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La zone de tous les dangers
Une carte blanche de Paul Jorion, sociologue et anthropologue.
Si quelqu’un m’avait dit avec solennité à un moment quelconque de ma vie : “Dans 10 ans, on jettera un regard en arrière et on se rendra compte que l’humanité est en ce moment précis à un tournant et que sa survie dépend des grandes décisions qui doivent être prises maintenant dans l’urgence”, j’aurais posé en retour une question à mon interlocuteur, je lui aurais dit : “Pourquoi ce moment-ci plutôt qu’un autre : le genre humain a traversé bien des épreuves”. J’aurais peut-être même ajouté, un peu narquois : “Peut-être êtes-vous au courant d’un événement que le reste du monde ignore ? Un astéroïde se dirigeant droit sur nous ?”.
Les périodes de dépression sont des époques de remise en question de la légitimité des régimes économiques et politiques.
Mais aujourd’hui, en ce mois d’août 2020, devant ce même avertissement signalant l’instant présent comme moment clé pour l’avenir même de notre espèce, je n’essayerais pas de faire de l’humour, je répondrais plutôt : “Vous avez malheureusement peut-être raison”. Quelques évidences d’abord, qui s’imposent à nous chaque matin. Quelques grands principes des sociétés humaines ensuite et, pour finir, un fait précis.
Les calculs sur les pertes économiques que cause la pandémie ont été faits initialement sur l’hypothèse d’une vague unique. Les chiffres étaient déjà désolants en soi : de l’ordre de la dépression à certains endroits plutôt que de la récession (2e trimestre : -32,9% aux Etats-Unis, -20,4% au Royaume-Uni, -13,8% en France, -12,2% en Belgique). Or, l’éventualité d’une seconde vague a cessé d’être une simple hypothèse. Quel sera le niveau des pertes accumulées au printemps prochain ? Les périodes de dépression sont des époques de remise en question de la légitimité des régimes économiques et politiques. La tolérance des classes moyennes envers les grosses fortunes s’érode en raison des difficultés de vie quotidienne de tout un chacun. Pendant ce temps-là, les gouvernements suspendent la protection de l’environnement pour sauver l’économie, semant les graines de nouvelles catastrophes à venir.
Dans les périodes difficiles pour elles, les sociétés humaines ont toujours eu tendance à d’abord blâmer les nations voisines et imaginer que la solution des problèmes internes passe par des aventures militaires : souvenons-nous du Lebensraum, l’espace vital dont les voisins de l’Allemagne nazie privaient celle-ci, paraît-il, avec les conséquences dont le monde garde encore un cuisant souvenir. Pensons au fait que neuf nations disposent d’un armement thermonucléaire et que la déflagration de 0,7% de l’arsenal existant suffirait à créer un “hiver nucléaire” débouchant sur une “famine nucléaire”.
Au sein des populations, la tendance est grande aussi à blâmer le voisin dès que les choses vont moins bien (et déjà quand elles ne vont pas si mal). Voisin de la même rue, voire de la maison d’à côté si sa peau est d’une autre couleur que la mienne, son dieu, un autre que le mien, etc. Voisins que l’on soupçonne, en rejoignant alors la logique des dirigeants de la nation eux-mêmes, de constituer une “cinquième colonne” d’ “agents de l’étranger”.
Quant aux faits précis, en voici un : la nièce du chef d’Etat dirigeant la nation la plus puissante du monde dit de son oncle, dont l’avenir politique dépend d’une élection qui se tiendra le 3 novembre, dans un peu plus de deux mois : “La seule chose qui compte pour lui, c’est sauver sa propre peau. Il est l’un de ces hommes qui, s’il a le sentiment de sombrer, voudra nous entraîner tous dans sa chute”*. Nous voici prévenus. Il ne serait pas autrement surprenant que nous soyons déjà au coeur même de la zone de tous les dangers.
*Edward Luce, Mary Trump : At least the Borgias supported the arts, The Financial TimeS, le 7 août 2020.
Par Paul Jorion Sociologue et anthropologue.
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