L’allocation universelle, rêve d’avenir ou arnaque sociale ?

© Montage Getty

Qu’est-ce que le ‘revenu de base inconditionnel’, cette idée-miracle rejetée massivement par les Suisses lors d’un vote dimanche ? Il s’agit d’accorder à chacun un revenu mensuel de base identique, qu’il travaille ou non, qu’il soit jeune ou vieux, qu’il soit riche ou pauvre, qu’il vive seul ou en famille. Mais tout le monde n’est pas convaincu… Analyse.

“Aucune loi divine ne nous dit que l’homme doit travailler pour travailler. Beaucoup rêvent d’agir dans la culture, dans le monde associatif ou dans leur foyer, sans être ‘productif’, au sens où nous l’entendons souvent. L’allocation universelle leur permet de poser de tels choix.” Le jeune député montois Georges-Louis Bouchez (MR) défend avec fougue l’idée de l’allocation universelle, au nom de la liberté individuelle. L’optique est partagée par l’ancien président d’Ecolo, l’économiste Philippe Defeyt qui y voit “un subside à l’autonomie des personnes et à l’innovation sociale”. “Un nombre incroyable de personnes aspirent à faire autre chose que ce qu’elles font, assure-t-il. Avec l’allocation universelle, elles pourront répondre à cette aspiration.”

Qu’est-ce donc que cette idée-miracle ? Accorder à chacun un revenu mensuel de base identique, qu’il travaille ou non, qu’il soit jeune ou vieux, qu’il soit riche ou pauvre, qu’il vive seul ou en famille. “C’est un revenu inconditionnel”, insiste l’économiste et philosophe Philippe Van Parijs (UCL), l’un des premiers promoteurs du concept dans notre pays au début des années 1980. Ce caractère inconditionnel de l’allocation universelle allège considérablement le poids administratif de l’Etat : fini les calculs d’apothicaire sur qui a droit à combien, fini les contrôles tatillons et intrusifs quant à la vie privée (la notion de cohabitant disparaît de la législation sociale), fini les distinctions entre salariés et indépendants, fini le casse-tête du statut des artistes et de leurs prestations irrégulières, fini l’activation des chômeurs… Bref, un fameux bol d’air pour la société. Mais, nous le verrons, tout le monde n’est pas convaincu que ce bol d’air ne soit pas gravement pollué.

Recycler les allocations actuelles

Avant de rêver plus loin, vérifions si nous pouvons assumer la facture de l’allocation universelle. Les montants avancés tournent souvent autour de 500 euros par mois, parfois un peu plus, parfois un peu moins. Pour 11 millions de Belges, la facture annuelle s’élève à 66 milliards d’euros. D’où viendrait tout cet argent ? Tout d’abord du recyclage des allocations actuelles. Le revenu de base gomme les pensions, le chômage, le revenu d’insertion et les allocations familiales, qui représentent plus de 50 milliards d’euros. Cela allège en outre considérablement la charge et donc le coût de l’administration. En y ajoutant la suppression d’aides à l’emploi (y compris les titres-services), on se retrouve assez près du montant nécessaire.

L’idée ne serait donc pas complètement utopique. Sauf que ces 66 milliards, l’Etat les obtient aujourd’hui par des prélèvements sur les revenus du travail. Or, si nous travaillons moins — c’est bien le but de l’allocation universelle, nous ne paierons plus les mêmes cotisations sociales. Il faut aussi inclure dans le calcul le fait que les fonctionnaires laissés sur le carreau par l’allégement de l’administration ne retrouveront pas tous un emploi à temps plein du jour au lendemain. Bref, l’allocation universelle aura besoin d’autres sources de financement. Elles peuvent provenir de l’impôt des personnes physiques (Philippe Van Parijs propose de supprimer la quotité exonérée et une série de niches fiscales), d’une taxation accrue du patrimoine (pour aller dans le sens de l’égalité, impulsé par l’allocation forfaitaire), d’une taxe sur la robotisation…

Il faut aussi intégrer une certaine dynamique dans le modèle. Avec un revenu mensuel garanti de 500 euros, une partie des citoyens travailleraient effectivement moins qu’aujourd’hui. Mais d’autres travailleraient plus. Le caractère inconditionnel de l’allocation lève en effet les pièges à l’emploi. Aujourd’hui, un allocataire social ne gagne parfois rien ou presque rien de plus en choisissant de travailler. Avec l’allocation universelle, travailler devient automatiquement un plus. Toute une série d’activités redeviennent “rentables”, que ce soit dans l’artistique, l’horeca, le commerce ou autre.

Grâce au revenu de base, les gens retrouvent une certaine liberté et peuvent opter pour des activités, peut-être moins bien payées voire gratuites, mais qu’ils jugent plus attractives, plus formatrices ou moins prenantes. Et d’autres peuvent s’appuyer sur l’allocation pour oser prendre le risque de lancer leur propre entreprise. “Un système dans lequel la moitié des gens ne sont pas heureux dans leur travail, est-ce un bon système ?, interroge Roland Duchâtelet, patron de Melexis et fondateur du parti Vivant, qui avait inscrit l’allocation universelle dans son programme. Il faut laisser le choix d’un travail qui leur plaît et dans lequel ils s’épanouissent. Ils seront heureux… et plus productifs.”

Entrée dans “le royaume de la débrouille”

Le tableau semble bien trop idyllique aux yeux de Jean-François Tamellini, secrétaire fédéral de la FGTB. “Je crains que l’allocation universelle ne conduise plutôt au royaume de la débrouille, à une manière de rendre la misère acceptable, estime-t-il. Les personnes les plus faibles devront accepter n’importe quoi, tandis que celles qui disposent d’un patrimoine au départ auront un avantage décisif. Ce sont elles qui pourront profiter de la liberté de choix mise en avant.” L’allocation universelle ouvre la voie à “une dégradation du marché du travail et à la prolifération de ‘boulots’ mal payés”, ajoute le sociologue du travail Mateo Alaluf (ULB). Sachant que le travailleur dispose déjà d’un revenu de base, l’employeur sera en effet enclin à pousser les salaires vers le bas. Il pourra d’autant plus volontiers le faire que plus on insiste sur la liberté individuelle, moins les négociations salariales seront collectives. “Ce ne serait certainement pas de nature à renforcer la position des travailleurs”, considère-t-on à la FGTB.

Philippe Van Parijs pense au contraire que le revenu garanti donnera une force de négociation aux travailleurs. “Ils pourront refuser les mauvaises conditions de travail et de rémunération, avance-t-il. Certains emplois seront mieux payés (ceux que personne n’a spontanément envie d’assumer, Ndlr) et d’autres sans doute un peu moins.”

Ce débat sur la qualité des emplois gagne en acuité avec l'”uberisation” de la société : serons-nous contraints, demain, de jouer les free-lances et d’offrir des services dans ce que l’on appelle l’économie collaborative pour compléter un revenu de base, insuffisant pour vivre correctement ? Ce serait alors effectivement le royaume de la débrouille. Les tenants de l’allocation universelle renversent l’approche : grâce au revenu de base, il devient financièrement possible, pour ceux qui le souhaitent, de vivre de prestations de services occasionnelles. Une manière de choisir plutôt que de subir une économie collaborative que la technologie rend sans doute inéluctable. “A cause de la doctrine du travail, plein de services ne peuvent s’échanger entre citoyens, regrette Roland Duchâtelet. L’échange entre citoyens est perturbé par des taxes. Nous y perdons en qualité de vie et en qualité sociale.” Il semble néanmoins indispensable de fiscaliser, au moins un peu, la rémunération de ces services pour parvenir à financer le système et payer chaque mois les revenus de base. Cela implique de solides contrôles et sans doute le glissement d’une partie de l’administration de la sécurité sociale vers celle des finances.

La meilleure manière de réduire le temps de travail

La notion de travail, de son rôle et de sa qualité, semble l’un des gros points d’accrochage entre les défenseurs et les adversaires de l’allocation universelle (l’autre point, c’est l’avenir de la sécurité sociale, nous y viendrons). Les concepteurs partent du principe que l’automatisation des tâches continuera à réduire la demande de travail et qu’il est donc illusoire de rêver encore d’une société du plein-emploi. “Le revenu de base s’impose alors comme une technique simple de partage du temps de travail, respectueuse de la liberté de chacun et économiquement efficace, estime Philippe Van Parijs. Il permet à chacun de changer de rythme, de se former à d’autres activités. On transforme une partie de l’emploi en chômage volontaire. C’est d’ailleurs dans cette voie que nous allons avec les pauses-carrière, les crédits-temps et les congés thématiques. Tout cela consacre une forme de reconnaissance du chômage volontaire.” Roland Duchâtelet va même jusqu’à parler de l’allocation universelle comme d’un “dividende social” perçu par chacun pour la hausse de la productivité induite par l’évolution technologique. Une taxe sur les robots, telle que préconisée par exemple par l’essayiste Paul Jorion, pourrait ainsi être redistribuée forfaitairement à la population.

Du côté patronal, on récuse l’analyse selon laquelle le volume de l’emploi fondra inexorablement. “Les gains de productivité ne tuent pas l’emploi, ils le déplacent d’un secteur à l’autre, analyse Didier Paquot, économiste de l’Union wallonne des entreprises. Jusqu’à présent, l’innovation et la robotisation ont plutôt créé de l’emploi.” La persistance d’une pénurie dans de nombreux métiers plaide en ce sens. Edward Roosens, chief economist à la FEB, redoute même que le phénomène ne s’accentue avec un revenu de base qui serait “un incitant à l’inactivité”, susceptible de freiner l’activité productive dans le pays.

“J’ai une autre vision de l’être humain, rétorque Philippe Defeyt. Je ne pense pas qu’avec un revenu de base, la plupart d’entre nous refuseront de participer aux travaux nécessaires à la société. Il y aura un équilibre entre les activités pour soi, librement choisies, et celles exercées dans le cadre d’un emploi. Cela dit, je pense aussi qu’il y a un tas de jobs qui n’apportent rien à ceux qui les assument et que nous devrions automatiser.” Diverses études universitaires indiquent en effet que “même avec une allocation universelle élevée, les gens n’arrêteraient pas massivement de travailler”, a déclaré au Soir.be Olivier Malay, doctorant en économie (UCL). “Les bénéfices non financiers du travail (liens sociaux, sentiment d’utilité) sont importants, même s’ils ne sont sans doute pas identiques dans toutes les professions, ajoute-t-il. Par contre, une série de personnes diminueraient leur temps de travail en cas d’allocation universelle.” Illustration par l’absurde : les multimillionnaires continuent généralement de travailler, souvent pas à horaire réduit et bien au-delà de l’âge de la retraite. Ils exercent des jobs intéressants pour lesquels la rémunération n’est pas l’unique incitant.

La cigale, la fourmi et l’abeille

Tant Didier Paquot que Jean-François Tamellini s’étonnent de la vision du travail esquissée par les défenseurs de l’allocation universelle. “Le travail, ce fut peut-être la misère noire autrefois, convient le représentant patronal. Mais, cela a considérablement évolué. Certes, il y a une part de contrainte mais aussi un épanouissement pour beaucoup de monde.” “Le travail serait-il devenu un gros mot ?”, interpelle quant à lui le responsable syndical.

Au-delà du revenu qu’il procure, “le travail est avant tout une activité sociale”, rappelle le sociologue Mateo Alaluf. “Une activité devient un travail quand elle est reconnue socialement, explique-t-il. C’est la société qui valide l’activité.” Il demeure dès lors extrêmement dubitatif face au revenu de base et à la réalité de ce surplus de liberté qu’il apporterait. “Notre premier combat, c’est la lutte contre les inégalités et je ne pense pas que l’allocation universelle aille dans ce sens, analyse Jean-François Tamellini. Tout le monde n’aura pas les mêmes capacités à évoluer dans ce monde. Les personnes qui jouissent d’un patrimoine de départ auront un énorme avantage.” Ce qui est déjà le cas dans le monde actuel, pourrait-on rétorquer…

La différence d’approche, c’est finalement plutôt une différence de vision de l’être humain et de sa place dans la société. Avons-nous tous la capacité de trouver notre voie personnelle ou faut-il prévoir un encadrement afin de sécuriser chacun autant que faire se peut ? L’économiste Yann Moulier-Boutang (universités de Compiègne et de Shanghai) opte pour la première hypothèse, en reprenant une image des fables de La Fontaine. “Entre les figures de la cigale insouciante et de la fourmi industrieuse, écrit-il dans L’abeille et l’économiste, s’interpose celle de l’abeille : son travail de pollinisation ne crée pas de valeur directe, mais aucune production ne pourrait exister sans lui. De même, chacun, par ses activités quotidiennes les plus anodines, participe indirectement à l’économie.”

Sécurité sociale, en complément ou pas ?

Quoi qu’il en soit, la FGTB préfère mettre en avant la réduction du temps de travail, avec maintien du salaire et embauches compensatoires (des aides éviteraient la hausse du coût salarial). “Nous essayons d’améliorer un système qui a fait ses preuves, dit le secrétaire fédéral. C’est dans cette optique que nous avons lutté pour obtenir l’augmentation de la pension moyenne.” L’argument fait exploser Roland Duchâtelet : “Notre système est en panne depuis 15 ans, on ne peut pas se contenter de le retoucher, les fondements doivent changer. Nous vivons une mutation de la société, il faut avoir le courage de bouger afin de préserver la sécurité sociale.” “On ne peut pas construire les utopies du 21e siècle en se basant sur les analyses du 20e”, résume Philippe Van Parijs.

Nous arrivons ici à la seconde grande ligne de fracture, l’avenir de la sécurité sociale. Dans les versions les plus radicales de l’allocation universelle, par exemple celle de Roland Duchâtelet, la sécurité sociale disparaît dans sa forme actuelle, à l’exception des soins de santé et sans doute des indemnités d’invalidité pour les personnes qui, pour des raisons physiques ou psychiques, n’ont pas la même liberté de choix des activités. Cela implique de fixer le revenu de base relativement haut, aux alentours de 700 euros (Duchâtelet prévoit un montant inférieur pour les mineurs et supérieur au-delà de 67 ans).

Philippe Defeyt et Philippe Van Parijs envisagent, eux, le maintien de compléments sociaux, en plus d’un revenu de base alors assez modeste. Cela réduit le risque d’inégalités croissantes, mais réduit aussi l’ampleur du basculement de la société. En maintenant la liaison entre des droits sociaux et des situations sociales spécifiques, on maintient en effet aussi la gestion et le contrôle de cette liaison. Le jeu en vaut-il alors la chandelle ?

A l’autre bout du spectre, on retrouve a FGTB, ardente avocate de la défense de la sécurité sociale. “Vous pouvez tourner le sujet dans tous les sens, la sécurité sociale est le meilleur instrument de redistribution des richesses et de réduction des inégalités, martèle Jean-François Tamellini. Les plus grandes avancées sociales ont été acquises à travers elle. Si vous avez des congés payés, c’est grâce à la sécurité sociale.” La supprimer ne peut que conduire, selon lui, qu’à “une société duale”. “La protection sociale consisterait ainsi à terme dans l’assistance de l’Etat aux pauvres par une allocation universelle et un système d’assurances privées basé sur l’accumulation financière pour les plus aisés, analyse Mateo Alaluf. Ce système permet de distinguer ceux qui ont pu se constituer un patrimoine par leur travail de ceux qui, dans la mesure où ils n’y sont pas parvenus, se trouvent acculés à la pauvreté. Le caractère universel du revenu permet de masquer cette stigmatisation.”

Une fois n’est pas coutume, patrons et syndicats sont sur la même longueur d’onde en matière de sécurité sociale. “Plein de gens recevraient l’allocation universelle alors qu’ils n’en ont pas besoin, fait remarquer Edward Roosens (FEB). C’est de l’argent jeté par la fenêtre. Qu’on l’utilise pour ceux qui en ont vraiment besoin.”

Liberté ou sécurité, faut-il choisir ?

Les partenaires sociaux entendent donc préserver cet outil et l’adapter, par exemple en avançant vers l’individualisation des droits. Des allocations familiales identiques pour chaque enfant ou des pensions égales, tout cela va dans le sens du revenu de base mais sans aller jusqu’à un basculement du système. Un basculement détruirait-il la protection sociale ? Les promoteurs de l’allocation universelle s’en défendent. Le revenu de base permet, souligne ainsi Eric Verhaeghe, le fondateur du cabinet de conseil en innovation sociale Parménide, de “concilier à la fois le besoin naturel de protection exprimé par les individus et la liberté dont chacun disposerait pour doser lui-même l’effort et ‘jouer’ avec chacun des risques contre lesquels il doit se prémunir. Il préserve le principe d’une protection collective et donne une garantie du lendemain, ajoute-t-il. Mais sa présence ne dispense pas les membres de la communauté de faire les choix responsables. Le revenu universel permet à chacun de développer avec beaucoup plus de marges de manoeuvre les choix libres qu’il entend assumer durant son existence.”

Cette liberté de donner à sa vie le tour que l’on souhaite vraiment est l’argument central des défenseurs de l’allocation universelle, qui rêvent de citoyens libres et épanouis. Et la grande crainte des adversaires est que cette liberté se heurte au principe d’égalité. Nous ne disposons en effet pas tous des mêmes moyens intellectuels, créatifs, physiques ou financiers pour utiliser cette liberté. D’où l’idée de corriger certains handicaps par un relèvement du revenu de base, au risque de ramener la complexité administrative que l’on a voulu gommer. “Je connais plusieurs personnes qui ont un grave handicap physique, qui les oblige par exemple à se déplacer en chaise roulante, mais qui ont des capacités intellectuelles tout à fait intactes, qui leur ont permis de mener de brillantes études et d’accomplir une carrière professionnelle tout à fait honorable, commente Paul Palsterman, cadre de la CSC. Pourquoi majorer l’allocation de ces personnes, et non celle de personnes qui ont d’autres “handicaps”, de nature plus culturelle ou sociale. L’allocation universelle veut s’affranchir des catégories habituelles de la justice distributive (à chacun selon ses besoins, selon ses mérites). Donner à tout le monde la même chose, alors que tout le monde n’a pas les mêmes besoins ni les mêmes mérites, ne sert ni la justice, ni l’égalité.”

Cet article est paru pour la première fois le 15 octobre 2015.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content