Le caviar de la famille Mailian, de la Russie des tsars à Bruxelles

Caviar Malossol, une recette de salage et de conservation des oeufs d'esturgeon inventée par l'ancêtre des propriétaires du Marché des chefs. © PG

Depuis des générations, la famille Mailian, autrefois fournisseur officiel de caviar à la cour de Russie, est spécialisée dans les produits de bouche. Exilée en Europe, elle a fini par s’installer en Belgique où, de la Cravache d’Or au Marché des Chefs en passant par le Carlton, elle a toujours professé l’amour du beau produit.

L’histoire est digne d’un récit de Tolstoï. Elle commence début du 18e siècle. Lazar Maïlov-Mailian s’interroge sur une manière de mieux valoriser les oeufs d’esturgeon, qu’on ne consomme pas en Russie. A force d’essais, il finit par mettre au point des méthodes de salage et de conservation et parvient à les commercialiser. Ce qui était au départ un mets banal devient le produit luxueux par excellence. Son caviar est dit malossol car il est saumuré, peu salé et ultrafrais. Sa qualité va séduire jusqu’au palais des tsars. Et jusqu’à la révolution d’Octobre, la famille Maïlov-Mailian sera le fournisseur officiel de la cour. En 1920, c’est l’exil forcé vers la France.

Malgré les effets de la pandémie, le Marché des Chefs s’attend à une année au-delà de la moyenne.

D’Ostende à Bruxelles

La deuxième génération d’exilés parisiens se tourne vers la restauration. Abel ouvre, après la guerre, Le Petit Bedon. C’est là que son fils, Jean, apprendra le goût des beaux produits. En faillite, la petite famille se cherche ensuite une nouvelle terre d’accueil. Au Canada, elle préfère la Belgique et Ostende où Abel ouvre un

restaurant: la Cravache D’or. En 1970, pour éviter le côté calme et saisonnier de la côte, la Cravache émigre à Bruxelles, place Leemans. Le chef va y donner la pleine mesure de son talent récompensé par deux étoiles Michelin. Parallèlement, dès 1971, Abel et Jean ouvrent une petite boutique appelée Le Foie Gras Artisanal. Un produit encore peu répandu et dont le chef tient une recette d’une saveur incomparable. Henri Gault, le fondateur du guide éponyme, l’élèvera même au rang de meilleur foie gras du monde.

Village Gourmand

Dans cette boutique, Jean Mailian entend aussi permettre aux Belges d’avoir accès à des produits rares pour l’époque comme l’agneau de Sisteron, les poissons de ligne comme le turbot, etc. Tout en alimentant les autres chefs belges en beaux produits. Le pli est pris et il va perdurer jusqu’à aujourd’hui. “Quand mes grands-parents ont arrêté la Cravache d’Or, mon père a voulu démontrer à mon grand-père qu’il pouvait aussi gérer un grand restaurant, se souvient Valérie Mailian, l’une des deux filles de Jean. Il a ouvert coup sur coup le Café de Paris et le Carlton. Et, entre les deux, le Village Gourmand au Sablon. C’était le Foie Gras Artisanal à plus grande échelle. Rétrospectivement, nous n’aurions jamais dû le fermer. La boutique marchait bien et avait une jolie clientèle d’habitués. D’autant que mon père a fini par faire faillite pour plein de raisons dont ce Village Gourmand.” Peu s’en souviennent aujourd’hui mais le fameux Carlton, un restaurant luxueux situé au boulevard de Waterloo à Bruxelles, a décroché deux étoiles Michelin en deux ans. Jean Mailian avait osé confier le piano à un jeune chef inconnu: Alain Passard! Aujourd’hui, ce dernier est devenu, dans son Arpège tri-étoilé où il glorifie les légumes, une star de la gastronomie mondiale et un inspirateur pour des générations de chefs français.

Le Marché des Chefs

En 1986, après la faillite, Jean Mailian remet son ouvrage sur le métier et ouvre le Marché des Chefs, rue Lens à Ixelles. L’idée est la même: fournir les restaurants du pays en produits haut de gamme tout en faisant plaisir au particulier. Trente-quatre ans plus tard, la boutique est toujours là mais son business model a bien évolué. Après le décès de leur père en 2019, Valérie et Tatiana ont repris l’entreprise au sein de laquelle elles travaillaient déjà depuis des années. Elles en sont les seules actionnaires en compagnie de Christelle Delbaert, présente depuis le début. Le Marché des Chefs occupe neuf personnes: cinq salariés et quatre indépendants dont les trois actionnaires. Bon an mal an, il réalise un chiffre d’affaires entre 1,7 et 1,8 million d’euros. Ce sont désormais les particuliers qui viennent y faire majoritairement leurs emplettes.

Valérie Mailian:
Valérie Mailian: “Vu notre localisation près de Flagey, nous avons beaucoup d’expatriés français dans notre clientèle. Mais ce sont les Belges les experts, les plus pointilleux.”© PG

“Ils représentent deux tiers de notre chiffre d’affaires, confie Valérie Mailian. Avec les chefs, cela n’a pas été toujours simple et nous avons dû encaisser quelques faillites d’envergure qui nous ont coûté très cher. Avec la pandémie et les deux fermetures obligatoires, je m’interroge d’ailleurs sur cette partie de nos affaires. C’est le flou le plus total. Quant aux particuliers, c’est tout sauf une surprise. Le succès des émissions culinaires a fait beaucoup de bien à des boutiques comme la nôtre. Recevoir chez soi, quand c’est permis ( rires…), est devenu un marqueur statutaire. Il y a un vrai retour au ‘bien manger’ et au ‘manger sain’. Certains de mes clients s’y connaissent mieux que les chefs. D’une manière générale, ils sont très regardants sur la qualité. Bien sûr, vu notre localisation près de Flagey, nous avons beaucoup d’expatriés français dans notre clientèle. Mais ce sont les Belges les experts, les plus pointilleux. Mon père disait que si l’on peut réussir ici, on y arrivera partout. Je suis aussi très fière d’avoir une clientèle très diversifiée: de tous les âges et de tous les niveaux sociaux.”

La livraison plébiscitée

Malgré les effets de la pandémie, le Marché des Chefs s’attend à une année au-delà de la moyenne. La fermeture de l’horeca a incité les particuliers à se faire plaisir à la maison, mais ce n’est pas tout. “Le premier confinement a poussé nos clients vers la livraison, poursuit Valérie Mailian. D’une part, ils avaient peur de ne pas trouver à manger dans les supermarchés. D’autre part, être livrés était plus rassurant que de sortir. C’est pareil aujourd’hui. Ils ont pris le pli, renforcé par l’extrême difficulté de se déplacer dans Bruxelles. En particulier pour nous, depuis la fermeture du bois de la Cambre. Nous livrons gratuitement dans toute la Belgique même si Bruxelles et les deux Brabant concentrent nos efforts. La Flandre est en plein développement comme la région liégeoise ou même le Grand-Duché.”

Les Mailian choisissent leurs fournisseurs pour la qualité de leurs produits (volailles, poissons, saumon fumé, truffes, charcuteries, produits d’épicerie, etc.) mais aussi pour leurs qualités humaines. Ce ne sont que des petites exploitations familiales à taille humaine et à vocation artisanale. Pour commander, il ne faut pas se casser la tête: on appelle et on explique ce qu’on veut et comment on le veut. Car la marque de fabrique de la boutique, c’est le sur- mesure et la découpe à la demande: poissons en filet ou en portefeuille, volaille parée ou farcie selon les désirs, etc. Sans oublier le foie gras maison et, évidemment, le caviar. Mailian, l’iranien aux saveurs iodées et aux notes de fruits secs. Mailov, le russe, plus crémeux, plus fin, plus brioché. Deux produits que la famille fait faire à façon auprès de producteurs triés sur le volet.

Typiquement, le Marché des Chefs tourne à plein régime en fin d’année. Mais avec la pandémie, c’est le flou le plus total. “Tout le monde attend, conclut Valérie Mailian. Les fournisseurs pour l’abattage de leur volaille, par exemple. Les clients pour commander. Je suis inondée de demandes de renseignements mais tout le monde va attendre la dernière minute pour savoir ce qui sera autorisé ou pas. Ce qui est certain, c’est que cette année, ni la dinde ni le chapon ne seront plébiscités. Mais plutôt des poulardes plus petites.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content