits que sa soeur Aldi Sud qui affiche 157 000 effectifs dans 11 pays précise encore Nathalie Versieux dans son article pour Le Vif. Or fusionner avec Aldi Sud, qui s’est transformé depuis longtemps en holding, permettrait d’économiser 50% des coûts en personnel. De quoi motiver les troupes sans pour autant devoir inviter Babette, la bru maudite, aux fêtes de famille.
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