“Les politiques qui promettent la croissance ne peuvent que décevoir leurs électeurs”

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Croissance quasi atone et sphère politique placée face à des choix lourds de conséquences: pour l’ingénieur français Jean-Marc Jancovici, il est absolument impossible de résoudre le problème du réchauffement climatique sans recourir au nucléaire.

Printemps arabe, réchauffement climatique, crise de la dette et percée des populismes : tous ces thèmes sont liés à notre gestion énergétique, estime Jean-Marc Jancovici. Ce consultant, auteur et essayiste, est depuis des années déjà une voix qui compte dans le débat consacré aux problèmes climatiques et énergétiques en France. Si le Forum nucléaire l’a invité il y a quelques semaines à s’exprimer sur les défis énergétiques et climatiques qui attendent l’Europe, ce n’est pas par hasard. Dans la guerre contre le réchauffement climatique, les vrais ennemis sont les énergies fossiles – charbon, pétrole et gaz -, auxquels notre interlocuteur oppose les énergies renouvelables et le nucléaire : ” C’est le seul moyen d’atteindre les objectifs climatiques dans les limites budgétaires avec lesquelles le monde occidental doit composer “, martèle-t-il.

Nos problèmes actuels ont commencé avec la crise du pétrole, dans les années 1970. ” C’est là que l’approvisionnement énergétique par personne a commencé à stagner dans l’OCDE, rappelle-t-il. Auparavant, la croissance du PIB par personne s’établissait à 4 % par an en moyenne, pour moins de 1 % aujourd’hui. Depuis 2006, l’énergie par personne décroît dans l’OCDE. Cela engendre une contraction industrielle, et une forme de récession structurelle. Dans ce contexte, augmenter le nucléaire – et les énergies renouvelables quand elles évitent du charbon, du pétrole ou du gaz – est un moyen d’amortir la baisse. ”

” Quand l’heure est à la croissance, gouverner est facile. L’Etat a de l’argent pour résoudre les problèmes en cours, et la richesse supplémentaire générée par la croissance permet de gérer les nouvelles difficultés. Mais aujourd’hui s’annonce un monde dans lequel il y aura moins d’argent pour résoudre plus de problèmes. Parce qu’elle heurte les espoirs et les attentes de la population, cette situation fait le lit des populismes. ”

JEAN-MARC JANCOVICI. (Il se plonge dans une carte de la dernière ère glaciaire, il y a 20.000 ans) Regardez : la Finlande, le Canada et de grandes parties de l’Allemagne étaient alors recouverts par des kilomètres de glace. L’écosystème belge était celui de la Sibérie. Pourtant, la température planétaire n’était que de 5 degrés inférieure à ce qu’elle était en 1900. Le réchauffement s’est opéré au rythme de 0,1 degré par siècle ; aujourd’hui, le rythme est 50 fois plus rapide !

Quelques degrés de hausse provoqueront des guerres partout dans le monde. Le Printemps arabe et la Syrie n’en sont que les prémices. Ils résultent entre autres de la sécheresse croissante dans le bassin méditerranéen, d’une explosion des cours des aliments importés à cause d’accidents climatiques en Russie et en Chine, et d’un défaut de recettes dû à la crise de 2008, elle-même provoquée par un choc pétrolier. Comme lors de la Révolution française, des gens poussés par la faim ont commencé à descendre dans la rue.

PROFIL

Jean-Marc Jancovici est diplômé de l’Ecole polytechnique et de l’Ecole nationale supérieure des télécommunications, à Paris.

De 2001 à 2010, il collabore avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) à la mise au point de la notion d’empreinte carbone, un des indicateurs de la pression exercée par l’homme et l’industrie sur l’environnement.

Coauteur du Pacte écologique, signé par les candidats à la présidentielle française de 2007, il fonde la même année Carbone 4, le premier cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie bas carbone et l’adaptation au changement climatique.

Jean-Marc Jancovici enseigne à

Mines ParisTech, une des meilleures formations d’ingénieurs en France ; il préside également le think tank The Shift Project.

D’après vous, la politique climatique européenne va connaître des temps difficiles ?

Si nous parlons physique, pour tenir l’objectif des 2°C, les émissions mondiales de gaz à effet de serre doivent être divisées par trois d’ici à 2050. Cela implique en particulier de ne plus construire la moindre centrale au charbon, et de supprimer toutes celles qui existent déjà, dans les 35 ans qui viennent, même dans les pays émergents. Que nous allons donc devoir aider.

Mais les hommes politiques qui adhèrent à cette stratégie se heurtent à un autre problème : dans notre société industrialisée, la production est assurée par les machines, qui ont besoin d’énergie pour fonctionner. Plus l’énergie est disponible, plus les machines se multiplient et produisent, et donc plus le pouvoir d’achat augmente. A l’inverse, s’il y a moins d’énergie mobilisable, notre production industrielle se contracte. C’est le cas depuis 2007 en Europe. La production européenne de gaz a atteint son plus haut en 2005, celle du charbon, dès 1985. Pour le pétrole, la production mondiale n’augmente que très peu depuis 2005, et les pays émergents comme l’Inde et la Chine prennent la plupart de la croissance : il en reste donc de moins en moins pour l’Occident.

La baisse de la production industrielle va tôt ou tard se ressentir sur le produit intérieur brut. Pour moi, le PIB européen est appelé à diminuer pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies, au rythme moyen de 1 à 2 %. Les hommes politiques qui promettent la croissance ne peuvent que décevoir leurs électeurs.

Notez que la consommation d’énergie ne ralentit que dans la zone OCDE. Or, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, les émissions – et donc la consommation d’énergie fossile – doivent diminuer absolument partout, faute de quoi le Moyen-Orient et l’Afrique se dirigent vers des catastrophes climatiques, ce qui accroîtra automatiquement la pression migratoire.

Quelles conséquences tirer de ce constat ?

Les conséquences, c’est qu’il va falloir faire des choix. Il y aura de moins en moins d’argent, avec des problèmes de plus en plus importants. Or, les questions climatiques représentent un coût énorme.

Opter pour 100 % d’énergie verte reviendrait à aggraver la crise.

C’est pourquoi il faut être très attentif au rendement des investissements dans le bas carbone. Prenez l’Allemagne, que tout le monde montre en exemple : fin 2015, elle a investi entre 300 et 350 milliards d’euros dans la production d’énergies renouvelables et le renforcement de son réseau d’électricité. Mais les émissions de CO2 y sont restées à peu près inchangées. Le pays exporte de l’électricité quand le vent souffle, c’est tout !

D’après moi, le nucléaire est la seule technologie capable de nous aider à atteindre les objectifs climatiques. Les coûts de construction des réacteurs sont souvent pointés du doigt, mais si l’on tient compte du facteur de charge, de la durée de vie, des frais d’adaptation du réseau et du stockage, on constate que le coût complet des énergies renouvelables est de 10 à 20 fois supérieur. Opter pour 100 % d’électricité verte reviendrait à aggraver la crise.

Ceci étant, si c’est un choix démocratique, cela ne me pose pas de problème. Mais il faut en assumer les conséquences. Pour limiter à 2°C la hausse des températures d’ici la fin du siècle, il faut fermer toutes les centrales au charbon au cours des 35 prochaines années. Ce qui représente une capacité de production de 1.800 gigawatts, et 20 % des émissions planétaires. L’énergie nucléaire est la seule solution de remplacement sérieuse.

Mais aussi, très risquée ?

Elle permet d’éviter bien plus de périls qu’elle n’en crée. Sans le nucléaire, vous multipliez les risques de conflits militaires, de problèmes socio-économiques et d’implosion de l’Union européenne. Le grand public pense toujours avoir le choix, mais il est influencé par les informations dont l’alimente le lobby antinucléaire. Les critères de sécurité imposés aux centrales sont bien plus stricts que les mesures de sécurité routière ou les exigences auxquelles doivent satisfaire les centrales au charbon, par exemple ; or, la route et les centrales à charbon font chaque année des dizaines de milliers de morts, sans que personne n’y trouve à redire. Même chose pour l’alcool ou le tabac.

La nouvelle centrale de Hinkley Point (Angleterre) réclame pour son électricité un prix garanti supérieur aux subsides accordés à certains parcs à éoliennes offshore…

Ce n’est pas comparable. Si nous passons complètement aux énergies solaire et éolienne, cela signifie que les gens ne pourront prendre le train que lorsque le vent souffle. Cela exige une énorme réorganisation de la société avec, à la clé, des pertes de production considérables. Et la multiplication des sources de back-up pour certains établissements, comme les hôpitaux, par exemple.

Une comparaison judicieuse serait celle qui oppose le coût des énergies renouvelables et de leur stockage d’une part, et celui de l’énergie nucléaire – pour laquelle le stockage n’est pas un problème – de l’autre. Aujourd’hui, l’intermittence est payée non pas par le producteur, mais par les autres entreprises de production, qui doivent mettre leurs centrales à l’arrêt quand le vent souffle ou le soleil brille. A mon sens, c’est une excellente chose pour ce qui concerne les centrales à charbon, mais pas pour les réacteurs nucléaires. La valeur d’E.ON, de RWE, de Vattenfall et d’EDF s’est d’ailleurs écroulée.

Les spécialistes développent actuellement la quatrième génération de réacteurs nucléaires, qui génèrent moins de déchets. Elle pourrait être disponible d’ici 25 ans, et fonctionner au thorium.”

En Europe, plus de 1.000 milliards d’euros ont été investis dans l’électricité renouvelable et le renforcement des réseaux. Malgré cela, les renouvelables n’assurent que 18 % de la production d’électricité, contre 26 % pour le nucléaire. Avec 1.000 milliards d’euros, on pourrait construire trois fois l’intégralité du parc nucléaire français, et être tranquille pour 50 ans. Même aux prix imposés par Hinkley Point, on pourrait fermer toutes les centrales au charbon et au gaz, et réduire d’un quart les émissions européennes de CO2. ”

Mais construire des centrales nucléaires coûte aussi des milliards…

Pour le nucléaire, ce qui compte encore plus que les coûts de construction est le coût de l’argent. Il faut 8 à 9 milliards d’euros pour construire une centrale qui fonctionnera 60 ans. Si je peux construire en rémunérant les investisseurs à 2 %, comme le fait une bonne obligation d’Etat, l’électricité coûtera 43 euros par mégawattheure. Si je dois rémunérer les investisseurs et banquiers à 10 % en moyenne, ce même mégawattheure va me revenir à 100 euros, dont 64 iront aux financiers. C’est cela le problème. De surcroît, la technologie n’a pas fini de progresser. Les spécialistes développent actuellement la quatrième génération de réacteurs, qui génèrent moins de déchets. Elle pourrait être disponible d’ici 25 ans, et fonctionner au thorium. Lequel, contrairement à l’uranium et au plutonium, ne permet pas facilement la fabrication de bombes atomiques, ce qui est une bonne chose pour la sécurité.

Ne faudrait-il pas commencer par se concentrer sur les économies d’énergie ? L’urbanisation croissante peut-elle nous y aider ?

Historiquement, c’est plutôt le contraire : plus les gens ont habité en ville, plus la consommation a augmenté. Une ville n’est vivable que si l’alimentation et tout un tas de produits – qu’il faut fabriquer – y sont acheminés en suffisance, et les déchets, convenablement gérés. Tout cela demande plein d’énergie. En d’autres termes, les citadins consomment globalement plus. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas améliorer l’efficacité énergétique, mais tant que les gens habitent majoritairement en ville il y aura des limites difficiles à franchir.

Vous prévenez qu’il va falloir s’habituer à un contexte de crise permanente. C’est-à-dire à moins consommer, à sacrifier le confort. Vous n’allez pas vous faire que des amis en affirmant cela !

Là-dessus, nous sommes d’accord. (Rires) Mais je ne suis pas là pour raconter de jolies histoires. Devoir se faire opérer n’est pas non plus agréable à entendre, mais ce que le patient veut que le médecin lui dise, c’est si cela va lui permettre de vivre plus longtemps. Mieux vaut savoir, et s’organiser en conséquence, qu’ignorer ce vers quoi on se dirige. Faire l’autruche, c’est aller au-devant de mauvaises surprises, que l’on ne comprendra même pas de surcroît.

Nos décideurs comprennent-ils suffisamment les enjeux ?

La classe politique est arrivée à un stade où elle ne peut plus prendre la moindre décision visionnaire. Ceux qu’il faut convaincre se situent juste en dessous : ce sont les universitaires, les économistes, les syndicats, etc. C’est cela que j’essaie de faire en France avec The Shift Project, qui tente de persuader les décideurs économiques de faire réduire dans les plus brefs délais les émissions de gaz à effet de serre. Nous sommes les auteurs d’un Manifeste pour décarboniser l’économie européenne.

Donald Trump n’est pas précisément connu pour ses convictions écologiques…

Mais il ne va pas pouvoir changer grand-chose. Si les Etats-Unis ont réduit leur consommation de charbon dans la production électrique, ce n’est pas grâce à Barack Obama, mais à la découverte du gaz de schiste. Tant qu’il y aura du gaz pas cher, je ne crois pas à un retour du charbon.

Je ne pense même pas que Donald Trump sorte de l’Accord de Paris, qui a surtout été l’occasion d’une déclaration provocante de plus. Sur le plan intérieur, il n’aurait aucun intérêt à cela. Il devrait gérer des remous et protestations en Californie ou à New York, sans bénéfice ailleurs. C’est bien plus simple de ne rien faire, puisque l’accord ne prévoit aucune sanction en pareil cas ! Donald Trump sera davantage préoccupé par la Syrie, le Mexique, la Chine, la Russie et le Japon. La chose la plus importante aux Etats Unis est ce qu’en pensent les acteurs économiques et là, on constate qu’une série de grandes multinationales disent désormais que la lutte contre le changement climatique est essentielle. Je vois mal Donald Trump changer cela.

L’élection présidentielle française aura-t-elle une influence sur la politique climatique ?

Une seule chose est sûre : personne ne sait ce qui va se passer. En ce qui concerne le climat, la couleur politique n’est pas une garantie. La taxe carbone a été instaurée par un président de gauche, après avoir été souhaitée par un président de droite. Mais que ce soit François Fillon ou même Marine Le Pen, aucun futur président n’a compris qu’il héritera d’un pays en récession.

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