Quand les Régions perçoivent l’impôt: la théorie… et la pratique

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Bruxelles et la Wallonie perçoivent de plus en plus d’impôts régionaux directement au lieu de passer par le SPF Finances. Avec de bons logiciels et des transferts de personnel, cela doit se passer comme sur des roulettes. Mais dans la pratique…

Depuis le 1er janvier, la Région de Bruxelles-Capitale assume elle-même la perception du précompte immobilier. A cet effet, quelque 42 agents du SPF Finances ont été transférés vers l’administration fiscale régionale. Ces agents venaient de l’impôt des sociétés, de la TVA, des douanes ou autres mais, ne riez pas, jusque-là, aucun d’entre eux n’avait travaillé au précompte immobilier. ” C’est un sacré défi de formation, souligne Dirk De Smedt, directeur général de l’administration fiscale régionale. Mais heureusement, ces agents sont particulièrement motivés. ” Les transferts de personnel du fédéral vers les Régions s’organisent en effet sur base volontaire et ne concernent donc a priori que des personnes désireuses de changer d’affectation.

Lors de la reprise des taxes de circulation et de mise en circulation en 2014, la Wallonie avait eu un peu plus de chance : un tiers des 113 agents transférés provenaient du département de la fiscalité des véhicules. Les autres découvraient le métier. ” Pendant les premiers mois, cela ne peut qu’aller un peu moins bien, convient Stéphane Guisse, le directeur de la Direction générale Fiscalité du Service public de Wallonie. Une bulle de dossiers non traités se crée et il nous a fallu près de trois ans pour la résorber. ” Aujourd’hui, ça roule – sans jeu de mots – et heureusement, car les taxes sur les véhicules rapportent plus de 600 millions d’euros, soit 80 % des recettes fiscales perçues par la Région. Le taux d’erreur est d’à peine 0,2 %, un seuil quasi-inévitable en raison des changements d’immatriculation (la DIV est toujours fédérale) et de propriétaire en cours d’année.

Encore des palettes de dossiers “papier”

” Nous sommes clairement prêts à assumer une réforme de la fiscalité des véhicules, comme l’envisage le gouvernement wallon, assure, confiant, Stéphane Guisse. Si la réforme est légère, on peut même basculer rapidement. Si elle est plus lourde et inclut des paramètres, par exemple d’émissions polluantes, dont nous ne disposons pas encore, il faudra y aller plus progressivement. ”

Les Régions ne sont pas en concurrence. Si je perçois 1 euro de plus, ce n’est pas au détriment des deux autres.” – Stéphane Guisse, directeur général de l’administration fiscale wallonne

Le transfert de compétences fiscales implique évidemment un gros travail informatique. On passe en effet d’un gros système intégré aux Finances à une architecture plus légère, mais peut-être plus neuve. ” Cela a évidemment un coût pour les finances publiques mais si le SPF avait continué à percevoir lui-même, il aurait aussi dû investir dans l’informatique “, glisse Stéphane Guisse. Sauf que l’administration fédérale – qui doit, comme tous les pouvoirs publics, tenter de faire mieux avec moins – devait a priori privilégier les investissements pour la bonne perception des recettes qui reviennent à l’Etat par rapport à celles qu’il faut rétrocéder aux Régions. C’est même l’argument essentiel pour la régionalisation de la perception. ” Ne croyez pas que tout était informatisé, sourit Dirk De Smedt. En reprenant le précompte immobilier, nous avons aussi repris neuf grandes palettes de dossiers ‘papier’ en cours. ”

Quatre familles d’impôts régionalisables

L’autonomie fiscale des Régions a été formalisée lors de la 5e réforme de l’Etat en 2001, connue sous le doux patronyme d’accord de la Saint-Polycarpe. Depuis lors, les entités fédérées peuvent réglementer quatre familles d’impôts : les taxes de circulation, les droits d’enregistrement et de succession, le précompte immobilier et enfin, les taxes sur les jeux, paris et appareils automatiques de divertissement.

L’accord prévoit en outre les modalités de transfert de la perception de ces impôts du SPF Finances vers les Régions qui en font la demande. On s’en doute, la Flandre fut la plus offensive en la matière : en 2019, elle reprendra la taxation sur les jeux & paris et assumera ainsi la perception de la totalité des impôts régionaux. La Wallonie a déjà repris deux familles (circulation et jeux & paris) et Bruxelles a effectué le premier pas en janvier de cette année, en reprenant le précompte immobilier. La capitale commence en force puisqu’il s’agit ici d’une recette de plus de 900 millions d’euros (additionnels communaux inclus), soit une soudaine multiplication par six des recettes fiscales directement perçues par la Région bruxelloise. Les additionnels au précompte immobilier représentent plus de la moitié des recettes fiscales des 19 communes, les erreurs et retards peuvent donc faire très mal.

Pourquoi commencer par cela alors ? ” Les communes le demandaient dans l’espoir d’avoir une plus grande prévisibilité sur cette recette, répond Dirk De Smedt. Nous pouvons en outre nous appuyer sur l’expérience de la Flandre en la matière. Enfin, troisième élément, la 6e réforme de l’Etat a régionalisé des compétences en matière de documentation patrimoniale. Or, celle-ci nécessite une infrastructure IT très proche de celle dont nous avons besoin pour le précompte immobilier. Nous pouvions donc être prêts rapidement. ” Depuis janvier, cette nouvelle administration a reçu 12 millions de précompte immobilier, payés par 20.000 contribuables. Des chiffres ” en phase avec les schémas historiques “, selon le patron de l’administration fiscale bruxelloise.

Défi bruxellois : tout reprendre en quatre ans

Quand les Régions perçoivent l'impôt: la théorie... et la pratique

L’un des écueils de ces transferts tient à l’architecture belge : rien n’est jamais tout à fait dévolu à un seul niveau de pouvoir. Les taxes de circulation sont régionales mais l’immatriculation (DIV) reste fédérale ; et le précompte immobilier est régional mais il se calcule selon un revenu cadastral toujours fixé par l’administration fédérale. En cas de contestation, il faudra bien savoir où et comment trouver l’information, pour éviter que le contribuable ne se retrouve coincé entre deux administrations qui se renvoient la balle. Stéphane Guisse pointe que ” 95 % des dossiers de précompte immobilier avancent tout seuls, sans même d’intervention humaine, mais les 5 % restant, avec des indivisions ou autres, quelle énergie pour les résoudre ! ”

C’est pourquoi, prudemment, la Wallonie a choisi de lancer sa propre administration fiscale en 2010 avec un tout petit impôt (les taxes sur les appareils de divertissement, c’est à peine 45 millions d’euros par an) et de monter progressivement en puissance. En 2014, elle a repris la taxe de circulation, nettement plus conséquente. ” Nous avons mis en place des processus de gestion des questions ou des plaintes qui soient compatibles avec le précompte immobilier, nous sommes prêts à franchir une étape supplémentaire, dit le patron de l’administration fiscale wallonne. Il est temps d’aller au bout de l’idée et de concrétiser la totalité des pouvoirs fiscaux transférés en 2001. ”

Le gouvernement envisage de notifier cette année la reprise du précompte immobilier. Elle serait alors effective en 2020 (avec possibilité d’un report d’une année). Les droits d’enregistrement et de succession suivraient un ou deux ans plus tard. En quelques années, à législation inchangée, le volume des perceptions régionales bondirait ainsi de 1 à 4,5 milliards d’euros. A Bruxelles, le timing est encore plus serré : une nouvelle famille d’impôts sera transférée chaque année. Après le précompte immobilier, nous aurons les taxes de circulation l’an prochain, les jeux & paris en 2020 et, si tout va bien, les droits d’enregistrement et de succession en 2021. ” Je suis prudent pour cette dernière famille d’impôts car la matière est plus complexe et les tâches ne peuvent guère être automatisées “, précise Dirk De Smedt. Il faudra en outre gérer la croissance d’une administration dont les effectifs seront multipliés par trois en cinq exercices ! L’administration fiscale wallonne passerait, elle, de 400 à 650 agents en reprenant les deux dernières familles d’impôts. Cette masse devrait lui permettre d’organiser une certaine décentralisation, avec l’implantation d’antennes fiscales dans les principales villes wallonnes.

La page de la téléredevance est tournée

Les directeurs régionaux se retrouvent régulièrement pour évoquer les défis de ces transferts de perception et permettre à chacun de profiter de l’expérience des autres. ” On peut vraiment parler d’entraide, assure Stéphane Guisse. Les Régions ne sont pas en concurrence. Si je perçois 1 euro de plus, ce n’est pas au détriment des deux autres. ” Cela apaise évidemment les discussions par rapport aux relations communautaires classiques et cela devrait faciliter les futures étapes de ce processus de constitution des administrations fiscales régionales.

A Namur, on regarde l’avenir avec d’autant plus de sérénité que la douloureuse page de la téléredevance est désormais tournée. Douloureuse parce que cette taxe, mal comprise et parfois méconnue des nouveaux habitants (le redevable devait se déclarer, il n’y a pas de taxation d’office), ouvrait la porte à énormément de contestations. ” Il y en avait autant que pour les taxes de circulation, qui portent pourtant sur un montant six fois supérieur, rappelle Stéphane Guisse. Le précompte immobilier, c’est un montant 16 fois supérieur mais nous n’aurons certainement pas 16 fois plus de discussions avec les citoyens. ” Sur ce plan, cela risque même d’être plus simple que la taxe de circulation en cas de mutation en cours d’exercice : en matière immobilière, cela se règle directement chez le notaire lors du compromis de vente.

Les déboires de la téléredevance s’expliquent en partie par l’histoire de l’administration fiscale wallonne. Ses débuts furent particulièrement chaotiques. ” L’absence de bras armé de recouvrement devenait de notoriété publique et les redevables étaient de moins en moins nombreux à s’acquitter de leurs taxes régionales “, poursuit Stéphane Guisse, qui a pris ses fonctions en 2015. Il a réorganisé et repris langue avec les huissiers, désormais quasiment tous conventionnés avec la Région. Impact sonnant et trébuchant : 275.000 contraintes ont été adressées aux contribuables wallons, ce qui a fait rentrer 30 millions dans les caisses. Le taux de paiement spontané atteint aujourd’hui le niveau honorable de 85 %.

Et demain ?

Tout s’arrêtera-t-il pour les Régions avec le transfert de ces quatre familles d’impôts ? Au vu de l’évolution institutionnelle du pays, on peut en douter. Stéphane Guisse estime ainsi que cela aurait ” du sens ” de permettre aux Régions de travailler sur l’impôt des sociétés plutôt que d’accorder des primes. ” La fiscalité est un magnifique outil pour mener des politiques, dit-il. Je suis convaincu que les Régions recevront de nouveaux leviers en la matière d’ici 2030- 2035. ” Dirk De Smedt ne ressent toutefois pas vraiment de ” nécessité sociétale ” pour régionaliser davantage par exemple en impôt des personnes physiques. ” Mais si le monde politique voulait, par exemple, faire varier les additionnels selon les quartiers plutôt que selon les communes, il faudrait alors vraisemblablement sortir du cadre fédéral “, précise-t-il.

L’administration bruxelloise connaît déjà une certaine ” diversification “. Elle assure ainsi la perception d’amendes pour les autorités régionales (par exemple, pour le non-respect de normes de bruit pour le survol de la capitale…) ainsi que l’octroi de la prime ” Be Home ” (120 euros pour les propriétaires occupants). ” Pour une fois, nous payons les citoyens, conclut Dirk De Smedt. Au total, nous gérons 23 produits fiscaux ou parafiscaux. “

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