L’inconnue la plus influente du monde

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Elle considérait l’altruisme comme une ” notion monstrueuse ” et prônait un individualisme résolu contre la société ” prédatrice “. La romancière américaine d’origine russe, méconnue en Europe, a toujours une influence considérable aux Etats-Unis. Plongée dans son oeuvre, alors que son livre phare,” La Grève”, vient de paraître en poche.

On pourrait faire ici la liste de toutes les personnalités qui vénèrent Ayn Rand, ou l’ont vénérée. De Ronald Reagan à Donald Trump. De Steve Jobs à Peter Thiel. De Michael Caine à Mario Vargas Llosa. Aux Etats-Unis, elle fait l’objet d’un véritable culte.

” Sa pensée colore tout ce que je fais et tout ce que je pense “, a lâché un jour Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia. Un timbre a été édité à son effigie. Elle a fait des apparitions dans les séries Mad Men, South Park ou Les Simpson. Certains rêvent de la voir remplacer Hamilton sur les billets de 10 dollars. Atlas Shrugged, son grand roman traduit en français sous le titre La Grève, paru pour la première fois en poche ce printemps, a été classé par la Bibliothèque du Congrès comme le deuxième ouvrage qui influence le plus les Américains, derrière… la Bible !

L’écrivaine et philosophe Ayn Rand est l’une des plus grandes figures de la vie publique aux Etats-Unis. Elle a enthousiasmé les campus dans les années 1960. Même Hillary Clinton a reconnu qu’à une époque, elle ne lisait plus que les ouvrages de cette prêtresse de la liberté, farouche défenseur de l’individualisme. Et sa renommée s’est depuis longtemps diffusée au-delà des frontières américaines : elle a vendu près de 30 millions de livres dans le monde, dont 10 millions pour le seul Atlas Shrugged. Ses romans ont été traduits dans une vingtaine de langues, jusqu’en Argentine, en Turquie, au Vietnam ou même en Russie. ” Mais dans ce tableau international, un pays brille par son dédain : la France, où elle demeure presque une inconnue “, regrette Alain Laurent, qui lui a consacré une passionnante biographie(1). Son oeuvre n’est que partiellement traduite, souvent dans l’indifférence générale. Sa notoriété a du mal à dépasser un petit cercle d’universitaires, de chefs d’entreprise et d’entrepreneurs.

L’écrivain franco-américain Antoine Bello, qui vit aujourd’hui à New York, est l’un de ces inconditionnels. ” La lecture de Rand a été un éblouissement. Quand j’ai commencé La Grève, je ne pouvais plus m’arrêter. J’ai compris beaucoup de choses sur moi en le dévorant, notamment les sources du malaise que je ressentais en France, et qui m’a conduit à quitter le pays. ” Avant d’être romancier, Bello avait fondé Ubiqus, une PME de 400 salariés, revendue il y a une dizaine d’années. ” L’entreprise a connu une formidable croissance, a créé de nombreux emplois et pourtant j’avais l’impression, en tant que patron, d’être en permanence sur le banc des accusés. Vis-à-vis de l’opinion. Du comité d’entreprise. La mise en place des 35 heures, le passage du seuil des 50 salariés ont été de véritables épreuves. Je n’en pouvais plus. ”

Pasionaria de ” l’égoïsme rationnel ”

Rares sont les personnalités qui, comme lui, osent avouer leur admiration pour Ayn Rand. Et qui acceptent d’en parler ouvertement. ” En France, la richesse inspire toujours la méfiance, déplore Antoine Bello. Derrière chaque grande fortune se cache un crime “, disait Balzac. On vit dans l’idée que ce qui est dans la poche d’un riche pourrait être dans la sienne, dans le mythe du grand gâteau à partager. On veut bien recevoir l’aumône mais jamais dire de qui elle vient. Avant de distribuer les richesses, il faut pourtant penser à les produire ! ” L’ex-patron d’Axa, Henri de Castries, grand lecteur de La Grève, ne dirait pas autre chose. Il a offert le livre à tout son comité exécutif, à des syndicalistes, des hommes politiques. Notamment à Nicolas Sarkozy lorsqu’il était à l’Elysée. François Fillon, dont il est proche, l’a certainement eu entre les mains. Sa conseillère en communication Anne Méaux est elle aussi une grande fan : dans son cabinet Image 7, l’espace de réunion a été baptisé salle Ayn Rand…

Mais la diffusion de l’oeuvre et des idées randiennes en France se limite encore à quelques happy few. ” Ce n’est pas étonnant dans un pays plus obsédé par Marx et Bourdieu que par Boudon, Bastiat ou Turgot, souligne Mathieu Laine, l’auteur du Dictionnaire amoureux de la liberté (Plon). Elle correspond si peu à notre culture. ” Qu’a-t-elle donc écrit pour être si controversée ? Qu’a-t-elle dit de si sulfureux pour rebuter ainsi l’intelligentsia française ? Ayn Rand exalte l’égoïsme. Mais pas n’importe lequel, ” l’égoïsme rationnel “. Selon elle, l’homme ne doit vivre que par et pour lui-même. Il doit poursuivre son intérêt et chercher son propre bonheur. Sans sacrifier sa vie aux autres, sans apparaître non plus comme un prédateur. ” L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme, les siens comme ceux des autres. L’individualiste est celui qui affirme : ” Je ne contrôlerai la vie de personne et je ne laisserai personne contrôler la mienne “, écrit-elle. Une éthique de l’estime de soi, d’où découlent toutes les vertus : la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, la fierté…

Contre les apôtres de l’altruisme, la philosophe veut convaincre des bienfaits de la libre entreprise. Ses romans magnifient les entrepreneurs et les créateurs de richesse, qui osent aller, seuls contre tous, à l’assaut de tous les obstacles imaginables. Le capitalisme de laisser-faire y est naturellement le système idéal. ” Ayn Rand promeut l’exacte antithèse du modèle social-étatique à la française, abonde Alain Laurent. Quelqu’un d’aussi radical qu’elle ne peut être pris au sérieux ici. Elle n’entre pas dans notre échiquier, dans nos schémas mentaux. Un peu comme Donald Trump, dont nous n’avons pas su voir l’ascension. ”

Une exilée russe au destin hollywoodien

Par sa trajectoire singulière, digne d’un roman d’aventures, Ayn Rand incarne à elle seule la mythologie américaine. ” Toute l’âme des Etats-Unis “, affirment ses adeptes. Elle est née en Russie à l’aube du 20e siècle sous le nom d’Alisa Rosenbaum, dans une famille de la petite bourgeoisie juive de Saint-Pétersbourg. Adolescente, elle se tenait à l’écart des filles de son âge, préférant se plonger dans les livres – Victor Hugo, Alexandre Dumas et Walter Scott – ou aller au cinéma, pour voir les premiers films muets américains. Mais après la Révolution d’octobre, l’appartement familial et la pharmacie paternelle furent envahis par les gardes rouges, confisqués puis nationalisés. Un épisode qui signa la fin de sa vie confortable… et le début de sa haine pour le communisme et le collectivisme. Grâce à l’aide de sa famille, elle parvint à fuir l’Union soviétique en 1926, et débarqua dans le plus grand anonymat aux Etats-Unis, avec à peine quelques dollars en poche.

Grâce à l’appui d’un mentor de renom, Cecil B. DeMille, qui la surnommait Caviar, la jeune femme devint scénariste à Hollywood. Comme les jeunes starlettes, elle adopta alors un patronyme à consonance plus américaine. Elle a vivoté de petits jobs, s’est essayée au théâtre avant de se tourner vers l’écriture. Son deuxième roman, The Fountainhead (La Source vive en français), lui valut de premières louanges en 1943. Le troisième, Atlas Shrugged, lui permit d’accéder à une grande popularité à la fin des années 1950. Elle s’aventura aux marges de la politique américaine, du côté des républicains, fut sollicitée pour traquer les activités communistes.

C’est après le formidable succès d’Atlas Shrugged qu’elle abandonna la fiction pour se métamorphoser en pasionaria de l’égoïsme. Ayn Rand fascinait la grande presse. Elle participait à des shows télévisés. Enflamma toute une génération d’étudiants. Les conférences qu’elle donnait dans les universités se transformaient en meetings. Et elle devint l’égérie d’une escouade de disciples dévoués, dont le plus connu n’est autre qu’Alan Greenspan. Le futur président de la Réserve fédérale, qui n’était alors qu’un jeune et brillant économiste, fut aussi fasciné par sa pensée que par sa personnalité hors du commun.

Jusqu’à la fin de sa vie, Ayn Rand parlait avec un très fort accent russe. Ses yeux d’un noir profond avaient la réputation de transpercer ses interlocuteurs. Elle portait de grandes capes qui lui donnaient des allures de gourou et arborait des pin’s en forme de dollars, carburait à la cigarette et aux amphétamines pour rédiger ses textes. A la fin de sa vie, elle défraya la chronique par ses écarts extraconjugaux : elle avait instauré un ménage à trois sous les yeux de son mari avec le premier de ses disciples, plus jeune de 25 ans. Ces frasques et son intransigeance finirent par ternir sa légende et l’empêchèrent de finir en beauté une vie bien remplie. Il faut dire que Ayn Rand s’est fâchée avec beaucoup de monde. Elle refusait la moindre concession. Quand The Fountainhead fut adapté au cinéma par King Vidor, avec Gary Cooper dans le premier rôle, elle traversa tous les Etats-Unis pour vérifier que le film respecterait bien son oeuvre. Et fut déçue, forcément. Quand son éditeur trouva Atlas Shrugged et son millier de pages un peu épais, elle lui répondit du tac au tac : ” Couperiez-vous la Bible ? ”

Intolérante et colérique

” Il lui manquait une forme de distance critique à soi, relève Alain Laurent. Elle était tellement imprégnée de ses convictions qu’elle estimait que sa parole n’était pas discutable. ” Elle a agacé un certain nombre de ses disciples qui, disait-elle, édulcoraient son oeuvre. Elle était capable de partir dans des colères mémorables et faisait preuve d’une intolérance sectaire quand on osait critiquer sa pensée. Au cours d’un dîner, elle se querella avec deux de ses amis, un peintre et un musicien, qui avaient le malheur d’apprécier Matisse et Chopin. Elle passa la soirée à remettre leurs goûts en question. Et le lendemain, elle les appela tous deux : ” Alors, vous avez eu l’occasion de réfléchir à ce que j’ai dit, vous avez changé d’avis ? “.

Telle était Ayn Rand. Insoumise. Provocatrice. Excessive. Quasi intégriste. Le dogme du free market sur lequel surfera Reagan et l’émergence du courant de pensée libertarien lui donnèrent une aura nouvelle à la fin de sa vie. Mais elle se détourna des conservateurs américains, trop religieux à son goût. Le jour de ses 13 ans, elle avait déjà écrit dans son journal : ” Aujourd’hui, j’ai décidé d’être athée “. En 1982, la star messianique que des milliers de disciples avaient révérée mourut dans la solitude personnelle et un relatif anonymat. Mais une vie posthume démarra après son décès, presque aussi intense que la première. Des think tanks diffusèrent son oeuvre dans les lycées et les universités. La Silicon Valley commença à l’idolâtrer. La crise financière de 2008 accrut encore sa popularité et les ventes de ses romans. Elle devient l’une des égéries du Tea Party, malgré son athéisme.

Une formidable romancière

Ayn Rand n’aurait sans doute pas connu un tel succès si elle n’avait écrit que des essais. Les héros randiens ont marqué des générations de lecteurs. ” On réduit trop souvent Ayn Rand à ‘l’égoïsme rationnel’ alors qu’elle exalte les personnalités qui défendent jusqu’au bout des principes et des valeurs. Ses romans offrent une ode incarnée au génie humain dès lors qu’il est libre “, relève Mathieu Laine, qui dit toutefois prendre ses distances avec ” certains excès de la philosophie randienne “. ” Il y a plusieurs facettes chez elle : philosophique, épistémologique, économique, esthétique…, abonde Alain Laurent. Mais c’est aussi une formidable romancière avec un vrai sens du suspense. ” Ce sont les lecteurs qui ont assuré son succès : si la réception critique de ses romans était souvent très mitigée, le bouche-à-oreille fonctionnait à merveille.

Ayn Rand ne servira jamais de modèle chez nous – son ascèse libérale n’a de toute façon jamais été mise en pratique, pas plus aux Etats-Unis qu’ailleurs. Mais elle peut être une source vive d’inspiration et d’engagement. ” La Grève est l’une des plus grandes oeuvres du 20e siècle. J’ai beaucoup d’amis, à droite comme à gauche, dont elle a changé la vie. C’est un livre qu’il faut mettre entre toutes les mains “, clame Antoine Bello. Et s’il tombait entre celles d’Emmanuel Macron ? ” Je ne suis pas un ultralibéral sur le plan économique, parce que je crois qu’il faut des règles et que celles du marché ne suffisent pas. Mais n’en ajoutons pas, il y a trop de lois dans ce pays. […] Je suis un vrai libéral au sens politique du terme, je crois à la responsabilité des individus “, confessait-il récemment au Point. Cela ne suffirait certainement pas à Ayn Rand. Mais c’est déjà un début.

(1)”Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel”, par Alain Laurent, éditions Les Belles Lettres, 240 p., 25 euros.

Guillaume Maujean/ Les échos Week-end du 23 juin

Ses romans magnifient les entrepreneurs et les créateurs de richesse, qui osent aller, seuls contre tous, à l’assaut de tous les obstacles imaginables. Le capitalisme de laisser-faire y est naturellement le système idéal.

“Sa pensée colore tout ce que je fais et tout ce que je pense”, a lâché un jour Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia.

Quand son éditeur trouva ‘Atlas Shrugged’ et son millier de pages un peu épais, elle lui répondit du tac au tac : ” Couperiez-vous la Bible ? ”

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