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“Après l’euthanasie du rentier, celle de l’investisseur?”
Le mardi 16 septembre 2008 eut lieu un événement inédit dans l’histoire : sur le money market où les firmes échangent des titres de courte maturité pour régler leurs problèmes de trésorerie courante, un dollar avait soudain cessé de valoir 100 cents pour n’en plus valoir que 99.
L’explication de ce curieux phénomène ? Les milieux financiers avaient pris l’habitude de considérer que les titres circulant sur le money market américain, à savoir des reconnaissances de dette d’un an ou moins, émises par l’Etat et les plus grosses entreprises, équivalaient à de l’argent liquide. Il allait de soi pour chacun que ces transactions étaient sûres. Et là, tout avait basculé la veille, le lundi 15, avec la faillite de Lehman Brothers, dont la fortune reposait pour une part importante sur son portefeuille de MBS et d’ABS : des titres adossés à des prêts d’accession à la propriété respectivement primes (les emprunteurs fiables) et subprimes (peu fiables).
En temps normal, le volume hebdomadaire du money market était de 7 milliards de dollars. Or, le 17 septembre 2008, il était monté à 144 milliards, soit plus que ce que ce marché était capable d’absorber. Si bien que le prix du dollar y tomba à 99 cents. Une perte instantanée donc de 1,44 milliard. Les habitués du money market se précipitèrent alors sur les bons du Trésor. La demande fut telle qu’on assista, là aussi, à une première : leur taux tomba au-dessous de zéro. Les prêteurs avaient cessé d’exiger d’être compensés pour le fait de prêter : la sécurité associée au fait que l’emprunteur était l’Etat américain leur suffisait et ils étaient prêts désormais à payer pour cela, au lieu d’exiger que soit rémunérée l’immobilisation de leurs fonds. Nous étions en septembre 2008, la finance était entrée dans une configuration inédite. Sur ce plan-là, les choses ont évolué : les taux négatifs nous sont devenus familiers, en Europe en tout cas.
On croit généralement que quand Keynes évoquait une ” euthanasie des rentiers ” dans le dernier chapitre de sa Théorie générale de l’emploi, des intérêts et de l’argent (1936), il faisait allusion à l’inflation. Mais il n’en était rien. C’est Milton Friedman qui a affirmé cela – tout le contraire d’un keynésien ! Keynes lui-même était clair : l’euthanasie des rentiers, ce sont les taux zéro qui la réalisent. Il évoquait encore comme composantes résiduelles du taux, la prime de risque de crédit implicite et le prix de la rareté, il ne songeait pas même aux taux négatifs, en lesquels il aurait vu l’euthanasie accélérée, voire l’extermination, du rentier.
Aussi, lorsque l’on voit ces jours-ci le prix du pétrole américain crude tomber sous zéro sur le marché à terme – et pas qu’un peu : -37,63 dollars le baril le 20 avril dernier – ce n’est plus de l’euthanasie du rentier qu’il est désormais question, mais de celle de l’investisseur. Trente-sept dollars offerts à quiconque serait prêt à débarrasser le propriétaire d’un baril de pétrole de sa marchandise parce qu’il est à ce point encombré par son stock qu’il ne sait plus où le mettre. Trente-sept dollars auxquels il faut ajouter, pour celui prêt à profiter de l’aubaine, le prix auquel il pourra revendre ce baril quand le calme sera revenu.
On parla, dans les jours qui suivirent, de ” bizarrerie “, d’anomalie due à plusieurs facteurs : l’incapacité de l’industrie du pétrole à répondre en temps réel, en raison de sa brutalité, à la chute de la demande due à la pandémie, ainsi que le fait que le crude se stocke à terre dans des dépôts, alors que le Brent se stocke en mer sur des pétroliers – ce qui explique pourquoi la baisse de son prix connut moins d’à-coups. Quoi qu’il en soit, le cours du crude représente aujourd’hui un quart de ce qu’il valait en début d’année, celui du Brent, un tiers.
Cela dit, certaines ” bizarreries ” financières cessent parfois rapidement de l’être quand elles sont en réalité les signes avant-coureurs d’une transition qui s’amorce. On imagine mal comment un prix négatif pourrait devenir la ” nouvelle norme ” pour une matière première, comme les taux négatifs le sont devenus en termes de rendement obligataire. Mais on imagine très bien au contraire que la question d’un stockage ” à capacité ” pourrait se poser rapidement sur d’autres marchés que le pétrole. Le monde de la distribution s’était habitué au confort du ” flux tendu ” en ignorant la fragilité de la chaîne d’approvisionnement qui l’accompagne, et la question centrale aujourd’hui de l’engorgement des stocks si cette chaîne devait accidentellement se rompre.
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