Un immense ouvrage sur les camps et la mémoire

Luce d'Eramo, " Le Détour ", Le Tripode, 440 pages, 25 euros. © PG

Il faut bien avouer que nous ne connaissions pas du tout l’Italienne Luce d’Eramo avant d’effleurer la belle couverture que Le Tripode offre à son Détour. Le bandeau, dont la plupart des éditeurs ont pris l’habitude d’entourer les livres mis en vente, a fait ici son effet : il reprend les propos de la grande Goliarda Sapienza (autrice de l’intemporel Art de la joie) qui qualifie l’ouvrage de ” chef-d’oeuvre absolu”. Et puisque Sapienza l’a dit, nous avons eu envie de plonger dans ce récit de plus de 400 pages. Verdict : un véritable choc.

La lâcheté m’a toujours dégoûtée.

Le Détour a été écrit entre 1953 et 1979 par Luce D’Eramo, donc, née à Reims en 1925 et morte en 2001 à Rome. Sa vie a été marquée par la Seconde Guerre mondiale. Elle a 19 ans quand elle s’oppose à son père, dignitaire de la République de Salò, éphémère Etat fasciste instauré par Mussolini après le débarquement allié, et décide de fuguer : ” J’ai voulu me mettre à l’épreuve, vérifier si moi aussi je ferais marche arrière devant le premier obstacle. Je m’essoufflais comme aujourd’hui à chercher ce qu’il y avait de mieux à faire. (…) J’ai fini par comprendre que la seule façon de saisir la vérité entre fascistes et antifascistes – on en racontait tant et tant qu’on ne s’y retrouvait plus – était de juger par moi-même. Or, le mieux, pour me rendre compte, n’était-ce pas d’aller sur les lieux dont on parlait sur tous les tons : les camps nazis ? Alors, le 8 février 1944, j’ai fui de la maison et me suis engagée comme simple ouvrière volontaire en Allemagne, avec les portraits de Mussolini et d’Hitler dans mon balluchon, sûre de mon affaire. ”

S’arracher de sa condition

Dans le camp de travail qu’elle intègre, elle déclenche un mouvement de grève. Elle est jetée en prison, puis renvoyée au camp où elle fait une tentative de suicide. ” Moi, fille de fascistes notoires, plus que jamais en vue, rapatriée des Lager ( camps de travail, Ndlr) nazis. (…) Comme disait le brigadier, nous autres, on prenait pas de risques. L’étudiante, elle pouvait se permettre de jouer les Jeanne d’Arc puisqu’en fin de compte, elle agissait sur un terrain solide. Avec le père que j’avais, quoi que je fasse, ça serait toujours un luxe. (…) Il fallait que je m’arrache de cette condition qui me collait à la peau. ”

Alors, à peine revenue sur le sol italien, elle jette ses papiers et se fait arrêter. Elle est déportée à Dachau. D’où elle s’évade. Pour intégrer d’autres camps, d’autres usines et, finalement à Mayence, un hôtel. Là, en tentant d’aider à sortir des victimes de sous les décombres d’une maison après un bombardement, un pan de mur s’écroule sur elle. Mais ce n’est toujours pas la fin et Luce, paralysée à vie, survivra néanmoins, se mariera, aura un enfant et écrira.

Aller au fond

Il lui faudra 26 ans pour mettre bout à bout les différentes parties que compose Le Détour. A quoi lui sert-il, ce livre ? ” Faire oeuvre utile ” en racontant ” les évadés, trois millions au moins qui circulaient dans le Troisième Reich ” ? Pas un livre, dit-elle, ” n’était l’oeuvre d’un ouvrier, d’un évadé ou de quelqu’un qui s’était trouvé à découvert “. Mais, bien au-delà du témoignage déjà exceptionnel en soi des faits de la guerre et des discriminations sous-jacentes, ce qui fascine, c’est le chemin de Luce d’Eramo : pas tant un détour, mais une archéologie des souvenirs. Ce qu’interroge l’écrivaine est d’une actualité bouleversante : comment s’ausculter, comment jeter tous les oripeaux de la complaisance vis-à-vis de soi, comment déconstruire les travestissements de sa propre mémoire pour affronter son histoire ? La quête de Luce d’Eramo est d’une puissance, d’une sensibilité et d’un courage rare. Un chef-d’oeuvre d’utilité publique.

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