Un mausolée de mots pour son père

Début juin, la Française Anne Pauly a remporté le Prix du Livre Inter pour son premier roman Avant que j’oublie qui avait été publié à la rentrée 2019 aux éditions Verdier. Dans l’interview qu’elle a donnée dans la foulée sur France Inter, on sent une grande émotion chez la lauréate. Une très grande émotion. La voix tremble : ” J’étais terrifiée à l’idée de prendre l’écriture pour moi et d’en faire quelque chose. Ça fait souffrir au bout d’un moment de corriger les textes des autres et de ne jamais oser prendre le sien “. Le détonateur a été une psychanalyse et un master de création littéraire à Paris : ” J’avais besoin qu’on me valide “, explique Anne Pauly. Avec ce prix et, auparavant déjà, à travers le succès critique et le soutien de très nombreux libraires, il est certain qu’Anne Pauly peut se considérer comme ” validée ” en écrivaine, une vraie, avec une plume, une voix qui vibre dans les mots parfois trash, parfois si délicats de sa langue.

Nous avions la tendresse.

Dire le père

Avant que j’oublie est l’histoire d’un père alcoolique, auteur de violences conjugales, mais qui, pour sa fille, doit être autre chose. Oui, il doit être autre chose que le souvenir noir qu’il a laissé à son fils aîné, autre chose que ce qu’en dit son ami le curé qui insiste sur ses ” gros défauts “. Il doit être autre chose et, pour en être certaine, sans excuser mais pour comprendre, la narratrice cherche dans les objets, dans les souvenirs, dans le contact qu’elle initie avec un amour de jeunesse du défunt, elle cherche inlassablement la nuance derrière l’image du père violent qui écrase tout pour tant de gens autour d’elle.

Elle cherche aussi pour ” savoir de ce dont on hérite “, établir un lien entre deux caractères, une filiation. Elle raconte les moments qu’elle chérissait auprès du vieil homme et la fin qui arrive trop vite : ” Je l’ai serré dans mes bras puis embrassé sur le front en disant : ça va aller papa, le docteur nous expliquera quoi faire. Que lui dire d’autre ? La suite était, de toute manière, impossible à imaginer, pour lui comme pour moi. Je l’ai bordé avec une petite couverture douce et je suis allée faire la vaisselle. Après, on a regardé la télé sans rien se dire de particulier en se tenant la main. C’était trop tard pour les grandes déclarations. Et puis au fond, j’en savais bien assez. D’ordinaire, pour nous protéger du tour imprévisible et désagréable que prenait parfois les événements, nous avions la tendresse. Mais ce soir-là, elle paraissait bien insuffisante “.

Délicatesse et côté punk

Avant que j’oublie est ainsi l’histoire d’un homme banal que le monde aurait tôt fait d’oublier si sa fille n’avait pas dressé pour lui ce qu’elle nomme elle-même un ” mausolée de mots ” : ” ça m’a contrariée que cet homme anonyme meurt dans un hôpital anonyme, dans une banlieue anonyme “, dit-elle en interview. Elle voulait montrer ” la poésie dans ces vies-là ” avec un mélange d’humour et de douleur retranscrite avec précision. La délicatesse et le côté punk, voilà l’alliage qui correspond bien à ce père dont la masculinité s’est construite dans le creux d’un ” schisme “. Pour l’écrivain Philippe Lançon qui présidait le jury du Prix Inter, Anne Pauly a fait un ” travail de dentellière “. Elle l’a fait dans la forme, elle l’a fait dans ce monde qu’elle crée pour faire le deuil et rendre hommage au père, un monde à la fois simple, vrai et bouleversant.

Anne Pauly, ” Avant que j’oublie “, éditions Verdier, 133 pages, 14 euros.

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